05 novembre 2018
CORPS ET PAROLE n° 1 JANVIER 2018
PHILOSOPHÂT
Revue de Philosophie et des Sciences Humaines
n°1 Janvier 2018
« CORPS ET PAROLE »
SOMMAIRE
EDITORIAL
INTRODUCTION
CORPS ET PAROLE DANS LE DE SAPIENTE DE CHARLES DE BOVELLES
Grégoire-Sylvestre GAINSI
ETHIQUE DU CORPS SOCIAL CHEZ LES MEDIEVAUX
Hermann Juste NADOHOU-AWANON
LE LANGAGE DU CORPS
Justin AGOSSOU-KPEVI
IMAGINATION, CORPS ET CERTITUDE CHEZ SPINOZA
Celestin ETHO
HEIDEGGER ET LA CORPOREITE DU DASEIN
Roland TECHOU
LE CORPS COMME MEDIATION ET OUVERTURE DE L’HOMME AU MONDE CHEZ MERLEAU PONTY
Noel DOOLALILA
LE CORPS CHEZ MICHEL HENRY
Albert Dossa OGOUGBE
CORPS ET PAROLE DE LA VIE CHEZ MICHEL HENRY
Bernardin BOKO
LE CORPS SOCIAL CHEZ CHARLES TAYLOR
Guy D’OLIVEIRA
LES FAILLES DE LA CHAIR : La résurrection de la chair : défi philosophique
Professeur Emmanuel FALQUE
INTRODUCTION
Peut-on parler pour ne rien dire ? Ce qui est dit à travers la parole n’est-il pas ce que le corps a rendu parlant ? Au point qu’on peut affirmer sans se tromper que toute parole prend corps et que le corps est l’expression d’une parole. Le colloque « Corps et Parole » a permis de le justifier. Avec des penseurs antiques et contemporains en passant par les classiques, les diverses contributions ont tenté de montrer que parler de « Corps et Parole », « c’est parler de ce que nous sommes, de quelque chose dont nous faisons l’expérience chaque jour, c’est parler de l’homme dans sa totalité et dans son entièreté ». Le corps humain détermine le sujet personnel pendant que la parole « est métaphoriquement perçue comme toute communication s’adressant à l’esprit ».
Charles de BOVELLES pour le compte de toute la pensée humaniste l’atteste. En partant du rapport entre corps et parole chez Charles de BOVELLES, comme lieu d’accomplissement humain, Grégoire-Sylvestre GAINSI a su montrer que le désir humain est une forme de parole corporelle en même temps que la parole est une particularité du corps. Déjà chez les médiévaux, on peut souligner cette éthique du corps que met en exergue Hermann NADOHOU à travers l’éthique du corps chez les Médiévaux et de ses usages sociaux. Posant une problématique du corps entre mépris et respect chez les médiévaux, l’enjeu est de cerner une conception et réalisation de l’idéal du corps à partir des catégories d’Aristote. Ainsi, le Moyen-âge aura été l’époque de. Ceux-ci ont imprégné toute la suite de l’histoire de la pensée comme tente de le montrer Justin AGOSSOU-KPEVI.
Posant une problématique portant sur le langage du corps, il évoque les classiques, notamment Platon, la spiritualité orientale et catholique où le corps est bien souvent méprisé parce que saisi comme un simple objet matériel et tangible. Le symbolisme du corps ainsi évoqué, fait de celui-ci une réalité visible renvoyant à quelque chose de plus profond et de plus intérieur donnant à voir l’invisible. Aussi le langage devient le moteur d’une communication non verbale, c’est-à-dire un échange n’ayant recours qu’aux gestes et autres signaux. Même le corps représenté en image exprime une personne, celle qu’elle représente. Chez les philosophes personnalistes, la densité de la réalité que symbolise le corps humain peut se résumer à travers le corps comme manifestation de la personne humaine, le corps comme remédiation des relations existentielles, puis le corps comme sujet à respecter et à promouvoir. Une telle précision est remarquable avec Spinoza dont Célestin ETOH discute du statut de la certitude dans son approche métaphysique, épistémique et politique. La problématique tente de montrer que chez Spinoza la certitude consiste simplement à penser adéquatement ce que nous pensons et, spécialement, à nous penser adéquatement. Dit autrement, qu’est-ce qui nous convainc que nous avons un corps ?
La corporéité du Dasein chez Heidegger développée par Roland TECHOU vise à montrer que le corps n’est rien de corporel sinon le lieu d’être de l’humain de l’être. La philosophie heideggérienne se résume à l’élaboration d’une philosophie du retour à soi dans laquelle le Dasein – l’homme – « désincarné et asexué apparaît comme la figure accomplie de l’être humain ». Se pose donc sous la thématique du Dasein l’évidence du corps-propre voire du « corps vif » non biologique mais vivant. Cet être-propre, « l’être-corps – Leiben – relève de l’être-au-monde » car il n’y a pas de Dasein sans Mitsein. Le deuxième Merleau-Ponty l’a saisi. Noël DOOLALILA tente de le justifier à travers une thématique axée sur « Le corps comme médiation et ouverture de l’homme au monde chez Merleau-Ponty ». Il faut en retenir que la perception qui présuppose la notion de corps est ce qui, dans la perspective Pontyenne, fait de l’homme dans le monde, un être qui a du monde, ce qui confère donc au corps son rôle de médiation et d’ouverture. Dans la notion de corps chez Merleau-Ponty, il faut distinguer le corps objectif du corps propre -ici entendu comme « foyer de sens et horizon de mon vécu » -, qui spécifie l’homme et le fait participer à la « chair du monde ». Comme tel, le corps propre est ce qui fonde l’intersubjectivité et l’incorporéité, en ce sens qu’il offre à l’homme la possibilité de faire l’expérience de l’autre, de s’ouvrir à l’autre. Cette ouverture au monde, que Merleau-Ponty désigne par « chiasme », est manifeste à travers la sexualité, le cogito tacite dans le domaine de l’art, les jeux, et surtout le langage. A ce niveau, Merleau-Ponty distingue la parole parlante, c’est-à-dire ce qui a un sens, et la parole parlée identifiable à un balbutiement naturel.
Albert OGOUGBE traitant de la philosophie de la chair de Michel Henry s’est plutôt interrogé sur la synonymie ou non synonymie entre corps et chair. Evoquant les thématiques Körper et Leib, convoquant Maine de Biran, il montre que le concept de « corps », renvoie d’une part à la matérialité du corps ’’Körper’’, le corps propre équivalant à l’essence même du corps ‘’Leib’’. Pour Biran, le ‘’Leib’’ est l’incarnation de la subjectivité et de l’immanence. Corps et âme forment donc une unité indissociable. Michel Henry affirme que l’effectivité de la pensée est déterminée, conditionnée par les intentions subjectives ou par la couche intentionnelle ; la chair est ce qui permet à la vie de s’incarner ou de se corporéiser. Et la vie est ce qui engendre la chair et la révèle.
Cette réflexion henryenne est poursuivie par Bernardin BOKO qui discute du Corps et Parole de la vie chez Michel Henry. Après avoir établi le rapport entre corps et parole de la vie, la conférence décrit la perception phénoménologique matérialiste du corps à partir de Michel Henry qui, en ramenant la phénoménologie historique sur le terrain de l’immanence, en a fait une phénoménologie de la vie. S’appuyant sur la distinction des trois corps : subjectif, organique et transcendant, il a abordé la problématique du rapport entre la théorie ontologique du corps et la question de l’incarnation : la chair et l’esprit. Pour lui en effet, il n’y a pas de chair sans esprit ni d’esprit sans chair. La chair incarne l’esprit et l’esprit donne vie à la chair.
Guy d’OLIVEIRA en présentant le statut du corps social chez Charles Taylor montre que le corps et la parole se compénètrent dans une dialectique herméneutique, car la parole est à la fois oikos et odos c’est-à-dire, lieu, espace de gestation et de maturation du sens, et vecteur, canal ou moyen de transmission et d’expression de cette réalité qu’est le corps. Si chez Taylor la notion de “corps social” n’existe pas telle libellée, la réalité n’en demeure pas moins présente dans sa pensée. Une analogie entre la notion du corps et celle de la société s’impose. Pour le philosophe canadien, penser et construire le corps social, c’est trouver les lieux-sources de son expression. Cette raison qui fonde le corps social se nourrit avant tout du sens même que chaque individu se découvre dans l’esprit d’une quête constante de lui-même en tant qu’agent moral engagé. Cette ontologie fondée sur la notion aristotélicienne du bien se veut foncièrement existentielle et donc principe de l’agir humain incarné. Le moi devient ainsi un agent moral engagé qui apprend à discriminer ses actes en contexte.
Traitant des « Failles de la chair », Emmanuel FALQUE pose le défi philosophique de la résurrection de la chair. Pour le penseur de la commune humanité, chair et corps ouvrent à une intégration de la chair dans le corps et du corps dans la chair. Il faut que la chair devienne corps et que le vécu devienne organique. Le corps mort quant à lui, fait penser la décomposition du corps qui en est la putréfaction. Car nous sommes créés mortels et le péché est le passage de la mortalité à la mort. Ainsi, l’âme et le corps, nous font revisiter la tradition hylémorphique qui prend en compte trois types d’âmes à savoir, la sensitive, la végétative et l’intellective afin de mieux saisir l’homme dans sa totalité. Quant au problème de la résurrection de la chair, l’on ressuscite avec sa chair, mais une chair insérée dans le corps. C’est donc un abus de dire que l’on a en face de soi un homme mort, car l’on dit de quelqu’un qu’il est mort parce qu’il n’est plus homme (âme et corps), parce qu’il a perdu le principe de vie. Autrement dit, il ne peut y avoir d’homme qui soit sans âme et corps
CORPS ET PAROLE
DANS LE DE SAPIENTE DE CHARLES DE BOVELLES
Grégoire-Sylvestre GAINSI
Docteur en Philosophie
Enseignant-Chercheur au Philosophât du Bénin
C’est avec notre corps que nous écrivons et c’est aussi par notre parole écrite que nous voudrions communiquer. Toute présence est toujours portée par ces deux instances : corps et parole. Ce rapport est si ordinaire qu’il devient difficile d’en parler spéculativement surtout chez un auteur du XVIe siècle qui a mobilisé et continue de fortifier mes recherches philosophiques. Il est donc le mieux placé à me dire le rapport entre corps et parole. C’est ce que nous allons essayer de retracer à travers l’ouvrage phare : le De Sapiente. L’exemplaire que nous avons consulté est une traduction du texte latin contenu dans un grand volume philosophique publié par Charles de Bovelles en 1511 chez Henri Estienne. Il a été traduit en allemand et annexé comme édition critique de Raymond Klibansky dans Individu et Cosmos dans la philosophie de la Renaissance de Ernst Cassirer en 1927, et sera repris plus tard par Pierre Quillet en français, en 1983, sous le titre Le sage aux Éditions Minuit, Paris. Mais déjà en 1943 le Liber De Sapiente a été traduit en italien par Eugenio Garin, chez Einaudi, Torino. Les véritables traductions du latin au français dont nous disposons et qui nous ont servi dans notre recherche sont celles de Pierre MAGNARD, Le livre du sage, précédé d’un essai « L’homme délivré de son ombre », Paris, Vrin, 1982 et Le livre du sage, nouvelle traduction, Paris, Vrin, 2010. C’est à partir de cette édition que nous allons tenter dans une première partie de voir ce que Bovelles dit du corps comme lieu d’accomplissement humain. Dans une deuxième partie, nous découvrirons la particularité du corps humain qui est la parole et en troisième mouvement, le rapport corps et parole comme miroirs du monde. Finalement, nous présenterons une étude sur une forme de parole du corps : le désir.
1 - Le corps, lieu d’accomplissement humain
Dans son anthropologie que nous désignons sous le vocable d’anthropologie de l’homme debout, Charles de Bovelles commence par nous parler de l’homme en tant qu’être. Et le but de cette anthropologie est de faire découvrir le cheminement d’accomplissement de l’homme à divers niveaux de son existence. Ainsi présente-t-il l’homme et son humanité en tant qu’homme de nature, homme raisonnable ou homo homo, et en tant qu’homme artisan de soi et médiateur. Pour Bovelles c’est cet homme qui s’accomplit dans son corps en prenant de l’âge et se parachève en son âme grâce à la vertu et à la sagesse. Le corps est donc vu comme le lieu d’accomplissement de l’homme bovillien.
Le corps est le lieu où l’on voit s’accomplir l’homme à quatre niveaux. L’homme dans le sein maternel se distingue par son corps d’embryon qui va évoluer pour devenir le corps d’un enfant nourrisson. Avec le temps, cet homme dans son accomplissement acquiert mobilité et devient un enfant à quatre pattes. Et enfin, nous avons l’homme capable de marcher debout. C’est l’homme physiquement accompli, capable de s’imposer et de se dire par son corps qui marque sa différence avec tous les autres corps humains et vivants. L’homme est simplement homme c’est-à-dire composé de corps humain et d’une âme raisonnable. C’est l’homme qui a achevé sa croissance physique et actualise sa forme humaine.
Bovelles va établir une comparaison entre les organes de ce corps tels la bouche, l’estomac et le cœur et les trois étapes de l’esprit humain à savoir l’entendement, la mémoire et la contemplation. Ainsi la bouche est mise en correspondance avec l’entendement. Comme la bouche engrange, de même l’entendement perçoit et reçoit les choses. Comme l’estomac est le lieu du stockage de la nourriture prise par la bouche ainsi la mémoire stocke aussi ce qu’engrange l’entendement. Enfin, comme le cœur reçoit l’essentiel et pour nourrir in fine le corps, la contemplation prend l’essentiel de la mémoire pour nourrir l’esprit. Pour que le corps soit sustenté, il faut la mise en exercice combinatoire des trois étapes sensibles (la bouche – l’estomac et le cœur) ; de même la parole ne peut se produire qu’avec la mise en exercice de l’entendement, de la mémoire et de la contemplation. On pourrait déduire de cette comparaison de Bovelles que l’espèce sensible peut devenir espèce intelligible en passant de la sensibilité à l’intellect à travers l’imagination ou le truchement de l’interprétation et donc de la Parole. Ce corps à maturité libère la parole humaine qui est sa particularité par rapport à la pierre, à la plante et à la bête.
2 - Particularité du corps humain : la parole
La parole humaine est la faculté de parler. Elle est une façon d’articuler les mots. Il est reconnu que cette faculté est le propre de l’être humain qui a un corps humain. Elle est le résultat du processus d’humanisation de l’être humain qui l’acquiert après maturation du corps humain et de l’âme humaine. Pour Charles de Bovelles, l’homme accompli résulte de l’union de l’homme naturel c’est-à-dire de l’homme corporel et de l’homme cultivé, homme de parole. L’homme cultivé et sage est l’homme de vertu. L’homme qui réfléchit ou qui parle, laisse sa pensée ouverte à la nature qui devient partie intégrante de ses façons de parler et de penser. L’homme n’est pas qu’un être naturel mais il est aussi homme par sa pensée ou par sa parole. Être homme, c’est dans son corps mais aussi dans son âme. « Cette éducation commence évidemment par l’écriture qui conduit à la parole, de la parole à la formulation de notion et de la notion à la pensée. « Tel est donc le véritable, très puissant et intellectuel accomplissement de l’homme »[1]. Pour Bovelles, la véritable puissance de l’homme corporellement accompli et moralement achevé, c’est de passer de l’écriture à la parole, de la parole à la notion, de la notion à l’intelligence ou à la pensée. Ainsi, la combinaison du corps et de la parole produit l’homme intelligent. Et pour Bovelles donc, la vertu morale est précédée par la vertu intellectuelle. Il faut avoir de la vertu pour libérer la bonne parole. En effet, la vertu morale passe un accord de paix avec l’âme et le corps et soumet le corps à l’âme. « Mais la vertu intellectuelle est la pénétration de l’âme par la lumière. »[2]
C’est donc la culture et la vertu c’est-à-dire la parole et l’écriture qui créent la spécificité de l’homme et détermine les diverses manières de dire l’homme. « L’homme donc, en tant qu’être visible (corps) est comparé à la triade et à la terre ; en tant que capable de vision, il est dyade et lune. »[3] Et, ce qui fait sa puissance, son attraction et la grandeur de l’homme, c’est sa faculté de parole. « C’est pourquoi les êtres sans paroles regardent et voient l’homme comme leur chef, leur objet et leur fin et lui obéissent, lui sont soumis. »[4] C’est à travers l’acquisition de l’écriture, de la notion, de la parole et de la pensée que l’homme peut réussir sa lutte contre les souillures du corps et devenir un artisan de soi. Le sommet de cette lutte est l’acquisition de la vertu intellectuelle concrétisée par la capacité de penser et de parler. « L’homme, artisan de soi est donc capable de pensée, de réflexion parce que d’abord capable d’écrire, de concevoir et de parler. »[5] L’homme bovillien étant aussi médiateur, l’est par son corps et en son corps.
Dans le 50e chapitre du Livre du sage, Bovelles propose une chaîne d’humanisation à travers une étude des yeux charnels et donc du corps. Passant donc par le corps, Bovelles établit une relation logique et analogique entre la nature et l’homme. Selon lui, la nature a offert la substance corporelle à l’homme sans lui conférer la sagesse. Toutefois elle lui a octroyé la faculté de parler, de connaitre exhaustivement à travers la connaissance de son corps et du monde externe. L’homme, par les yeux de chair, a la faculté de tenir un discours sur son corps et sur le monde. « Est sage en effet non pas celui qui se contente de porter un regard extérieur sur le monde pour en être le spectateur, mais celui qui possède, lucides parce qu’en acte, l’un et l’autre œil, qui peut se voir lui-même aussi bien que le monde, à qui sont connues, accessibles et manifestes, comme à un Janus à double visage les réalités du dedans aussi bien que celles du dehors. »[6]
Bovelles montre aussi comment l’entendement permet à l’homme de se regarder à l’extérieur comme à l’intérieur. Et ayant distingué différentes sortes d’entendement à savoir l’entendement contemplatif, l’entendement angélique et l’entendement pratique, il montre comment ce dernier « tourne donc et se meut sur son ciel et sur son épicycle, c’est-à-dire le corps humain, qui est la plus grande des orbites humaines, son épicycle c’est-à-dire un organe sensoriel, l’œil par exemple. »[7] C’est dire que l’objet principal sur lequel l’entendement produit son discours pratique est le corps humain. Ainsi le véritable discours de connaissance est celui que l’homme tient en regardant son corps. Pour ce faire, Bovelles propose de faire sortir du corps la parole, « des sens l’intelligence, du visible l’invisible, du charnel le spirituel, de l’extériorité l’intériorité, du monde ton âme »[8] Ainsi, Dieu, l’ange et l’homme sont des objets de connaissance. Mais l’homme étant le dernier dans l’ordre des objets offerts à la connaissance, il reste la deuxième puissance cognitive et ayant faculté de parole. L’homme est capable de produire de la connaissance parce qu’il est capable de parole.
Pour expliquer la résurrection du corps, Bovelles établit un rapport intime d’action entre corps et âme raisonnable c’est-à-dire l’âme qui parle. Pour lui, l’âme qui parle est l’acte le plus élevé et le plus prégnant de la matière, c’est-à-dire du corps. Cette âme raisonnable est par rapport au corps « l’intelligence la plus haute rendant constamment grâce à Dieu et célébrant sans cesse ses joyeuses louanges. »[9] C’est au nom de cette relation établie par le Créateur que le corps humain peut être ressuscité à cause de sa franche collaboration au bien de l’âme ; et même le monde ressuscitera à cause du corps. Bovelles dans le Liber de differentia, au chapitre LIII montre qu’après la résurrection de la chair, nous retrouverons tous l’usage de parler d’Adam et d’Ève. La corruption de la chair ou du corps entraine la perte ou la dégradation de la parole.[10]
En conclusion, c’est par sa parole et dans son corps que l’homme s’accomplit et se fait mais aussi c’est par le corps et la parole qu’il reflète le monde.
3 - Corps et parole, miroirs du monde
Dans l’anthropologie cosmologique de Bovelles, on voit l’homme présenté comme ayant un corps pourvu de vie, de sens et d’une raison gouvernée par son esprit. Par ce corps, il communique avec les êtres animés et participe à l’essence céleste par la raison de son corps. En ce sens, l’homme par son corps est le reflet de tous les éléments de la nature. Tout de la nature peut se voir en son corps et tout de la nature est dit par sa parole. L’homme est le « nodus et vinculum universi »[11]. Partant de là, Bovelles pense que l’homme est l’âme du monde c’est-à-dire celui qui fait mouvoir le monde par sa parole et sa présence. Par conséquent, le monde et le visible constituent le corps de l’homme. C’est cette union homme-monde que Bovelles appelle « univers ».[12]
Par son corps donc, l’homme reflète le monde. Il est de ce fait le miroir du monde- prenons miroir au sens de speculum qui donne spéculatif- produisant un discours clair sur le monde.[13] Convenons que le miroir rapproche et actualise comme la parole rapproche l’auditeur et rend présent ce dont on parle. Et comme nous le disons dans notre ouvrage sur Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique « le processus de reflet de l’homme miroir se fait dans un ordre successif. Il reflète d’abord son corps, puis soi-même comme individu et enfin le monde. Il faut donc que l’homme miroir se découvre comme un corps et comme individu pour découvrir le monde. L’homme miroir devient le centre de relecture et de découverte de tout. Centre du monde, il est aussi en face de toutes choses. »[14]
En cet homme miroir, Bovelles établit « une correspondance organique de termes à termes entre les membres du corps humain et les éléments et régions du monde. »[15] Il est microcosme par son corps ; et par sa parole sur le monde il est macrocosme. Ce caractère de l’homme microcosme est possible selon Raymond de Lulle grâce à la conjonction du corps physique et de l’âme rationnelle c’est-à-dire la source de la parole.[16] Il est macrocosme parce que par son discours sur le monde, il a la mesure de tout le savoir du grand monde. « L’homme en tant que corps humain est contenu par le monde qui est contenu par l’homme en tant qu’objet connu »[17] C’est en définitive à travers son corps et sa parole que l’homme est miroir du monde. Nous avons une autre façon de dire le rapport corps et parole à travers la notion de désir.
4 - Le désir comme parole du corps.
4.1 - Définition du désir comme parole du corps
Nous voulons en cette dernière partie faire découvrir la parole du corps qu’est le désir. En effet, le désir est un effort qui permet de réduire la tension qui est provoqué par le sentiment de manque. Comme le disait Platon dans Le Banquet, "on ne désire que ce dont on manque". On tend naturellement vers tout objet désirable. Le désir est l’expression qui parle de son manque. Et que le désir soit matériel ou spirituel, sa réalisation passe par le concours du corps. Il reste donc que le désir est ce que le corps signale comme son manque. Il est la parole du corps matière et du corps spirituel. On considère à cet effet, le désir tantôt positivement puisqu’il s’attèle à un objet qui est source de plaisir ou de contentement, voire de bonheur, et tantôt négativement quand il est source de souffrance et d’une forme d'insatisfaction. Généralement, il est plus simple d’assimiler le désir au besoin puisque tout besoin est sensé être comblé en tant que manque. Mais le désir est plus qu’un besoin inconscient.
De ce point de vue général, Charles de Bovelles va marquer une véritable différence sur la question de la Parole du corps. En effet, Bovelles parle de façon explicite du désir dans le De sapiente au Chapitre XVI mais aussi dans l’ensemble du son opuscule sur le libre arbitre, Libellus de voto ac libero arbitrio. Il donne une définition claire du désir. Le désir est le moyen terme grâce auquel la puissance peut s’unir à son objet. Il s’agit du moyen terme qui permet à l’homme, sujet de désir, de trouver une parfaite adéquation et une parfaite mesure entre la puissance interne à l’homme et l’objet extérieur. Cette puissance interne est cette capacité interne de l’homme à accueillir un objet extérieur selon les mesures disposées par la nature et ceci par le biais du corps. Car cette puissance interne est exprimée à travers le corps. Nous avons donc deux puissances : celle du corps désirant et celle de l’objet désiré.
Il y a donc à établir une concordance parfaite entre les deux puissances : celle interne propre à l’homme naturel et celle interne de l’objet désiré externe. Et le moyen-terme est l’entre-deux des deux puissances. Il est comme l’acte entre les deux puissances interne et externe. Or, pour Bovelles, la puissance est l’une des trois principes et causes de l’acte humain : l’intelligence, la puissance et la volonté. Trois principes qui fondent la parole. En effet, l’homme dispose en lui « la puissance à faire ce qu’il doit puisqu’il est tout et que, de quelque manière, il peut tout. »[18] Cette puissance interne est précédée par l’intelligence qui permet une connaissance très claire de ce qui est honorable et digne d’être accompli, de ce qui est bon et désirable. Elle est absolue quand elle s’exprime dans la volonté d’exécuter ce que l’homme sait devoir être fait et qu’il peut accomplir. Si donc le désir est l’entre-deux des puissances et qu’il faut l’intelligence et la volonté c’est-à-dire une connaissance claire de soi et de l’objet voulu, on peut dire que tout désir pour Bovelles est porté par l’intelligence, la puissance et la volonté. L’intelligence révélant à l’homme ce qu’il doit faire, la puissance mobilise et mesure les forces du sujet et la volonté met en branle le sujet. En somme, la puissance est la force mobilisatrice qui indique les mesures du sujet par rapport à l’objet. C’est la coïncidence des opposées ou la coïncidence de la force interne et de la force externe qui définit le désir. Le désir pour Bovelles est donc la congruence active du savoir, du pouvoir et du vouloir. C’est la parole du corps qui sait, qui peut et qui veut.
Il en résulte que le désir bovillien est positif. C’est l’objet externe qui peut être bon s’il est désirable ou mauvais s’il est indésirable c’est-à-dire s’il correspond ou non à la puissance interne. L’objet désirable, c’est donc l’objet dont la puissance est proportionnée à celle interne du sujet désirant. Or l’infinité des objets qui envahissent le sujet dont la puissance interne est inférieure à celles des objets transforme le sujet en véritable pâture sensible. La sagesse implique alors pour le sujet « se conformant à la nature de la puissance intérieure plus qu’à celle de l’objet externe »[19] de ne s’intéresser à l’objet qu’en fonction de la capacité de celle-là. « Ne regarde pas le vin quand il brille dans la coupe »[20] sinon tu tomberas dans l’ivresse. Bovelles cite Bigi, poète italien qu’il a beaucoup étudié et cité : « Si l’amour ou l’orgueil dans la vie s’emparent de toi, veille à ce que ton appétit ne soit pas plus grand que ton ventre. »[21] Le désir est l’appétit juste et proportionné.
Il s’agit donc de « mesurer à sa capacité intérieure ce qui lui est imposé par les contraintes du corps et ne pas allumer en lui un désir d’objet plus grand que ce que l’utilité et le besoin réclament ou que la capacité intérieure est naturellement susceptible d’accueillir. »[22] Le désir véritable doit porter sur un objet qui est utile et nécessaire ou sur ce que la nature a disposé le sujet à accueillir. Tout acte contraire entraine une passion. Pour le dire autrement, la parole du sage bovillien reste proportionnée à sa puissance. En somme, avec Bovelles, nous distinguons deux sortes de désirs.
4.2 - Différentes sortes de désir-Parole chez Bovelles
4.2.1 - Le désir-Parole permanent et noble
La noblesse ou la permanence du désir-Parole chez Bovelles dépend de l’objet désiré. C’est le choix de l’objet qui est l’acte de désir c’est-à-dire l’expression claire du désir. Le sage dit clairement son désir quand il parvient à faire la bonne correspondance entre sa puissance interne, don mesuré de la nature et l’objet extérieur. Le désir de l’homme sage et de l’homme accompli et achevé, c’est de tenir dans son humanité. Et il s’y met de deux manières : « les arrhes versées par la nature et le bénéfice qu’il prouve détenir en propre à bon droit. »[23]
Ce bénéfice porte sur la manière de gérer l’objet désiré. Ce qui est donc bon et désirable que l’homme bovillien désire en premier, c’est de tenir en son humanité en liant ensemble l’homme de nature et l’homme de culture par la vertu ; il reçoit à cet effet l’immortalité. « Celui donc qui […] tient ensemble l’homme de nature et l’homme de culture, reçoit de Dieu la faveur de l’immortalité et devient l’un et l’autre homme : tant celui qui emprunte à la nature que celui qui fait naitre du naturel la véritable, propre et particulière possession de soi. »[24] Dire autrement, le désir noble et permanent doit porter sur cette possession de soi qui procure l’immortalité.
Toute parole du corps doit viser cette possession de soi. Désirer l’immortalité est un désir noble et permanent qui s’exprime à travers plusieurs autres désirs nobles et permanents. En faisant coïncider ses puissances internes avec la nature, l’homme sage désire être un homme céleste. En mendiant auprès de la nuit, il désire la lumière. En usant de sa puissance d’être, il désire l’acte et devient un homme actif et cultivé. En tenant à ses principes, il désire parvenir à ses fins. Vivant au milieu des bêtes brutes, en son âme, il creuse le désir des demeures célestes. Il s’agit donc du désir des réalités intelligibles. Ces réalités doivent être désirées en permanence parce qu’elles portent en elles leurs mesures propres. « Les biens immatériels et intelligibles de l’âme sont absolument, totalement et partout des biens, la mesure du bien se trouvant tant dans les extrêmes que dans le milieu. »[25] Il est donc de l’intérêt vital et existentiel du corps-sujet de n’exprimer que son manque des biens de l’âme qui sont précieux, riches, complets et triples.
4.2.2 - Désirs occasionnels et passagers
4.2.2.1 - La bonne congruence de la puissance et de l’objet.
Ce que Charles de Bovelles désigne par désirs occasionnels est ce que déjà Épicure désignait par désir en général avec sa classification de désirs naturels à savoir les désirs nécessaires et simplement naturels et de désirs vains à savoir les désirs artificiels et irréalisables. Pour Épicure comme pour Bovelles, ces désirs sont ordonnés pour le bonheur du sujet. Ainsi, pour le Chanoine de Noyon, ces désirs doivent faire suite à une bonne « congruence naturelle des extrêmes – la puissance et l’objet. »[26] Il les appelle des désirs occasionnels et passagers.
En effet, le désir occasionnel et passager porte sur le sensible, sur le corps. Il s’agit de désirs naturels nécessaires et utiles pour l’homme mais il doit les désirer à la hâte et en passant. « Le sage ne désire le sensible qu’à la hâte et en passant, dans la mesure exactement où il est revêtu de l’habit du corps. »[27] Il s’agit de rester dans la mesure et de ne procurer au corps que ce qui lui convient exactement et qu’il réclame. Le désir pour être dans la bonne congruence de la puissance interne du sujet et de l’objet ne doit être ni dans la privation ni dans la gêne. Car, pour Bovelles, « la privation et la gêne, qui sont les compagnons et acolytes de la folie et de la cécité spirituelle »[28] provoquent une mauvaise gestion du désir. Car être privé des biens nécessaires ou les désirer au-delà de toute mesure entraine une gêne. Une parole de moins ou une parole de plus éloigne le sage de sa vie. Il faut une bonne congruence. La bonne congruence n’est pas seulement la coïncidence de la puissance interne du sujet et de la puissance externe de l’objet mais elle est aussi dans la satisfaction de l’utile et du nécessaire. A chaque puissance naturelle, il faut un objet propre. Le désir fait donc partie du nécessaire existentiel et essentiel du sujet et de l’objet. Ce qui signifie donc que le désir doit déterminer l’intérêt que le sujet accorde à chaque chose. Accorder à chaque chose l’intérêt qu’elle mérite dans la quête des biens, voilà le résultat de la bonne congruence. Il s’agit donc de reconnaitre à l’objet désiré sa valeur et son excellence en restant dans la mesure.
Bovelles résume la bonne congruence ainsi : « Désirant pour eux-mêmes les biens éternels, spirituels et véritables, il est porté vers eux tous, d’une volonté qui prime toutes les autres, voyant en eux les buts mêmes de son âme, les vertus susceptibles de l’embellir, ses ornements d’un jour et parures de toujours. Les biens sublunaires, matériels et soumis à la Fortune, il ne les désire qu’accessoirement, d’une volonté seconde, en fonction des besoins occasionnels de son corps. »[29] Et ces biens du corps ne révèlent leurs valeurs que dans le moyen terme. Dans les extrêmes, il n’y a naturellement que soit la privation ou le défaut soit l’excès.
En somme « les biens du corps doivent être cueillis, non pas en totalité mais seulement en partie et ne mérite d’être convoités et recherchés que dans un seul degré et une seule position, le juste milieu. »[30] La convoitise étant un désir n’est recommandé que si elle reste dans la bonne mesure du juste milieu. L’excès de convoitise entraine le péché par excès et son manque provoque le péché par défaut. Ce qui est d’abord une offense à la mère nature qui a donné mesure à tout sujet et à tout objet. C’est donc la dimension donnée à la convoitise qui fait qu’elle est soit mauvaise ou bonne quand il s’agit du bien du corps qui est « ordinaire, jamais total et dans une seule sorte »[31] Pour réussir la congruence, le sujet doit s’adjoindre le concours des vertus morales. Grâce à elles, la raison, étayée et réconfortée, loin d’être vaincue par les sens met un frein à l’élan dans la convoitise et la dirige vers ce qui est bon et mesuré, c’est-à-dire le désirable. La sortie du juste-milieu laisse place aux passions qui ne sont que l’expression de mauvaises paroles du corps selon Bovelles. Quand la raison ne parvient pas à gouverner, le sujet est envahi par les passions qui sont les fruits de la mauvaise congruence.
4.2.2.2 - Les mauvaises congruences des puissances : Passions
Les passions sont mauvaises et empêchent l’homme de s’élever. Elles sont le défaut de coïncidence des opposés c’est-à-dire le défaut d’une concordance entre la puissance interne du sujet et l’objet externe ou bien elles sont le fruit de l’excès de l’adéquation. Elles tirent l’esprit humain inquiet et l’obligent à agir de façon désordonnée. Elles sont de mauvaises paroles du corps assoiffé. En fait, Bovelles distingue trois sortes de passions de l’âme : les passions de l’honneur, les passions de délectation de la chair et les passions de l’avoir. Les passions de l’honneur sont marquées par le désir de l’homme de s’élever au-dessus de soi et de vivre au-dessus de son ordinaire et de sa mesure. Ces passions regroupent l’orgueil, la colère, l’envie que Bovelles considère comme fléaux du cœur. L’homme orgueilleux, c’est l’homme qui s’élève au-dessus de ce qu’il est. L’homme colérique, cherchant à vivre par-delà ce qu’il est et n’y parvenant pas, se met en colère. L’homme envieux vit au-dessus de sa mesure. C’est le démesuré. « C’est un fait que lorsqu’en proie à la passion de l’honneur, l’homme désire être élevé au-dessus de lui-même et vivre au-dessus de son ordinaire et de sa mesure, il est jeté par les vents maléfiques sur trois énormes écueils : l’orgueil, la colère et l’envie, que les spirituels appellent les fléaux du cœur. »[32] L’homme, sous l’emprise des honneurs, ne dit que des paroles soit d’orgueilleux, soit de colérique soit d’envieux. En fait, l’orgueilleux, le colérique et l’envieux sont ceux qui n’ont pas la bonne congruence des deux extrêmes. Le corps lui-même ou la chair selon Bovelles peut se laisser aller à des paroles de délectation. Ce sont les passions de délectation de la chair.
A propos des passions de délectation de la chair, Bovelles révèle subtilement que le corps ou la chair sont des obstacles à l’homme. Par leurs séductions, les passions entrainent l’homme plus bas qu’elles ne l’élèvent. Ces passions provoquent chez l’homme la luxure, la gourmandise et la paresse. Elles sont les causes de la bassesse chez l’homme. Par elles, l’homme, au lieu d’être raisonnable et accompli, chute soit au niveau de l’homme minéral, soit au niveau de l’homme végétal, soit au niveau de l’homme bête-brute. Cette descente au degré le plus bas de l’être humain est pour Bovelles, un sacrilège, car l’homme veut « passer l’homme, revendiquant les honneurs divins. »[33] En effet, pour lui, - Pascal reprendra mot pour mot cette phrase de Bovelles « l’homme passe l’homme »,[34] - l’homme ne peut se faire qu’en demeurant homme. S’il veut faire Dieu ou l’ange, il tombe plus bas dans son degré d’être humain. « Qui veut faire l’ange fait la bête. »[35]
La troisième catégorie de passions que décèle Bovelles est la passion de l’avoir. Il appelle cette passion l’avarice et la situe comme un entre-deux du corporel et du spirituel. Elle se trouve entre les passions de l’honneur et celles de la délectation. L’avarice est la passion des extrêmes. Un avare est un homme malheureux. De fait, pour Charles de Bovelles, l’homme heureux est celui qui sort des extrêmes, se met au juste milieu et ne s’en écarte pas. Cet homme heureux est un homme véritable, un homme cultivé, honnête et sage parce que vertueux. Mais l’homme, qui ne reste pas au juste milieu, est menacé de chute et de perte de soi. « L’homme qui s’écarte du juste milieu pour l’une ou l’autre direction, devient malheureux. Qu’il se soit en effet indûment efforcé de se mettre au-dessus de l’homme ou qu’il ait donné dans une sous-humanité, une mort perfide le guette dans la nuit et de sombres esprits font escorte à son ombre. »[36] C’est dire que l’homme mené par ses passions est réduit à rien d’autre qu’à son ombre. Le juste milieu étant l’expression de la vertu selon Aristote, elle est l’œuvre de la raison. La vertu est le but de la raison et la raison est le moteur de la vertu.
Par la vertu morale, la raison « passe des traités de paix entre le corps et l’âme »[37] dans la lutte contre les passions et les vices tels que la paresse, la gourmandise, la luxure. Et par la vertu intellectuelle, la raison humaine embrase l’âme qui mûrit et s’achemine vers son sommet. La raison est donc comme le feu qui purifie l’âme des passions et l’illumine. « Reste la raison, tout à fait semblable à la sphère du feu. Celle-ci, en effet, embrassant les sphères aérienne, aqueuse et tellurique et recueillant le volume de la voute sublunaire, épuise la plénitude en totalité et épouse les contours du ciel »[38] établissant ainsi un parallèle entre le ciel et la nature : le ciel, père qui engendre la terre, l’eau, l’air et le feu ; la nature, mère de la substance, de la vie, du sensible et de la raison.
Bien que l’homme naturel et raisonnable soit au degré d’être le plus noble auquel il doit parvenir et demeurer, il faut reconnaître avec Bovelles qu’il n’en demeure pas moins un être menacé, menacé dans ces désirs et menacé physiquement, moralement et intellectuellement. Mais la grande menace de l’homme se trouve dans la gestion des trois grandes passions de l’âme : l’honneur, la chair et l’avoir. Ces passions, désirs-paroles, dictent leur loi au corps. - La colère, l’orgueil et l’envie sont les « trois ailes »[39] de la passion de l’honneur. La recherche de l’honneur nourrit l’orgueil, pousse à la colère et entretient l’envie : trois expressions de passions qui conduisent l’homme à vivre au-delà de ses mesures et de son ordinaire. L’orgueil, la colère et l’envie constituent des menaces réelles pour l’homme. - Par la passion de la chair, l’homme devient aussi inférieur à lui-même. Elle l’entraine dans « le triple abîme de la luxure, de la gourmandise et de la paresse. »[40] L’homme, sous l’emprise de la chair, cherche à vivre dans la luxure et s’adonnant à la gourmandise ; il est toujours dans l’insatisfaction. Écoutant la parole de la chair plus que celle de la raison, il tombe dans une paresse qui l’entraine au niveau le plus bas. Comme la raison élève l’homme et lui permet de s’accomplir, la paresse le rabaisse et le conduit à l’imperfection de soi. Trois vices qui constituent des lieux de chute de l’homme naturel. - Enfin, par la passion de l’avoir qui s’exprime dans l’avarice, l’homme qui a la rage aveugle de posséder devient malheureux en tombant dans une sous-humanité. On dirait que pour Bovelles, l’homme qui a la passion de l’avoir, est possédé. Il n’est plus lui-même. Il a perdu son être et sa nature. Il est apparenté à un être humain porté par des esprits sombres. L’homme vicieux est donc menacé de possession au sens spirituel, puisque Bovelles désigne ces sombres esprits par le démon qui, dans le livre de la Genèse, a proposé une autre parole à Adam et Ève contre la Parole créatrice divine. Ces passions provoquent chez l’homme la luxure, la gourmandise et la paresse. Ce sont des « souillures corporelles »[41]
En somme, pour Charles de Bovelles, l’homme est menacé de sept maux principaux et par degré de chute. Le premier mal est l’acedia que Pierre Magnard traduit par paresse.[42] En effet, l’acédie, qui est une forme extrême de paresse, réduit l’homme à l’état minéral comme une pierre qui ne bouge ni ne réfléchit. Il n’a donc pas de parole efficace. C’est l’homme qui dort d’un sommeil sans arrêt. C’est l’homme qui n’a « aucune force manifeste ni aucun pouvoir d’agir de manière louable. »[43] Il est l’homme déraisonnable et insensible dans ses sentiments et stérile dans sa vie. Par son inertie, son oisiveté et son immobilité, cet homme n’a que l’être. Incapable de parvenir à la bonne congruence. Le deuxième mal qui ruine l’homme à travers la mauvaise congruence est la gloutonnerie. Elle rabaisse l’homme accompli au niveau de l’homme végétal. Cet homme végétal est réduit à l’envie irrépressible d’alimenter son corps, un corps qui ne fait réclamer. Il est esclave de ses envies et de ses désirs-Paroles. Il vit ou mieux il vivote, privé de réelles sensations et de tout plaisir véritablement humain. Cet homme est déraisonnable, c’est-à-dire qu’il n’a aucune bonne parole. Il est comme une plante ayant sa bouche fixée au sol et ne se détache jamais du sein maternel. L’homme bovillien est toujours menacé par la vie végétative. Le troisième mal qui menace l’homme est la luxure considérée comme un amour immodéré, une délectation de la chair, un désir sans limite, un flot de paroles inutiles. Ainsi, l’homme qui cède misérablement aux sollicitations de la chair et des plaisirs sans lendemains, tombe au niveau de l’homme animal brut. Ce qui prévaut pour cet homme est la lubricité et la reproduction de l’espèce comme chez les bêtes brutes. Cet homme est déraisonnable, ne vivant que du sensible, du vital et du minéral. L’avarice est le quatrième mal auxiliaire des trois derniers maux ou vices. Il s’exprime à travers la rage aveugle de posséder l’envie, le troisième vice, à travers la colère incontrôlée, deuxième vice entraînant la haine, la jalousie et la prétention aux honneurs. C’est le premier des vices : l’orgueil. En résumé, l’homme orgueilleux, l’homme colérique, l’homme envieux, l’homme avare, l’homme lubrique, l’homme glouton et l’homme acédique ou paresseux ne sont pas des hommes accomplis. Ils sont des menaces potentielles qui guettent l’homme raisonnable. Ces passions entrainées par le manque de désir authentique produisent le péché ou l’ignorance de soi selon Bovelles.
En effet, en commençant le De Sapiente sur la maxime du temple de Delphes relevée par Socrate : ‘’Homme, connais-toi, toi-même’’, Bovelles veut signifier que l’homme n’est homme que par la connaissance de soi. Ainsi, il fait de cette connaissance de soi la question principale qui a traversé l’ouvrage entier. Or cette connaissance de soi, Bovelles la désigne par la ‘’Gnaritas sui’’ qui détermine la sagesse comprise comme la capacité spirituelle de connaître le sens de l’homme. « Si enim divini loqui psalmi summam Hominis stultutiam attestantur sui esse ignorationem, licet profecto contrariam illi Sapientiam arbitrari sui esse gnaritatem. »[44] D’où il ressort que le sage est un homme sensé. La Sapientia est la reconnaissance de soi comme miroir où est reflétée l’image de Dieu c’est-à-dire l’image finie de la réalité infinie de l’image de Dieu. Ainsi, la Gnaritas sui ou le gnoti se auton élève l’homme vers les réalités supérieures et intérieures à soi. De fait, la connaissance de soi prend une signification intériorisée. Elle est le résultat de la confrontation intérieure et de l’union de l’homme avec soi, grâce au mouvement nécessaire de conversion circulaire en soi-même.
Cette confrontation intérieure est aussi la coïncidence de la puissance interne du sujet et celle externe de l’objet désiré. Ce mouvement est la science même de l’homme, qui trouve son principe dans la pensée introspective, c’est-à-dire cette sortie de soi et ce retour en soi, qui produit la connaissance de soi. Et l’absence de cette ‘gnaritas sui’ entraine la dégradation de soi. Dire autrement quand le sujet ignore ses capacités de congruence pour une proportion juste, il perd ses véritables paroles et il s’ignore et devient donc la proie des objets indésirables. En effet, la perte de la parole véritablement humaine entraine la dégradation qui est l’inconnaissance ou l’inconscience de sa propre nature humaine. Bovelles, en introduisant la question de la chute de l’homme dans la démonstration de la connaissance de soi, montre que la chute est l’obstacle à la connaissance de soi. Ainsi, le péché empêche l’homme de se reconnaître comme être rationnel, comme être immortel et comme imago Dei et donc comme être mesuré et proportionné.
Parlant du péché, le livre de la Genèse le présente comme la tentation de l’homme de désirer s’instituer auteur et maître du bien et du mal, du bonheur et du malheur alors qu’il n’est pas son propre créateur. C’est donc un faux désir-parole qui entrainait déjà le péché dans le livre de la Genèse. Le péché, source de son anéantissement, est le fait de se détourner de son créateur en reniant toute forme de dépendance par rapport à lui, désirant l’au-delà de soi-même et adoptant une autre parole. « Non, reprit le serpent, vous ne mourrez pas ; mais Dieu sait bien que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »[45] Le péché donc, c’est la volonté de l’homme d’être dieu sans Dieu. Il refuse l’appel de tendre vers Dieu, son Créateur, dans l’obéissance à ses recommandations ; il refuse de se connaître et de connaître le bien et le mal à la lumière de Dieu, puis il reste dans le soupçon de Dieu ; il refuse de suivre le sens des événements de Dieu. Dès l’origine, l’homme cherche à vouloir être comme un dieu par le jeu de l’illusion, de l’imagination, du mensonge (représenté par le serpent) ou par l’esprit d’exaltation de soi à outrance. Ce qui a poussé l’homme à transgresser l’interdit en prenant un autre sens que celui voulu par Dieu, fait de lui un insensé. Le péché révèle à l’homme les limites constitutives de la créature qu’il est. Il empêche l’homme de se désirer, de se découvrir et de se connaître.
Et pour Bovelles, c’est la concupiscence qui écarte l’homme « du juste milieu pour l’une ou l’autre direction. »[46] Ainsi, les sept péchés capitaux de la doctrine ecclésiale : l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’impureté, la gourmandise, la paresse ou l’acédie, ont inspiré les sept vices selon Bovelles à propos desquels il a même publié un opuscule Septem viciis liber.[47] Ces sept vices sont les détails de l’expression de la concupiscence entrainant la chute de la vie humaine et la ravalant au niveau lapidaire, herbière et bestiaire. Il en résulte que, par le péché c’est-à-dire le faux désir, l’homme n’est plus un être raisonnable, vertueux et sage mais il tombe au niveau minéral, végétal ou animal. Le péché n’est plus seulement une faute éthique et morale, ni même ce qui est inconvenable à la société mais, avant d’être une affaire concernant le rapport de l’homme à Dieu, rupture d’alliance, il est d’abord un refus de vie intellectuelle c’est-à-dire un refus de sortie de soi, refus de contemplation, refus de retour sur soi. Il est le refus d’être rationnel, un refus de soi, enfin refus de parole. Le premier dégât du péché est d’empêcher la raison de gouverner nos désirs-Paroles. Au lieu de gérer les objets de l’univers, en tant que seconde nature, elle perd son pouvoir et l’homme se laisse gérer par les objets, les plus bas.
Par le péché, l’homme perd aussi la deuxième réalité sublime qu’il désire en permanence qui est le don de l’immortalité « Ces volontés de fait, attachées à la matière et oublieuses de leur dignité faute d’aimer Dieu, se sont précipitées dans l’issue la plus funeste, la mort, alors qu’elles étaient promises à l’immortalité »[48] parce qu’il a terni l’image de Dieu par le péché. Le péché provoque l’aveuglement de l’œil de l’âme qui ne parvient plus à se regarder dans le miroir de l’esprit. « L’œil ne peut jamais être dissocié du miroir ni le miroir de l’œil et l’œil est toujours en vue du miroir regardant les objets qu’il lui présente. »[49] Expression d’un faux désir, le péché enlève la paix de l’âme et sème la division et la disharmonie. « Sans la paix divine, nous ne nous accordons, ne nous lions et ne nous unissons ni avec nous-mêmes ni avec les anges ni avec Dieu. »[50] Et parce qu’il sépare l’homme de la paix de Dieu, il entraîne la souffrance, qui est le résultat de l’incapacité de retour en soi et du maintien dans l’errance totale. Cette souffrance est le fruit de la déraison, de l’aliénation, de l’inadéquation, de la dissemblance, du mélange, du changement, de l’inconstance, de la mauvaise congruence et in fine de l’ignorance de soi.[51] Si le péché est une blessure et une offense à la nature qui a donné mesure à toute chose et à la sagesse qui veut qu’on attribue à toute chose sa véritable valeur au cœur du désir,[52] il blesse aussi l’âme humaine ; et il est donc une blessure de soi sur soi. Et l’une des solutions que Bovelles préconise pour guérir et éviter cette blessure de soi sur soi, blessure de la mauvaise congruence, c’est l’amour de soi, ce qu’il appelle la Philautie.
4.3 - Solution bovillienne pour une excellente congruence.
4.3.1 - La connaissance de soi
Les passions entrainées par le manque de désir authentique produisent le péché de parole ou le manque d’ipsologie c’est-à-dire le manque de véritable discours de soi sur soi, c’est l’ignorance de soi selon Bovelles. Ainsi, si tout désir doit tenir compte de la connaissance de soi, il importe d’abord une reconnaissance de son état de mortel. Par là même, l’homme reconnait aussi qu’il n’est pas un dieu dont les désirs sont éternels. L’homme qui se connaît est l’homme qui se sait homme et qui se refuse toute démesure surhumaine. Autrement dit, la connaissance de soi est un remède aux maladies de l’âme : vices et passions. Pour les Stoïciens, la connaissance de soi est l’accueil des mouvements de l’âme universelle par l’âme individuelle de l’homme. C’est l’introversion stoïcienne. Il s’agit d’engager une conversation avec soi-même sans être troublé par l’homme extérieur. C’est la culture de l’homme intérieur. Toutefois, on découvre aussi que l’homme ne peut se connaitre, et découvrir ses puissances internes que grâce à l’objet désiré externe. C’est en déterminant et en privilégiant sa relation avec le corps que l’âme réussit son retour sur soi. Il en résulte qu’avant de se connaître, l’âme humaine a besoin de connaître d’abord le corps. La connaissance du corps devient alors nécessaire à la connaissance de soi. Pour Bovelles, il n’y a donc pas simultanéité de connaissance : « l’âme ne connait pas le corps en même temps qu’elle se connait, la connaissance du corps précédant en elle la connaissance de soi »,[53] mais un « processus successif » et hiérarchique : connaître son corps pour se connaître soi-même. L’accomplissement de l’homme ne devient réalité que quand l’âme parvient à la connaissance du corps et de soi. Il en résulte que l’homme doit appréhender le monde sensible, le réel, afin que l’âme puisse se comprendre et se connaître pour enfin les désirer. La connaissance de soi est le chemin de synthèse du sensible pour se découvrir. A côté de la connaissance synthétique et analytique du soi comme solution à la bonne congruence, Bovelles développe aussi une connaissance analogique et allégorique du soi de l’homme qui permet au sujet de désirer d’abord les biens propres de son âme pour enfin avoir un désir clair des biens extérieurs. Connaissant ainsi ses désirs-paroles internes, il a le regard bien tourné, veillant sur tout ce qui vient de l’extérieur comme le dieu Janus veillant sur tout, grâce à ses multiples visages.
Connaissant sa mesure et sa capacité, le sujet sait sa fin. C’est la connaissance téléologique comme solution au faux désir-parole. De fait, il s’agit d’être dans la vertu mais aussi d’être vertueux en étant dans l’action bonne et désirable. Cette connaissance de soi est donc aussi une connaissance esthétique. Sortie d’elle-même pour se connaître, « l’âme elle-même se dirige vers ce qui est bon. »[54] C’est dans cet élan vers le devoir d’accomplir ce qui est beau et bon que le sage peut être dit libre. « J’entends libre ce qui découle de la volonté, selon laquelle il entreprend de faire volontiers tout ce qui est raisonnable, beau, bon et digne d’être choisi. »[55] La puissance absolue de l’homme bovillien est dans sa capacité de reconnaitre ce qu’il faut désirer et donc de distinguer les véritables paroles. C’est ce qui le détermine comme humain et lui permet la connaissance de soi. «Il (le sage) a sous la main, comme nous l’avons dit, la puissance de faire ce qu’il doit, puisqu’il est tout et que, de quelque manière, il peut tout ; il dispose enfin de la volonté d’exécuter ce qu’il sait devoir être fait et qu’il peut accomplir. »[56]
4.3.2 - La Philautie, chemin pour un authentique désir-Parole
Pour Bovelles, si le péché est une soumission au faux désir, le sage est celui qui a la liberté par rapport à ses désirs et qui parle quand il faut vraiment. La liberté est le refus de se soumettre aux injonctions de ses désirs pour ne pas pécher. Ainsi, l’homme libre s’évite toute frustration, toute amertume et toute privation. La vraie liberté est le refoulement du feu des convoitises et des élans inopportuns et inadaptés. Il s’agit donc de la liberté comme solution contre le péché. Cette liberté pour Bovelles doit être tout de même liée à la volonté. C’est la liberté de volonté puisque la volonté porte le véritable désir. « J’entends par libre ce qui découle de la volonté par un acte raisonnable, beau, bon et digne d’être choisi. »[57] Autrement dit, le libre est le volontaire au désir d’une action raisonnable, esthétique et morale. Car s’il faut choisir un acte digne d’être choisi, c’est qu’il y a une universalité de critères de choix et de détermination.
Il ne s’agit pas de désirer et de choisir ce qui me parait à moi seul comme digne, vrai, beau et bon, mais la liberté bovillienne doit avoir une puissance de faire le plus beau, le meilleur et le plus digne. Elle est le pouvoir du plus. « J’entends facile ce qui découle de la puissance, puisqu’il peut toujours le plus. »[58] La liberté de lutte contre le péché est le pouvoir d’aller jusqu’au plus, jusqu’au bout. C’est la puissance de l’accomplissement de soi du sage. Ainsi donc, la liberté est définie dans les limites opérationnelles et efficaces des trois facultés de l’homme : l’intelligence, la puissance et la volonté qui sont comme nous l’avons dit plus haut, porteuses et productrices de parole. Il s’agit d’une intelligence fidèle c’est-à-dire ayant foi en ce qu’elle saisit ; d’une puissance morale absolue de faire ce qu’on doit puisqu’il a la puissance de le faire ; d’une volonté exécutive de l’impératif catégorique. La liberté est donc l’harmonie et l’union des trois facultés. Ainsi, l’insensé ou le pécheur invétéré, c’est celui qui perd sa liberté d’action droite et juste pour l’harmonie.
Au lieu d’exercer sa volonté à désirer et à choisir les choses meilleures, nécessaires et utiles à l’âme, les vertus susceptibles de l’embellir, l’insensé s’attache à l’accessoire en faisant de lui non plus un besoin occasionnel mais une nécessité. Or, la liberté est le fait de choisir le nécessaire. L’insensé, au lieu de désirer le juste milieu, désire la totalité et tombe par conséquent dans l’excès qui nuit. Le péché est le refus du juste milieu et donc de la vertu entrainant du coup le mépris de soi. « L’insensé méprise l’âme et met le corps à la place de celle-ci ; il tourne le dos aux choses célestes et les foule aux pieds, il élève les choses de la terre et, se mettant vis-à-vis d’elles, les désire de toutes ses forces ; les pieds en l’air, la tête en bas, il en tient à l’envers. Il prend le temps pour l’éternité et compte pour rien les réalités intelligibles, spirituelles et tout ce qui ne tombe pas sous les sens. »[59] Ce mépris de soi est à l’antipode de l’amour de soi. Il en résulte que pour Bovelles l’excellente solution humaine pour lutter contre le péché et l’ignorance de soi, pour nourrir et entretenir le véritable désir est l’amour de soi, la philautie. C’est par amour de soi que l’homme refuse de se laisser assujettir par les passions et les vices, devenant un homme vertueux. L’amour de soi est l’arme de lutte contre tout ce qui empêche l’homme d’être lui-même, tel le péché. En somme, le vrai désir-parole est le désir de la liberté ; parole de liberté ; parole qui rend libre. Être libre du péché, être libre des passions et parvenir à la vraie coïncidence des opposés c’est-à-dire la coïncidence entre la puissance interne du sujet et l’objet externe désiré, c’est là le véritablement accomplissement de soi.
CONCLUSION
Corps et Parole. Un rapport de présence et de faculté. Un rapport d’humanisation et d’accomplissement de soi. Un rapport d’expression de soi. Un rapport d’expression du monde. Le corps dit l’homme et la parole le dit également. Qui voit le corps et entend la parole peut identifier l’homme. Doit-on par conséquent dire que je suis mon corps et ma parole. La combinaison de mon corps et de ma parole permet une véritable ipsologie[60]. La connaissance de soi, pour que ce corps à force de prononcer des paroles divines finisse par devenir Corps divin, est la visée. Le chemin des béatitudes éternelles passe ainsi par le rapport du corps et de la Parole.
BIBLIOGRAPHIE
BOVELLES, Charles (de), Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010.
DEMAIZIERE Colette, « Bovelles, historien de la langue » in Acte du colloque international, Charles du Bovelles en son cinquième centenaire 1479-1979.
PASCAL Blaise, Les Pensées, Paris, Edition Gallimard, 1977, fragment 572.
GAINSI Grégoire-Sylvestre, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, Paris, L’Harmattan, 2014.
ETHIQUE DU CORPS SOCIAL CHEZ LES MEDIEVAUX
Hermann Juste NADOHOU-AWANON
Docteur en philosophie politique et morale
Le mot hébreu « guf » qui traduit « corps » désigne la personne tout entière et fait apparaître le corps comme le fondement et le principe essentiel du vivre-ensemble. Au IIème siècle avant notre ère, l’empire romain, tout comme les Juifs, portait le souci du seul corps ; et Romains et Etrangers devaient considérer Rome comme la « Caput Mundi », c’est-à-dire la tête du monde. Il n’a pas suffi à Rome d’être au centre pour attirer le monde à elle. Il lui fallait aussi en être la tête, au sens d’un organisme vivant. Cette inscription « Roma caput mundi », gravée dans une pierre du Cirque Flaminius, définit l’idéologie, fondamentalement romaine, de la ville capitale. A l’inverse des cités grecques qui essaimaient en envoyant leurs citoyens s’établir ailleurs pour fonder une nouvelle cité, rapidement autonome, Rome, comme un corps vivant, s’étend, grandit et grossit. Les Grecs ne lient pas leur culture à un territoire : on peut être Grec en Afrique, en Gaule, en Italie, car il n’y a pas de capitale de l’hellénisme. En revanche, pour les Romains, Rome est unique, et le Romain qui s’installe ailleurs ne peut qu’y reproduire le modèle de sa ville, car il ne peut concevoir la naissance d’une ville seulement dans un rite de fondation ; pour exister, une ville romaine doit être une Rome en réduction[61]. Sénèque, dans sa Lettre à Lucilius[62], signale l’existence de plusieurs catégories de corps : des corps jointifs comme un homme, des corps composites comme un vaisseau et une maison, des corps distinctifs comme l’armée, le peuple et le sénat.
« Quaedam continua corpora esse, ut hominem ; quaedam esse composita, ut navem, domum, omnia denique quorum diversae partes iunctura in unum coactae sunt ;; quaedam ex distantibus, quorum adhuc membra separata sunt, tamquam exercitus, populus, senatus. Illi enim perquos ista corpora efficiuntur iure aut officio cohaerent, natura diductiet singuli sunt », traduit de la sorte par Pierre Michaud-Quantin[63] : « Certains corps sont jointifs [continua], comme un homme ; certains sont composites, comme un vaisseau et une maison ; certains sont formés d'éléments distincts, dont les membres restent séparés, comme l'armée, le peuple, le sénat. En effet ceux qui constituent de tels corps sont un ensemble en droit ou par leur activité, mais par leur nature ils sont séparés les uns des autres et indépendants ».
La Patrie ou la Nation est sacrée, parce que le corps est sacré. C’est donc un sacrilège de nuire à la Patrie ou à un compatriote, car lorsque le tout est sacré, les parties ne le sont pas moins. Avec les médiévaux donc, on doit pouvoir passer de l’étape de « J’ai un corps » à l’étape de « Je suis un corps » et donc « Je » est un corps. Cela entraîne deux remarques : la reconnaissance et l’identification par le corps et en même temps l’unicité avec son corps social. C’est ce dernier aspect qui fera l’objet de notre attention.
1 - Chronologie de l’histoire du corps au Moyen-Age et propriétés du corps
Au Moyen-âge, l’Etat et la religion développaient une notion politique du « corps »[64] très poussée avec un souci d’unité du corps qui prétend corriger les risques de monstruosité du corps. Au VIème siècle avant J-C, Esope disait dans l’une de ses fables : « L'estomac et les pieds disputaient de leur force. A tout propos, les pieds alléguaient qu'ils étaient tellement supérieurs en force qu'ils portaient même l'estomac. A quoi celui-ci répondit : mais, mes amis, si je ne vous fournissais pas de nourriture, vous-mêmes ne pourriez pas me porter. » Il en va ainsi dans les armées : le nombre, le plus souvent, n'est rien, si les chefs n'excellent pas dans le conseil[65]. Platon constate fort heureusement : « Comme il suffit à un corps faible d'un petit ébranlement du dehors pour tomber malade, que parfois des troubles y éclatent même sans cause extérieure, de même une Cité, dans la même situation, devient à la moindre occasion la proie de la maladie et de la guerre intestine »[66] Aristote, avant d’évoquer la solidarité du corps, commence à exalter l’antériorité de la Cité sur la famille : « La Cité est par nature antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement. Le tout [holon], en effet, est nécessairement antérieur à la partie, puisque le corps entier une fois détruit, il n'y aura ni pied ni main, sinon par simple homonymie et au sens où l'on parle d'une main de pierre : une main de ce genre sera une main morte. … Si l'individu pris isolément est incapable de se suffire à lui-même, il sera par rapport à la cité, comme dans nos autres exemples, les parties sont par rapport au tout. »[67] Il affirme plus loin que « la multitude composée d'individus qui, pris séparément, sont des gens sans valeur, est néanmoins susceptible, prise en corps, de se montrer supérieure à l'élite [...], non pas à titre individuel, mais à titre collectif ; c'est ainsi que les repas, où les convives apportent leur écot, sont meilleurs que ceux, dont les frais sont supportés par un seul. Dans une collectivité [pollôn] d'individus [ontôn], en effet, chacun dispose d'une partie de vertu et de sagesse pratique, et une fois réunis en corps [suneltontas], de même qu'ils deviennent en quelque manière un seul homme [ôsper ena anthrôpon to plèthos] pourvu d'une grande quantité de pieds [polupoda], de mains [pollucheira] et de sens, ils acquièrent aussi la même unité en ce qui regarde les facultés morales et intellectuelles. »[68] La Bible a cette expression démocratique forte pour souligner l’unité et l’unanimité « se lever comme un seul homme »[69].
Entre tous les membres du corps social, l'harmonie doit régner, parce que tous sont intéressés à la conservation de chacun et se doivent un appui mutuel et bienveillant. Dans un peuple, il y a diversité de personnes, diversité de dons, diversité d’opérations, diversité de langues et de fonctions, mais pour une utilité commune : le bonheur dans la sagesse. Le corps ne doit donc pas être un lieu de confusion et d’anarchie, où chacun peut faire ce qu'il veut à tout instant. Marc-Aurèle souligne, dans Pensées, le drame de la division et de la césure en ces termes : « As-tu vu, par hasard, une main amputée, un pied, une tête coupée et gisante à quelque distance du reste du corps ? C'est ainsi que se rend, autant qu'il est en lui, celui qui n'acquiesce point à ce qui arrive, qui se retranche du Tout, ou qui agit à l'encontre de l'intérêt commun. Tu t'es rejeté hors de cette union conforme à la nature, car tu naquis en en faisant partie, et voici que tu t'en es toi-même retranché. Mais cependant, et c'est là une chose admirable, tu as la ressource de pouvoir derechef te réunir au Tout. A aucune autre partie Dieu n'a accordé, une fois qu'elle s'en est séparée et coupée, de s'y réunir derechef. Mais examine avec quelle bonté il a honoré l'homme. Il lui a, en effet, accordé le pouvoir de ne point se séparer du Tout ; et, s'il s'en détache lui- même, d'y revenir une fois séparé, de s'y rattacher et d'y reprendre sa place de partie. »[70] Théodore de Bèze, dans l’une de ses lettres, souligne que le corps a une structure spirituelle et matérielle et en 190, la Lettre à Diognète, écrite en grec, disait des chrétiens VI :
« 1-En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. 2. L'âme est répandue dans tous les membres du corps comme les chrétiens dans les cités du monde. 3. L'âme habite dans le corps et pourtant elle n'est pas du corps, comme les chrétiens habitent dans le monde, mais ne sont pas du monde. 4. Invisible, l'âme est retenue prisonnière dans un corps visible : ainsi les chrétiens, on voit bien qu'ils sont dans le monde, mais le culte qu'ils rendent à Dieu demeure invisible. 5. La chair déteste l'âme et lui fait la guerre, sans en avoir reçu de tort, parce qu'elle l'empêche de jouir des plaisirs : de même le monde déteste les chrétiens qui ne lui font aucun tort, parce qu'ils s'opposent à ses plaisirs. 6. L'âme aime cette chair qui la déteste, et ses membres, comme les chrétiens aiment ceux qui les détestent. 7. L'âme est enfermée dans le corps : c'est elle pourtant qui maintient le corps ; les chrétiens sont comme détenus dans la prison du monde : ce sont eux pourtant qui maintiennent le monde. 8. Immortelle, l'âme habite une tente mortelle : ainsi les chrétiens campent dans le corruptible, en attendant l'incorruptibilité céleste. 9. L'âme devient meilleure en se mortifiant par la faim et la soif : persécutés, les chrétiens de jour en jour se multiplient toujours plus. 10. Si noble est le poste que Dieu leur a assigné, qu'il ne leur est pas permis de déserter. »
En 595, le pape Grégoire le Grand[71] constatait que la Providence a institué des gradus (degrés) divers et des ordines (ordres) distincts, afin que si les minores (inférieurs) témoignent de la reverentia (déférence) aux potiores (supérieurs) et si les supérieurs gratifient de dilectio (amour) les inférieurs, se réalisent les vraies concordia (concorde) et contextio (conjonction) à partir de la diversité. L’universitas (communauté) ne pourrait en effet subsister d'aucune manière si le magnus ordo (ordre global) de la differentia (disparité) ne la préservait. Que la création ne puisse être gouvernée dans l'égalité, c'est ce dont nous instruit l'exemple des milices célestes : il y a des anges, il y a des archanges, qui, manifestement, ne sont pas égaux, les uns différant des autres en potestas (puissance) et en ordo (ordre). Ainsi avertissait-il les envieux de s’approprier les avantages d’autrui, le progrès des autres pour ne pas déprimer et l’allégresse d’autrui pour ne pas être rongé par la tristesse.
La cité est en bonne santé, dès lors que chaque membre remplit la fonction qui lui est attribuée par nature, selon ses compétences et ses prédispositions. Tauler, dans son Sermon40, affirmait ceci : « Il y a dans toute la sainte Église une unité d'ordre, qui justifie le nom de corpus mysticum, un corps spirituel, dont la tête est Jésus-Christ et les membres sont multiples. Il y a l'œil qui voit tout le corps et ne se voit pas lui‑même ; il y a la bouche qui mange, boit et tout cela pour le corps et non pour elle-même. Ainsi en est-il de la main, du pied et de tous les membres divers. Chacun a sa fonction propre, et tous appartiennent à un seul et même corps, sous une seule tête. C'est ainsi que dans la chrétienté, il n'est pas d'œuvre, si modeste et si petite soit-elle, son de cloche ou flambée de cierge, qui ne serve à l'accomplissement de cette œuvre intérieure. Dans ce corpus mysticum, ce corps spirituel, il doit y avoir une aussi grande solidarité, que celle que vous voyez régner entre vos membres. Aucun membre ne doit, en ne considérant que lui seul, faire du mal et du tort aux autres, mais il doit s'identifier à eux tous, étant là, tous pour chacun et chacun pour tous. » Telle est la solidarité[72] qui convient au corps spirituel.
Le corps, pour les ecclésiastes médiévaux, a deux propriétés essentielles : la dilatation « allez, de toutes les nations, faites des disciples »[73] et la contraction. Le corps, conçu par la chrétienté médiévale, possède trois fonctions: sacerdotale, prophétique et royale. En démocratie, la cour constitutionnelle joue la fonction sacerdotale, l’assemblée joue la fonction prophétique et l’exécutif la fonction royale. Il doit donc y avoir une mutua utilitas entre les membres de ce corps, plutôt qu’un conflit permanent sous le couvert de contrôle du pouvoir. Des fonctions secondaires ou taches non négligeables participent à l’harmonie du corps, la sapientiades savants, l’eloquentia des docteurs, l’operatio des travailleurs, la proficientia des utiles, la compatientia des souffrants, la tolerantia des juges. Le corps social est tellement grand que sa dignité[74] ne meurt pas, ne périt pas, bien que les individus ou membres du corps meurent tous les jours. Pour certains médiévaux comme Guillaume d’Auxerre[75], le Christ, tête et cœur de l’Eglise, a deux corps : son corps naturel reçu de la Vierge Marie et son corps mystique l’Eglise qui le présentifie. Le corps a aussi une origine monastique.
2 - Ethique du corps social
A propos d’une certaine éthique du corps et des usages sociaux du corps au Moyen-Age, on retrouvera encore Gauthier Burley, Gilles de Rome et Thomas d’Aquin. Je n’entre pas dans la première controverse théologique au XIe siècle entre Lanfranc du Bec et Béranger de Tours concernant la réelle présence du Christ sur l’autel puis l’essor du genre sententiaire à l’Université de Paris pour expliquer la présence du corps du Christ sur l’Autel sous les apparences du pain et du vin. C’est assez raisonnable de s’en tenir à la tridimensionnalité du corps au Moyen-Age comme corps-substance, corps-quantité, corps qualité. Penser la substance nécessite d’envisager le corps comme la garantie d’une extension matérielle. Avec Thomas d’Aquin et Gilles de Rome, le corps est surtout considéré dans ses rapports avec l’âme et impliqué dans les réflexions sur les conditions de l’unité humaine. Dans le domaine psychologique, le corps induit la confusion et l’irrationnel et empêche l’âme de se rapprocher du Créateur. Dans le domaine de l’ontologie, le corps comme substance doit se défier de la matière dans l’équilibre psychologique humain, indéfinissable et approchant dangereusement le non-être.
Le débat sur le corps au Moyen-Age parmi les philosophes est complexe et les auteurs médiévaux n’hésitent pas à considérer le corps comme indivisible et continu et à distinguer le corps métaphysique qui renvoie aux principes premiers de ses fondations, qui conditionnent et préparent sa composition, et le corps naturel, qui est le corps accompli et réalisé que l’on peut percevoir à travers les créatures observées par l’expérience de notre réception, dans la nature concrète, tous deux le corps naturel et le corps métaphysique étant impénétrables.
Le réalisme de Burley achoppera contre le nominalisme d’Ochkam[76] pour rejeter le corps comme corps-quantité et y préférer le corps-substance et le corps-qualité pour nous faire retenir selon les conceptions logiques de la corporéité de Porphyre et d’Avicenne, que le corps est un genre de l’être. Si Burley accepte le corps-quantité, c’est qu’il a d’abord rejeté que la substance corporelle n’est pas quantifiée par soi, mais se trouve quantifiée par la quantité qui lui confère des limites indivisibles et une profondeur. En vérité, le corps-substance, premier dans le classement des corps, est le sujet adéquat du corps-quantité, lui aussi premier dans le classement des corps étendus. Par exemple la substance de la pierre a une profondeur et, en raison de cette profondeur, la pierre est dite profonde, de même en raison de sa blancheur, on dira que la pierre est blanche. Pour cette raison, de même que la substance de la pierre est une chose différente du blanc, de même le corps-substance est une chose différente du corps-quantité et le corps-substance est le sujet propre du corps-quantité.
A suivre Avicenne, dans sa métaphysique redécouverte par les scolastiques, on distingue trois dimensions du corps, le corps-substance, qu’on peut distinguer en corps-substance-matière et en corps-substance-forme, le corps naturel et le corps mathématique, purement abstrait et dessiné selon les contours géométriques, à la fois conçu par l’âme et imprimé dans la matière. Il représente le principe de continuité et un accident applicable au corps naturel. Ce corps mathématique est l’aptitude à recevoir les trois dimensions de longueur, de largeur et de profondeur, c’est-à-dire l’essence de la corporéité.Cette théorie avicennienne influencera Thomas d’Aquin et Gilles de Rome, qui dans une conception plus unitaire de l’homme, où l’âme et le corps occupent des fonctions spécifiques et subordonnées l’une à l’autre, distingueront le corps-genre qui est le genre de tout animal, le corps-partie qui n’est qu’une partie essentielle de cet animal et relève de la matière, et le corps substance.
Tout ce débat est une polémique organisée contre le traité des formes d’Ockham. Le corps, loin d’être un microcosme, permet de percevoir et de comprendre l’énigme de l’existence. Il est un instrument d’action, un véhicule de réalisation et une puissance de transformation. Il est le lieu d’un paradoxe et d’une dynamique entre carême et carnaval, entre le maigre et le gras. J’esquive volontairement les débats sur la coexistence des corps, leur superposition, pour vous dire que les médiévaux ont trouvé comme propriété que le corps se dilate, se contracte. Sur des corps au Moyen-Age, on a vu apparaître des stigmates, chez saint François d’Assise et chez la béguine Elisabeth de Stalbeck. Au nom du corps, le moyen-âge promeut la fidélité au corps et rejette le suicide, même s’il y a eu des inquisitions et des chasses aux sorcières et des bûchers. Pour le médiéval, l’homme comme corps-physique s’insère dans le corps social comme animal politique.
3 - Les usages sociaux du corps
Parler d'usages sociaux du corps c'est poser l'existence d'une correspondance globale entre, d'une part, l'utilisation que les individus font de leur corps, la relation qu'ils entretiennent avec le corps propre et même certaines de leurs propriétés somatiques (par exemple, le rapport entre taille et poids ou le type de morbidité) et, d'autre part, leur appartenance sociale, la place qu'ils occupent dans la division du travail, la culture (au sens anthropologique) du groupe auquel ils appartiennent. C'est, par-là, contester le pouvoir, souvent exorbitant, accordé par le sens commun aux « déterminismes » biologiques et, plus profondément, mettre en question l'opposition de la nature et de la culture, forme moderne du dualisme corps-âme. Le corps apparaît alors comme expression identitaire et comme matière façonnée par des normes et des valeurs de groupe. Le corps intervient dans des domaines aussi variés que la santé, la maladie, la sexualité, l’hygiène, l’alimentation, les rituels, les gestes ou les pratiques physiques et sportives, les articles présents dans ce numéro convergent sur le traitement de matériaux ethnographiques précis contribuant à une analyse des mises en jeu du corps et des modes de socialisation qui s’imposent avec l’évidence du naturel dans l’espace social. Le corps est support d’expression ; il nourrit un discours sur les êtres et permet leur classification. C’est dire que le corps est un opérateur politique et social de premier plan.
CONCLUSION
L’approche médiévale du corps est incontournable. C’est à juste titre que les modernes comme Nicolas Machiavel et Jean-Jacques Rousseau feront de la théorie du corps une préoccupation politique légitime. Mais qu’est-ce qui justifie le mépris du corps aujourd’hui comme tableau de piercings, des tatouages et de dessins de toutes sortes, comme objet de prostitutions et de tourisme sexuel, de trafic d’organe ?
BIBLIOGRAPHIE
DÉTREZ C., 2002. La construction sociale du corps. Paris, Seuil.
DURET P., ROUSSEL P., 2003. Le corps et ses sociologies. Paris, Nathan.
FARGE A., 2007. Effusion et tourment. Le récit des corps : histoire du peuple au XVIIIe siècle. Paris,
KANTOROWICZ Ernst, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1989.
SCHMITT J.-C., 2001. Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale. Paris, NRF‑Gallimard.
LE LANGAGE DU CORPS
Justin AGOSSOU-KPEVI
Docteur en Philosophie Politique
Enseignant- Chercheur au Philosophât du Bénin
Le langage du corps : tel est le thème de notre communication. Ce thème est susceptible d’un discours pluridisciplinaire ; en effet, le langage du corps est abondamment observé dans plusieurs disciplines prestigieuses. La médecine par exemple. Le premier réflexe du médecin n'est-il pas d'observer son patient d'un point de vue corporel, le premier réflexe de l'ethnologue d'observer un peuple à travers ses diverses composantes individuelles corporelles, d'un psychologue de comprendre son client à partir de comportements corporels atypiques dont il cherche à restituer la logique…? Si le langage du corps est pris en compte par toutes les disciplines relevant des sciences humaines, aucune d'entre elles n'en n'a fait l'objet propre de sa discipline, parce que pour toutes les sciences humaines, le langage du corps sert d'appui pour parler d'autre chose. Pour le médecin le geste (au sens large) est un symptôme, pour l'ethnologue il est l'expression d'un rituel, pour le psychologue, un épiphénomène. En fait dans toutes ces disciplines, le geste n'a jamais de raison d'être pour lui-même. Parce que pour toutes les disciplines, le geste intéresse le chercheur dans sa dimension co-verbale. Il n'est intéressant que dans la mesure où il permet d'éclairer l'objet de la réflexion qui n'est jamais le geste lui-même. Or la dimension co-verbale du geste est très loin d'être la plus intéressante.
Nous voulons dans le cadre restreint de cette communication aborder la question sous l’angle de la philosophie et surtout de la philosophie analytique qui grâce aux travaux de Gottlob Frege, Ludwig Josef Johann Wittgenstein éclaire davantage la question du langage. Le langage au sens large est un système de signes, d’expressions autres que les mots et pouvant servir de moyens de communication. Et les modes d’expression sont en quelque sorte les types de langage, qui permettent à l’homme de s’exprimer de se dire. Ainsi nous avons par exemple le langage gestuel, l’art, l’écriture, l’oralité. Le langage est au centre de toutes actions humaines. Sans lui, aucune vie communautaire ne saurait être possible. Même si le langage verbal semble être le plus utilisé par les hommes, une bonne partie de notre communication est aussi non verbale ; parler du langage du corps, c’est aussi faire ressortir cette communication non verbale.
Pour honorer de mon mieux cette communication, j’avancerai de la manière suivante ; je commencerai d’abord par montrer que la réflexion sur le corps a souvent oscillé entre déni, exaltation et reniement. Ensuite, en lieu et place de ce déni, nous livrerons le symbolisme du corps qui nous invite à changer de regard et à l’appréhender autrement ; enfin une dernière étape nous ouvrira au langage du corps en termes de communication non verbale à partir de la sagesse des cultures africaines et de la philosophie personnaliste.
1 - Le corps humain entre déni, exaltation et reniement
Le regard porté sur le corps humain, l’a souvent confiné à sa seule dimension biologique, anatomique et matérialiste. C’est ce qu’on peut toucher ; ce qui est empirique ; ce qui est sensible ; ce qui est manipulable ; ce qui assure la fonction vitale de l’être dans sa façon de manger, de boire, de se produire, et de manifester des émotions. Il appartient à l’ordre des choses objectivables et ne peut en aucun cas dire l’être dans sa subjectivité. Il est un corps objet et non un corps sujet. Le corps biologique est insuffisant à traduire le langage du corps et le mystère de l’homme ; la personne humaine est certainement dans son corps mais elle n’est pas son corps. Elle appartient à un ordre que le corps ne peut traduire. Conséquence, le corps est alors nié dans sa dimension personnaliste ; cela se remarque dans la pensée philosophique classique, et chez les modernes surtout chez Descartes.
1.1 - Le corps humain dans la philosophie classique.
Ce serait exagéré d’affirmer que toute la philosophie classique a une notion pessimiste du corps et que le corps serait nié. Les visions et les compréhensions en sont variées selon qu’on passe d’un philosophe à un autre. Par exemple Epicure professe un matérialisme qui consiste dans l’exaltation du corps. Aristote parle de la personne humaine en termes d’une unité composite de corps et d’âme comme celle de la matière et de la forme[77]. L’âme est la forme du corps. Elle est ce par quoi nous vivons, sentons et pensons. Le corps et l’âme sont les deux aspects d’une seule et même substance[78]. Cependant, malgré les diverses accentuations positives, on note une sorte de soupçon autour du corps. La pensée de Platon en est l’illustration. Selon lui, le corps est la prison, la cage, et le tombeau de l’âme[79]. L’être humain apparait certes dans une dualité : le corps et l’âme. Mais seule l’âme dit le mystère de la personne parce qu’elle échappe à toute considération matérielle qui est provisoire, illusoire et passagère. Le corps est une approximation de l’être personnel qui trouve toute sa profondeur dans sa dimension spirituelle, non soumise à la loi de la matérialité[80]. La personne humaine ne se trouve pas dans son corps, mais dans son âme. Celle-ci assure progressivement son pèlerinage vers le monde des Idées. Et dans son parcours terrestre, elle est dans la prison du corps. Dans son livre : Le corps humain, Michel Legrain rend bien compte de ce déni du corps. Il affirme que la plupart des tentatives d’explication relèvent d’une simple juxtaposition de théories qui se révèlent réductrices de notre dimension corporelle. On dit souvent que le corps est la prison de l’âme (Platon) ; que l’âme est au corps comme le pilote au navire (Aristote). Ou que le corps est une simple chose étendue qui n’a rien de commun avec l’âme pensante(Descartes)[81].
Dans la caverne que constitue le monde matériel, la tâche de la philosophie, et donc du philosophe est d’amener l’âme à s’élever vers la sagesse qui ne se trouve pas dans le monde sensible, mais dans le monde spirituel. Qui sait se dessaisir de sa vie matérielle trouvera un chemin de bonheur et de vie véritable. On comprend alors pourquoi, tout le courant spiritualiste, marqué par cette pensée platonicienne, adopta le déni du corps. C’est le cas du gnosticisme. ; il part de l’idée d’une cosmologie dualiste, pour affirmer que le monde est guidé de l’intérieur par deux principes, le principe bon qui gouverne le monde des esprits et le principe mauvais qui préside aux destinées du monde matériel. L’être humain synthétise en lui ces deux principes en étant une réalité composite de corps et d’âme. Mais rien n’est plus pur que l’âme car la création de l’âme vient de Dieu, tandis que celle du corps provient d’un démiurge. Le corps est le tombeau de l’âme. Celle-ci attend le moment de sa rédemption qui adviendra avec le temps. Pour ce faire, il faudrait que l’âme se libère des œuvres de la chair et grimpe étape par étape de multiples réincarnations jusqu’à la patrie toute spirituelle[82].
Ce déni du corps se trouve aussi attesté dans la spiritualité orientale et dans la problématique du salut de l’âme dans la religion catholique.
1.2 - Le corps humain dans la spiritualité orientale et dans la problématique du salut dans la religion catholique :
Dans la sensibilité orientale on cherche à fuir, à sortir de son corps, à abandonner le corps, à le dépasser ou à s’en déposséder pour retrouver une paix que rien ne trouble. C’est dire que le corps est une substance qui maintient dans les bassesses, les problèmes et les passions du monde. Le bonheur de la personne ne se trouve pas dans le corps mais dans l’âme. L’âme est un chemin de lumière, de transformation et de paix véritable.
Cette problématique de reniement du corps a été aussi présente dans l’Eglise catholique. En effet il y a des moments de son histoire où la problématique du salut de la personne humaine a été pensée dans le seul horizon de la purification et de la paix de son âme. Même si saint Paul a eu une théologie positive du corps comme le temple de l’Esprit saint, on ne peut pas ne pas soupçonner en lui un relent platonicien qui affleure dans plusieurs de ses lettres. A plusieurs reprises il parle de la lutte de l’âme et du corps et de l’incitation à se dégager des œuvres de la chair pour libérer l’esprit. Ce soupçon se confirme dans Romains 7, 14-25. C’est une évidence que Paul envisage ici le corps humain dans sa double dimension ontologique et éthique : un corps qui représente la personne, mais qui est marqué par le péché par rapport auquel il faut une lutte assidue accomplie dans la force de l’Esprit Saint pour la victoire du bien sur le mal. Ce qui n’est pas toujours facile, compte tenu des passions et des inclinations malsaines du corps. Il exprime cette difficulté en disant qu’il ne fait pas toujours ce qu’il veut ; s’il ne le fait pas c’est bien à cause de la pesanteur de son corps. Il va jusqu’à pousser une exclamation qui illustre toute la préférence classique donnée à l’âme sur le corps : « qui me délivrera de ce corps mortel ». Avec le Christ, la réponse définitive est donnée à travers la rédemption du corps, une rédemption objective qui reste dans l’appropriation subjective pour l’homme de chaque génération.
Saint Augustin au 4éme siècle n’a pas manqué de souligner la même réalité à travers l’affirmation célèbre qu’on lui connait : « tu nous a fait pour toi Seigneur, et notre cœur est inquiet jusqu’au jour il trouve son repos en toi » . Le repos dont il s’agit, c’est la paix de l’âme, loin de toutes les agitations du temps présent. Le corps ne donne pas ce repos. Beaucoup d’éléments montrent qu’en matière de conceptualisation du corps humain, la pensée de l’Eglise catholique, sous l’influence du platonisme et de la philosophie grecque, n’a pas toujours été positive. Le corps n’a pas toujours été conçu comme une entité pouvant exprimer l’être personnel. Il était un corps objet considéré comme un danger pour l’âme spirituelle et personnelle. Cette objectivation et cette dangerosité du corps ont atteint leur apothéose dans la philosophie moderne et postmoderne.
1.3 - Le corps objet dans la philosophie moderne
Connu comme le père de la modernité, René Descartes, a initié de nombreuses transformations dans la manière de concevoir la vérité, la science, le monde et l’homme. Pour lui, c’est la pesée qui fait la personne et qui la différencie du monde animal et végétal. D’où sa célèbre affirmation « cogito ergo sum » : je pense donc je suis. Si c’est la pensée qui fait la personne humaine, que devient alors son corps ? Descartes répond en disant qu’il n’est qu’une machine de terre. Voici ce qu’il affirme : « M’examinant pour connaitre la réalité que je suis, je me suis rendu compte que je peux feindre de ne pas être (…). J’en suis alors venu à la conviction que je suis une substance dont l’essence ou la nature est exclusivement de penser. Pour exister, je n’ai pas besoin de lieu ni d’aucune cause matérielle. le « je », c’est-à-dire l’âme qui me donne d’être ce que je suis, est entièrement distincte du corps »[83] par ailleurs il ajoute : « Je nie absolument que je sois un corps »[84]. « Je ne suis pas mon corps. En effet, je ne suis pas cette union de membres qu’on appelle corps humain »[85]. « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre »[86].
Ce que suggèrent de telles affirmations, c’est bien la valorisation de l’esprit et de l’âme au détriment du corps ; c’est la réduction du corps à un objet fantoche de représentation de la personne ; c’est aussi la considération du corps comme un outil dont on peut faire ce qu’on veut ; c’est enfin sa réduction à une entité passagère et contingente qui ne connaîtra pas les délices d’une éternité bienheureuse. On ne s’étonnera pas que, deux siècles plus tard, une telle pensée ait servi de justification idéologique à l’hédonisme, avec un corps devenu le plus bel objet de consommation[87]. On ne s’étonnera pas aussi que le monde tombe dans une certaine manipulation du corps, depuis le tout-petit dans le sein de sa mère jusqu’aux conditionnements économiques et politiques qui bafouent la dignité de la personne humaine[88]. A ce propos, on n’oubliera pas d’évoquer la guerre conjugale autour de la difficile question du droit sur le corps du conjoint, corps-sujet qui devient un corps-objet dont on profite bien souvent pour assouvir des désirs hédonistes. Une simple étude phénoménologique du corps nous donne de comprendre comment le corps-outil rime avec l’utilisation. Le résultat est qu’on en arrive à un culte du Moi ou à un « intéressement de l’être qui se dramatise dans les égoïsmes en lutte les uns contre les autres »[89]. C’est d’ailleurs ce qui justifie la guerre de tous contre tous. Nous en trouvons les stimulants dans les philosophies de Nietzsche et de Sartre.
Mais, à revenir sur la réalité du corps humain, il y a quand même des vérités qu’on ne peut nier et qui émergent aussi bien dans la philosophie classique et moderne que dans l’ascétisme et le rigorisme du catholicisme postmédiéval. D’ailleurs Emmanuel Levinas critiquera cette conception négative du corps en ces termes : « le corps n’est pas seulement l’image ou la figure ; il est l’en soi même de la contraction de l’ipséité et de son éclatement. Le corps n’est ni opposé à l’âme, ni le tombeau qui l’emprisonne, mais ce par quoi le soi est la subjectivité même »[90]: autrement dit, sans le corps on ne peut connaitre personne sur la terre. Le corps exprime la personne, il n’est pas seulement un objet de ce monde mais fondamentalement la manifestation et le langage du Moi. Il est la tête qui porte la pensée, les pieds qui envahissent l’espace, la main qui agit et l’organe qui projette sous le regard d’autrui. C’est ce qui se manifeste dans le symbolisme du corps à travers le langage qu’il nous livre.
2 - Le symbolisme du corps.
Lorsque nous abordons la question du langage du corps, on s’aperçoit que contrairement à ce que disent ceux qui renient le corps, celui-ci livre un message très fort sur lui-même à partir de son symbolisme. En effet, quand on connait la signification du symbolisme, on se rend très vite compte qu’il y a ici une immensité de données à inventorier. Le symbole est en effet une réalité visible qui renvoie à quelque chose de plus intérieur et de plus profond. Il unit le monde visible et le monde invisible en une seule entité. Il est la visibilité de l’invisible, en ce sens qu’il est porteur de l’invisible qu’il rend présent. Une fois le mot symbole ainsi défini, on peut maintenant se poser la question de savoir ce que symbolise le corps humain, c’est-à-dire ce qu’il représente ou simplement ce qu’il est et nous dit de lui et sur lui.
Par rapport au mystère de la personne humaine, le corps est un principe d’identité humaine, c’est-à-dire le premier baromètre qui permet à la personne de s’éveiller à son humanité et à sa distinction par rapport aux autres êtres vivant de la nature, surtout les animaux. Le corps n’est pas seulement une chose, un objet potentiel d’étude pour la science mais il a aussi une condition permanente de l’expérience ; il est constituant de l’ouverture perceptive au monde et à son investissement. Dans l’approche sur la perception du corps, la conscience de soi se construit par l’intermédiaire du corps ; La conscience de soi implique une extériorité qui passe par la perception du corps. En percevant son propre corps, le sujet perçoit aussi ce qu’est le monde dans lequel il est. La corporéité introduit dans la conscience du monde, dans la conscience de soi.
Chez Merleau-Ponty, c’est à travers la perception de sa corporéité que le sujet se trouve dans le monde : « je suis mon corps », « je ne suis pas sans le monde » : mon corps n’est pas seulement pour moi-même mais dans et vers le monde. Il y a un double mouvement :
- Par le corps, le sujet comprend et se perçoit comme étant vers le monde comme intentionnalité corporelle percevant, sentant : c’est-à-dire un corps constituant.
- Par le corps, il est marqué, transformé, affecté, sollicité par le monde : le sujet est passif, il est un corps constitué.
Le monde environnant n’est pas affecté d’une valeur. Il est seulement offert au sens et au mouvement, c’est un espace et un monde d’objets. La place de l’autrui dans ce monde : Par l’autrui, ce monde est en commun, il n’est pas solipsiste. L’existence d’autrui élargit mon point de vue sur le monde. Le sujet pensé à partir du corps est un sujet décentré : cette expérience du corps propre est chair de deux façons : - dans son ouverture originelle au monde ; -dans son ouverture relative à autrui.
Pour Michel Henry, L’expérience du corps est immanente : il n’y a pas d’extériorité, mais la seule perception de la vie : la conscience de la vie. La prise en compte du corps introduit une vulnérabilité et une limite au langage, à la pensée ; l’expérience du corps est aussi une expérience des limites, de la possibilité de la souffrance, de l’avènement de la mort. Pour Merleau-Ponty, ce qui est donné à l’origine, c’est la conscience de soi par le corps avec le monde et autrui. Le monde apparait inépuisable, insaisissable, lieu de l’exercice de ma liberté, de l’action.
Ce symbolisme du corps ou mieux ce message que le corps nous livre sur lui-même, on peut l’appeler une communication non verbale et il se retrouve à la fois chez les philosophes personnalistes et dans la culture africaine.
3 - La communication non verbale (ou langage du corps) dans la philosophie personnaliste et dans la sagesse africaine.
3.1 - Nature de la communication non verbale
Elle désigne dans une conversation tout échange n'ayant pas recours à la parole. Elle ne repose pas sur les mots, mais sur les gestes (actions et réactions), les attitudes, les expressions faciales (dont les micro-expressions) ainsi que d'autres signaux, conscients ou inconscients. La communication non verbale s'intéresse aussi à l'environnement, c'est-à-dire le lieu dans lequel les interactions ont lieu. Le corps fait passer un message aussi efficace que les mots que l'on prononce. De plus, les interlocuteurs réagissent inconsciemment aux messages non verbaux mutuels. Ils ne se rendent pas compte qu'ils communiquent de nombreuses informations à leur insu. La communication non verbale ajoute une dimension supplémentaire au message, parfois en contradiction avec celui-ci. La langue des signes, utilisée par les sourds et les malentendants, n'est pas une transcription du langage parlé ; c'est donc un mode de communication véritable,
3.2 - La conception de la communication non verbale dans les cultures africaines
En Afrique, plusieurs traditions partagent la conviction que le corps est une réalité qui traduit la profondeur de l’âme. Le corps humain est comme la raison concrète de tout : personne, expérience affective, transcendance et éthique. Dans la culture fon du sud Bénin par exemple, le corps est la visibilité de l’invisibilité de la personne, le canal pour avoir accès aux autres dimensions de son être. il est la mesure et la raison de tout, quelque chose de solide et d’accessible au toucher. Il permet de prendre la mesure de l’expérience affective. Sa beauté attire c’est aussi dans le corps et par le corps que l’amour s’exprime. Le corps dispose d'une large panoplie de moyens de communication non verbaux à titre d'exemples :: attitudes corporelles, regards, sourire, clin d'œil, hochement ou signe de tête ou de la main, haussement d'épaule, tremblement, contraction, rougeur, larmes, pleurs ou rires, hoquets, gestes emblématiques (ayant une signification particulière dans une culture), etc. ; dans la culture fon du sud Bénin, il y a un lien entre la personne et chacune des parties de son corps. La tête est la première importance. Pour dire qu’on est chanceux, on affirme : « tacé nyo » (ma tête est bonne, ou porteuse de chance). Tous les éléments qui appartiennent à la phénoménologie de la tête ont aussi leur importance. L’œil est la lumière de la personne en tant que lumière de son corps, le nez en liaison avec les poumons est sa respiration. la bouche est la source de la parole, véhicule de sens. Les oreilles constituent le canal de réception de signaux et de sens provenant des autres. Par ailleurs les mains donnent et permettent à la personne de se donner. Les pieds la portent au-devant des autres existants et des frères et sœurs en humanité.
Les éléments qui ont touché le corps de ma personne sont aussi porteurs de message non verbal. Nous voulons essentiellement parler ici des habits, des chaussures, de la sueur, de l’urine de la personne ou tout ce qui a touché son corps. Tous ces éléments constituent des traces de communication non verbale de son corps et donc de sa vie. On peut retrouver les traits caractéristiques de cette vie à partir de tous ces éléments qui concentrent en eux les données génétiques et mystiques de la personne. Et comme il en est ainsi, on comprend alors pourquoi on peut attenter à la vie de la personne en partant des mêmes éléments. Ils peuvent être des canaux d'envoûtement. Ce mal peut aussi advenir à partir d’une photo qui fixe en image les traits saillants de la personne. Tout ceci pour dire que le corps a sa mystique que notre raison ne peut arriver à inventorier complètement. Il y a une certitude à se faire après ce bref parcours anthropologique dans nos cultures africaines. Le corps et les éléments qui ont touché au corps ne sont pas insignifiants dans la détermination du mystère de la personne. Le corps est riche de symbolismes anthropologiques. Il déborde de métaphores plus vraies que tout traité d’anatomies[91]. Ces éléments sont aussi présents d’une manière ou d’une autre dans la philosophie personnaliste.
3.3 - Le langage du corps humain dans la philosophie personnaliste
Par personnalistes, il faut entendre les philosophes contemporains qui se sont occupés du mystère de la personne humaine tant dans sa phénoménologie, dans sa métaphysique que dans sa dimension éthique. De façon convergente, ils ont retenu de la réalité de la personne des convictions fondamentales qu’on peut résumer en trois affirmations-clés.
- Le corps est la manifestation de la personne humaine. Il nous tient en éveil devant la différence que constitue l’autre.
- Le corps est la remédiation des relations existentielles. il a une dimension relationnelle, donatrice, unitive et procréative. C’est à travers le corps et dans le corps que la personne se livre au monde et se donne à autrui.
- Le corps humain est un sujet à respecter et à promouvoir au-delà de tout conditionnement politique et économique. il faut l’aimer et le faire être.
Pour arriver à la réalisation de cette dimension promotrice de l’autre à travers le respect et l’amour de son corps, il faut se renoncer à le prendre comme un objet manipulable. On peut rappeler à ce sujet une des affirmations de Max Scheler qui apparait ici très suggestive : « il appartient à l’essence de la personne en tant que sujet concret de tous les actes possibles de ne jamais devenir objet. Elle est nécessairement victime d’une illusion si elle se prend elle-même pour objet »[92]
CONCLUSION
A part les hésitations classiques et modernes à en reconnaitre la subjectivité et le langage qu’il nous livre de lui-même et sur lui-même, nous concluons que le corps est le lieu de l’éveil à l’identité de la personne et à sa supériorité par rapport aux autres êtres de la création ; il est le principe de différenciation au niveau du genre ; le symbole de la communion des personnes
IMAGINATION, CORPS ET CERTITUDE CHEZ SPINOZA
Celestin ETHO
Doctorant en Philosophie
Institut catholique de Paris
Les circonstances qui nous ont amené au choix de ce penseur et de ce thème de travail sont multiples mais nous signalerons surtout une curiosité intellectuelle motivée par un souvenir qui est resté présent en nous, des bribes philosophiques de la classe de terminale où l’enseignant de philosophie achevait un cours des auteurs du XVII ème siècle en déclarant au sujet de Spinoza qu’il était subversif, sauvage, révolutionnaire et dangereux et que sa philosophie avait pour particularité de déstabiliser nos schémas de pensée et d’ébranler les idées reçues en remettant en cause l'équilibre des choses.
En effet, l’histoire nous rapporte que les hommes ont longtemps cru que le soleil tournait autour de la terre. Ils en étaient certains, d’autant que toutes leurs connaissances semblaient confirmer cette idée : le dogme religieux, mais aussi l’observation courante et même, la science, lorsqu’elle s’appuyait sur Aristote ou Ptolémée. Pourtant, les découvertes de quelques-uns, à commencer par Copernic ou Galilée, ont fini par montrer que tout la communauté scientifique de l’époque se trompait. Dans la Règle II , Descartes analysant les actes par lesquels la raison ou l'entendement peut parvenir à l'établissement d'une connaissance indubitable et prenant pour cela l'exemple des mathématiques, avec l'arithmétique et la géométrie, montre que ce qui peut fonder la certitude d'une connaissance scientifique, c'est :- son objet d'étude, « pur et simple » non dérivé de l'expérience mais seulement conçu clairement et directement par l'entendement ;- une méthode démonstrative qui permet à partir de principes clairs et distincts d'enchaîner des propositions de manière logique et déductive sans que l'erreur ne puisse s'y insérer.
A partir de cette analyse, il va montrer à travers sa 4ème règle que la certitude d'une connaissance peut provenir de deux sources : l'intuition et la déduction « aucune science ne peut s'acquérir autrement que par l'intuition intellectuelle ou par la déduction ». Par intuition, il ne nomme pas une intuition sensible, simple témoignage des sens, ni le jugement trompeur de l'imagination, mais une intuition intellectuelle à savoir « une représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison ». Pourtant pour Spinoza, lecteur critique de Descartes ce qui fonde nos certitudes en vérité, c'est la détermination d'un esprit qui refuse de donner son assentiment à des idées confuses et incertaines. Dans le Traité Théologico-Politique, il part de ce que l’on pourrait appeler une inquiétude existentielle qui peut se laisser aisément interpréter -selon Jean Marie VAYSSE - comme une sorte de « nostalgie de l’éternité »[93].
Spinoza se donne donc comme objectif de parvenir à la certitude. Cela est perceptible lorsqu’il affirme : « Je me résolus enfin de rechercher s’il existait quelque objet qui fût un bien véritable, capable de se communiquer, et par quoi l’âme, renonçant à tout autre, pût être affectée uniquement, un bien dont la découverte et la possession eussent pour fruit une éternité de joie continue et souveraine. »[94]. Spinoza part donc du constat d’aliénation existentielle : les hommes ramènent le Souverain bien à la richesse, à l’honneur et au plaisir des sens, alors que ces choses ne sauraient nous donner le bien véritable, ni atteindre la certitude. Combien d’hommes ont péri à vouloir s’enrichir ou à vouloir conquérir ou conserver l’honneur ? Combien ont vu leur mort hâtée à cause de leur amour excessif du plaisir ? Tout ceci résulte de la confusion entre les biens certains et les biens incertains.
Il faut s'en remettre à des principes clairs et distincts et rejeter tout ce qui est incertain. Pour Spinoza (in Ethique II, pr. XLIII, dem), « Celui qui a une idée adéquate, autrement dit celui qui connait une chose vraiment, doit avoir en même temps une idée adéquate de sa connaissance, autrement dit une connaissance vraie ; c’est-à-dire qu’il doit être en même temps certain ». Est alors certain ce qui fait l'objet d'un assentiment éclairé par une raison non aveuglé par l'imagination et ses farces. Ainsi, pour Spinoza, rechercher la certitude au sens d'une certitude absolue implique qu'on ne s'accommode pas de n'importe quelle certitude : il y a donc chez lui, des degrés de certitudes, de la certitude la plus immédiatement reçue et la plus crédule à la certitude la plus rationnellement fondée. D’où notre problématique : Qu'est-ce qu'une connaissance rationnellement fondée chez Spinoza et sur quel critère peut-on établir qu'elle est certaine ?
Dans le livre V de l’Ethique, Spinoza rapproche la certitude, la vraie, de la sagesse ; Car, le sage, sapiens, est celui qui sait et qui, par son savoir parvient à un genre de vie inaccessible au vulgaire, genre de vie qui comporte la domination des passions, la maîtrise de soi, la liberté et le bonheur. Pour atteindre la certitude même c'est-à-dire la connaissance intellectuelle de Dieu, il faut lutter contre les affects négatifs, les passions et les biens incertains. C’est dans ce combat qui se situe au niveau de la connaissance du troisième genre, que nous pouvons vraiment atteindre Dieu, ainsi nous serons ramenés à l’être, nous serons ramenés au critérium fondamental de la certitude, principe dont toute chose n’est que le développement. A ce niveau, on se souvient de ce que soutenait Descartes au sujet de la certitude : « je veux douter de tout, mais quoi que je fasse, je ne puis mettre en doute le fait que je pense, et que par conséquent je suis ; quoi que je fasse, le cogito est là, principe de mes pensées ». En somme, l’homme est-il capable d’atteindre la connaissance des choses, ou plus exactement, est-il capable de d’atteindre la réalité des choses, d’avoir une connaissance et une certitude objectives ? L’importance de cette question n’est que trop évidente car, si l’homme est incapable d’arriver à une certitude objective, c’en est fait de toute connaissance.
En fait, la certitude s’associe spontanément dans notre esprit avec l’idée de vérité. Être certain de quelque chose c’est prendre une position sans réserve à son sujet. Le caractère affirmatif de la certitude la rapproche de l’idée d’une vision claire et distincte de la chose que l’on considère. Nous affirmons sans l’ombre d’un doute que ce qui est dit est vrai ou faux. Mais, par-là, nous voyons aussitôt que la certitude n’est pas identique à la vérité puisque nous pouvons être assurés de la fausseté d’un propos, du caractère imaginaire d’un fait. Plusieurs questions se posent alors : comment pouvons-nous être certains de ce que nous avançons ? La certitude se présente comme une garantie mais qu’est-ce qui la garantit à son tour et quels sont ses fondements ? De quelle manière adhérons-nous à nos certitudes ? De manière purement crédule et naïve ou bien de manière objective et rationnellement fondée ? Suffit-il d’être certain pour être dans le vrai ? Quel est le rôle du corps, des affects, de nos imaginations dans ce processus ?
Dans le vocabulaire de Spinoza, les affects sont les affections du corps – c’est à dire les changements ou événements du corps – et simultanément la conscience de ces affections. Les affects sont donc à la fois un événement du corps et de l’esprit. Il faut distinguer les affects qui sont conformes à notre nature, de cause adéquate, c’est-à-dire dont nous sommes une cause suffisante et active, des autres. Les passions sont les parties passives des affects, source de souffrance et d’aliénation, puisqu’engendrés par des causes inadéquates ou par l’imagination. Les affects adéquats sont sources de joie et expriment notre véritable nature.
Le second livre de L’Ethique souligne abondamment que l’homme, être d’imagination, ne peut connaître que par les affections de son corps et, dès lors, toute connaissance est d’abord imaginative[95]. D’ailleurs l’homme a besoin de se re-présenter les choses, c’est-à-dire de les rendre présentes à son esprit. Selon P. Severac : « Toute la philosophie de Spinoza peut être lue à travers cette question centrale : comment, étant donné notre situation au monde, modifier notre rapport au monde, modifier notre rapport à nous-mêmes, et aux autres, de telle sorte que nous puissions être plus fermes, plus forts, plus heureux »[96]. Ceci nous amène sur le terrain des affects et nous remarquons que dans son Éthique, Spinoza accorde une place centrale au concept d'affect, ainsi défini : « J'entends par Affect les affections du Corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées »[97]. En d'autres termes : tout ce qui nous arrive et tout ce que cela nous fait, c'est cela qui détermine notre puissance d'agir, notre conatus. P. Severac souligne d’ailleurs que « notre milieu, en effet avec lequel nous sommes en perpétuelle interaction, nous modifie sans cesse en nous faisant éprouver ces variations de puissance que Spinoza nomme affects »[98]
La conscience est depuis Descartes le fondement de la certitude d’exister, et possède une valeur métaphysique validée par l’existence de Dieu : être conscient c’est avoir une vision claire et distincte de la raison de chaque chose et de leur enchaînement causal, les passions, étant au contraire des affections du corps qui entravent la liberté de l’âme et entraîne le libre arbitre dans la confusion des sentiments. Mais que savons-nous du corps nous demande Spinoza ? Au lieu de déplorer et de s’indigner devant les affections du corps qui seraient envahissantes, ne faudrait-il pas au contraire essayer des les comprendre ?
Défini par référence à "l'affection", l'affect est ainsi essentiellement "l'idée d'une affection du corps", si bien que les affects des hommes reproduisent, dans l'ordre de la pensée, les affections du corps humain. Et de même que toute affection de notre corps en augmente ou en réduit la puissance d'agir, de même parallèlement l'affect correspondant augmentera ou réduira notre "puissance de penser". Les affects sont ainsi les noms des constantes fluctuations, en plus ou en moins, de notre puissance. Nous ne sommes pas seulement esprit ou raison, mais aussi un corps avec ses sens d’où dérivent des sensations, des perceptions, des impressions qui définissent notre sphère affectivo-émotive. Ainsi, tant qu’un individu aura un corps apte à très peu de choses, son esprit sera nécessairement apte à percevoir très peu de choses ; l’esprit étant l’idée du corps, il ne peut que percevoir tout ce qui arrive au corps. Une telle perception, en tant qu’elle ne renferme que très peu de chose, n’est rien d’autre qu’un manque de connaissance, ou tout simplement, une connaissance partielle ou confuse des choses, une connaissance inadéquate.
Ainsi, étant donné que les hommes selon Spinoza naissent tous ignorants des causes des choses, ils ne connaissent pas d’avance si telle ou telle chose est utile à la conservation de leurs corps. En toute rigueur, c’est toujours sans connaissance préalable, comme à l’aveuglette qu’ils disposent des choses extérieures. Le premier genre de connaissance s’identifie donc à l’ensemble des idées inadéquates, c’est-à-dire des affections passives qui découlent des idées inadéquates. L’ensemble des signes, idées confuses inadéquates, et l’ensemble des passions, qui découlent de ces affections. Cette connaissance est partielle, parce qu'elle est confuse et parce qu’elle exprime tout à la fois les êtres qui provoquent ces changements et le sujet qui les subit. Les images qui surgissent en nous, au hasard des affections corporelles, nous représentent les choses comme contingentes et susceptibles de se corrompre avec le temps :
« Je dis expressément que l'Esprit n'a ni d'elle-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs, une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, chaque fois qu'il perçoit les choses suivant l'ordre commun de la Nature ; c'est-à-dire chaque fois qu'il est déterminé de l’extérieur, par le cours fortuit des évènements, à considérer tel ou tel objet, et non pas quand il est déterminée intérieurement, parce qu'il considère ensemble plusieurs objets, à comprendre leurs ressemblances, leurs différences et leurs oppositions. Chaque fois, en effet, que c’est de l’intérieur que l’esprit est disposé selon telle ou telle modalité, il considère les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus loin »[99].
Ainsi, le corps humain étant affecté par les autres corps, l’idée du corps englobe aussi les idées de ces autres corps. Mais, en réalité, nous n’avons pas directement l’idée des autres corps, mais plutôt l’idée des affections que ces autres corps produisent sur notre corps ou plutôt sur telle ou telle partie de notre corps. Les réactions de notre corps aux mouvements innombrables des autres corps s’expriment dans des images et ainsi l’imagination apparaît comme une puissance de l’esprit qui nous permet de contempler des objets absents ou même non existants.
L’imagination, comme Spinoza aime souvent à le rappeler, n’est rien d’autre que la manière dont les hommes perçoivent les choses à partir de l’état de leurs corps car croyant comprendre les choses, les hommes ne font qu’exprimer ce qu’ils perçoivent, à savoir, les modifications de la puissance d’agir de leurs corps au moment où ils sont affectés par les choses extérieures. Tant qu’ils demeureront dans cet état, dans cette manière de comprendre les choses, les hommes se tiendront éloignés de l’essence véritable des choses et manqueront ainsi de les comprendre comme il se doit. Car comprendre une chose, c’est la comprendre telle qu’autrui peut la comprendre indépendamment du rapport que son corps a avec la chose. Or, tant que la compréhension des choses sera liée à l’état du corps, nous ne dirons pas que les hommes connaissent, mais qu’ils imaginent, c’est-à-dire, qu’ils perçoivent les idées des affections du corps relatives aux corps. Spinoza ne se lasse pourtant pas de rappeler cette vérité, à savoir que : les valeurs des choses dans ce contexte, sont tout simplement le fruit de l’imagination des hommes ; le fruit de leur propre construction affective :
« Si par exemple, le mouvement reçu par les nerfs et issu des représentés par les yeux produit un bon état du corps, ils appellent beaux, les objets qui sont en cause, tandis qu’ils appellent laids, ceux qui produisent un mouvement contraire. Ceux qui impressionnent la sensibilité par le nez, sont appellés odorants ou fétides, par la langue, doux ou amers, ... Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses selon les dispositions de son cerveau, ou plutôt a pris pour les choses les affections de son imagination. (…). En effet, bien que les corps humains se ressemblent sur de nombreux points, ils diffèrent cependant sur de nombreux autres points, et par la suite ce qui parait bon à l’un parait mauvais à l’autre ; … ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre (…) : Autant de têtes, autant d’avis ; Chacun abonde dans son propre sens (…) : les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau, et ils imaginent les choses plus qu’ils ne comprennent »[100] .
Ce qui est intéressant dans cette assertion, c’est le fait que Spinoza illustre son propos en prenant des exemples qui nous permettent de voir jusqu’à quel point, le corps et les affects sont mis en évidence. Le premier exemple qui démontre la formation des notions se rapportant à la beauté et à la laideur. Spinoza part d’un organe du corps humain, l’œil : selon que la vue d’un objet meut les nerfs optiques de telle sorte que sa puissance d’agir soit augmentée, et favorise la conservation du corps, cet objet, sera dit « beau ». Tout ce qui communique aux organes visuels des mouvements contraires, des mouvements allant dans le sens de la contrariété de la puissance du corps, est dit « laid ». Cet exemple est significatif à plus d’un titre : ici, il y a une mise en évidence à la fois du corps et des affects dans la détermination imaginative de la valeur des choses. Nous voyons donc qu’une seule et même chose peut être perçue différemment selon les circonstances et les individus. C’est ce que soutient Léon Brunschvicg lorsqu’il écrit : « L’imagination est une qualité qui ne peut se transmettre d’un esprit à un autre, elle porte, profondément empreinte en elle, la marque de son individualité. C’est ainsi que la révélation revêt un caractère différent avec les différents prophètes : gaie avec qui sont gais…tristes avec ceux qui sont tristes… »[101]
La théorie des affects chez Spinoza n’a pas seulement des conséquences éthiques, mais aussi des effets politiques : elle implique un nouveau regard sur le sens d’une communauté, où il s’agit de comprendre comment des rapports peuvent se composer pour constituer une puissance plus étendue. C’est pourquoi chez Spinoza, l’imagination signifie avant tout une puissance et une pratique du corps. L'imagination n'a pas, chez Spinoza, le seul rôle de génératrice d'illusion, afin de fourvoyer les hommes. Elle possède, dans le langage spinoziste, une autre fonction essentielle : la régulation des passions. Toute la mécanique selon laquelle naissent, se développent, se favorisent ou se contrarient, et se succèdent les passions ou les sentiments, appartient en effet à l'imagination. L'homme, dans l'univers, est esclave d'une infinité de choses, d'une puissance supérieure à la sienne, et, les idées formant une suite parallèle à celle des corps, son esprit est infiniment subjugué par la puissance d'idées qui lui échappent[102].
Le fait mis en valeur par Spinoza que le corps existe en acte, donc dynamiquement, le soustrait au statut d’une simple chose dont la réalité serait isolable de tout ce qui lui arrive, selon ce qu’elle en reçoit et ce qu’elle leur donne, donc selon qu’elle en est affectée ou qu’elle les affecte. A ce corps, qui n’est pas seulement corps organique, dans la mesure où il ne se ramène pas à son organisation, P. Sévérac, dans son livre. Le devenir actif chez Spinoza donne le nom de « corps affectif »[103], entendons par là, corps disposé à affecter et à être affecté au fil des événements qui se succèdent au cours de son existence en acte et caractérisent sa manière propre de se comporter. Imaginer, c’est donc en quelque sorte épouser au fur et à mesure qu’ils se produisent les aléas de la vie du corps tout en sachant qu’il y a plusieurs manières d’aborder la connaissance : en subissant le monde, ses effets, ses signes équivoques, ou alors en raisonnant pour savoir composer des rapports avec le monde, chercher à en comprendre les causes, à rendre les signes univoques pour parvenir à une connaissance directe, une connaissance totalement adéquate du monde, un rapport direct avec Dieu, c’est-à-dire la Nature. Comme le dit S. Levesque « nous possédons cette formidable capacité qui consiste à imaginer »[104], et au sujet du rapport imagination-affects, la sagesse nous obligerait à user avec discernement de notre capacité imaginative, la seule qui nous permette d’atteindre à la vérité, qu’en se formant longuement à la prudence, c’est-à-dire à la connaissance approfondie de la nature du corps humain.
Nous le constatons, la difficulté revient alors à lever l'ambiguïté inhérente à la nature même de nos certitudes. Le meilleur moyen de ne pas être aveuglé par des certitudes trompeuses, c’est de cultiver l’esprit d’interrogation. Autrement dit, il faut se fier à ses certitudes tant qu’elles sont utiles, et qu’elles permettent de construire un savoir et de persévérer dans l’être. Par ailleurs, c’est de l’insuffisance de notre connaissance que proviennent les passions. Une augmentation de la connaissance nous dirigera, au contraire, vers les véritables biens. En bref, pour l’être individuel que nous sommes, il ne s’agit pas de s’affirmer, de persévérer dans son être, de vouloir persévérer dans son être. La certitude qui consiste pour Spinoza à nous introduire progressivement dans la connaissance intellectuelle de Dieu, sera toujours le moyen de notre salut, convaincu qu’il faut toujours rechercher le vrai bien, c’est-à-dire « une chose éternelle et infinie », pouvant nourrir l’âme « d’une joie sans mélange et sans tristesse ». Comment donc parvenir à la conviction de la vision du vrai bien ? Comment l’esprit peut-il être certain de prêter au vrai bien une attention constante ? Qu’est-ce que la certitude chez Spinoza en fin de compte ?
L’enjeu de cette investigation se situe entre l’incertitude des biens finis et la certitude du vrai bien car en fait, pour Spinoza, les hommes ont spontanément tendance à ne pas analyser suffisamment la puissance de leurs désirs ce qui les conduit à des illusions. Dans l’Éthique, Spinoza montre que seule la connaissance vraie donne à l’homme une connaissance vraie de lui-même et de sa vie, le délivre de la servitude où le tiennent ses passions et lui permet d’atteindre la certitude et la véritable liberté. Il est important en effet de préciser que pour Spinoza, les connaissances se répartissent en trois catégories.
1 - Le premier genre de connaissance ou connaissance imaginative
Cette connaissance est inadéquate et pour mieux la comprendre, il faudrait se poser cette question : que faisons-nous lorsque nous imaginons ? Spinoza décompose le processus de la façon suivante : 1/ Nous nous représentons les choses hors de nous/sans nous ; par exemple : la Providence. 2/ Nous leur attribuons une valeur en termes de bien ou de mal selon le degré de plaisir qu’elles nous procurent. 3/ Ces valeurs sont des qualités intrinsèques que nous croyons être le propre de ces choses. 4/ Avec le temps, les valeurs tendent à s’objectiver dans des systèmes de lois, de morale, ainsi de suite. En réalité, les valeurs ne sont toujours que des projections de nos désirs sur des objets qui nous affectent sous un rapport déterminé. Elles sont toujours le lieu de notre ignorance et elles sont toujours au fondement d’un rapport de commandement ou d’obéissance. Ce niveau de connaissance nous le constatons correspond à la perception sensible à savoir « je vois, j’entends, je ressens », aux opinions courantes c’est-à-dire des connaissances acquises par « ouï-dire » et à l’expérience. Ces connaissances soutient Spinoza, sont partielles et douteuses car nos sens nous trompent parfois, les opinions sont diverses et contradictoires, et l’expérience de la vie est relative à chacun.
Cet ordre pour Spinoza est inadéquat parce qu'il exprime plus la manière dont notre corps est affecté par les causes extérieures que la nature de ces corps que nos idées nous représentent. Cet ordre n'est cependant pas arbitraire mais régi par une structure mémorielle de notre esprit et de notre corps dont Spinoza décrit les effets en ces termes : Si le Corps humain est affecté selon une modalité qui enveloppe la nature d'un corps extérieur, l'Esprit humain considérera ce corps extérieur comme existant en acte, ou comme étant présent, jusqu'à ce que le Corps soit affecté d'un affect qui exclue l'existence ou la présence de ce corps[105].
On saisit plus précisément ici la source de nos erreurs de jugements, c'est-à-dire la source de ces idées qui nous représentent comme présent ce qui est absent. Elle réside dans cette capacité du corps de retenir en lui les traces des corps qui l'ont préalablement affecté.
Cette aptitude de se représenter comme présent ce qui est absent est ce qui définit proprement l'imagination. Elle nous conduit à nous représenter le monde extérieur de manière biaisée par la médiation des affections de notre propre corps, mais elle est aussi ce qui inscrit les affections du corps et les idées que nous en formons dans une continuité. Elle va permettre à constituer une tendance propre et singulière à associer les images des choses en fonctions des affections passées de notre corps propre. L'imagination peut aussi nous faire basculer dans l'irréel. Fil tendu entre le néant et la réalité, l'imagination peut fonctionner pour le meilleur et pour le pire : elle peut nourrir les illusions et les délires superstitieux mais elle peut aussi inscrire ses productions dans le réel, elle peut donner forme et visage au réel si tant est que nous adhérons au cours de la nature et ne tentons pas illusoirement de nous en détacher, de nous en exclure en nous comportant comme si nous étions « un empire dans un empire ». La supériorité de la raison sur ce premier mode de connaissance est donc évidente : elle fournit une idée vraie et s’accompagne de certitude. Explorons ce second genre de connaissance.
2 - Le deuxième genre de connaissance
Spinoza appelle la raison ou connaissance du deuxième genre celle qui s’opère « par notions communes et idées adéquates ». La connaissance du deuxième genre nous est donnée par la raison. Elle s’exerce en mathématique, par exemple. Ce savoir est objectif, universel et affranchi des passions. Mais il ne nous donne qu’une connaissance abstraite et désincarnée du monde, telle qu’on la trouve dans la physique galiléenne de l’époque.
Le second genre de connaissance n'est rien d'autre que la connaissance rationnelle par les causes. Dans l’Éthique, la connaissance du second genre c’est la connaissance des rapports, de leur composition et de leur décomposition. C’est la connaissance des rapports qui me composent et des rapports qui composent les autres choses. C’est la connaissance des rapports, à savoir, la manière dont mes rapports caractéristiques se composent avec d’autres, et dont mes rapports caractéristiques et d’autres rapports se décomposent. Dans le deuxième genre de connaissance nous enchaînons les idées en les déduisant les unes des autres. Cet enchaînement doit être compris comme s'effectuant selon un ordre qui n'est pas celui des rencontres contingentes que fait notre corps mais valable pour l'entendement, c'est-à-dire adéquat. Lorsque nous enchaînons ainsi nos idées nous sommes en mesure de rendre compte de notre savoir. C'est un savoir communicable parce qu'il met en jeu non pas notre expérience singulière mais des notions communes. Comment définit-il les notions communes ?
Les notions communes sont des notions qui, d’une part, partent de l’attribut pour aller au mode, et qui, d’un autre côté, sont communes à tous les esprits. Elles permettent de penser, à la fois, selon l’être, puisque l’étendue est essentiellement attribut de Dieu, et par un acte libre et constitutif de la pensée. Ces notions communes sont ainsi les vrais fondements de notre raisonnement.
Il existe cependant un troisième genre de connaissance nous dit Spinoza. Ce troisième genre est étrange en ce qu'il réunit les caractères des deux genres que nous venons de distinguer. Il consiste en une connaissance adéquate mais intuitive des choses.
3 - Le troisième genre de connaissance
Le troisième genre de connaissance, ou la connaissance intuitive, dépasse les rapports, leurs compositions et leurs décompositions et va plus loin que ces rapports puisque cette connaissance atteint l’essence qui s’exprime dans les rapports et l’essence dont ces rapports dépendent. C’est la connaissance des essences.
La connaissance du deuxième genre qui raisonne par notions communes ne peut atteindre la vraie connaissance de Dieu et par ricochet la certitude. En effet, les notions communes sont formées par l’esprit à partir de ce que le corps a en commun avec les autres corps, alors que l’idée de Dieu naît dans l’esprit lui-même du fait qu’il fait partie de l’idée que Dieu a, ou l’entendement infini de Dieu. C’est à cause de cela que les hommes n’ont pas une connaissance également claire de Dieu et des notions communes [106] car « ils ne peuvent imaginer Dieu de la même façon que les corps et qu’ils ont uni le nom de Dieu aux images des choses qu’ils ont l’habitude de voir »[107]. La connaissance que les hommes ont ordinairement de Dieu est une connaissance erronée, puisqu’elle vient de l’habitude qu’ils ont de réunir le nom de Dieu et les images des choses qu’ils ont l’habitude de voir, ce que « les hommes peuvent à peine éviter ce processus, étant continuellement affectés par les corps extérieurs. »[108]. Pour Spinoza, la connaissance du troisième genre est celle que doit atteindre le philosophe. C’est une sorte de perception globale et intuitive, obtenue au terme d’un long cheminement intellectuel. Elle permet de percevoir les choses dans leurs relations, leur développement, leur unité. Cette vision du monde est censée procurer sérénité et béatitude. À ce moment, le philosophe vivra une sorte de communion avec Dieu conçu comme Nature.
De toutes ces considérations on peut déduire avec Spinoza que la troisième forme de connaissance est l'intuition intellectuelle. On ne saurait donc se faire une idée adéquate d'une réalité individuelle, quelle qu'elle soit, sans y retrouver Dieu, sans comprendre Dieu, source de toute essence et de toute existence. La connaissance du troisième genre est donc celle qui connaît Dieu dans son infinité et dans son éternité, qui rattache toute vérité à la vérité unique et absolue. L'humain acquiert alors la conscience intégrale de son être et par là même, dans la mesure où son être participe à l'être de Dieu, il a conscience de Dieu et atteint la certitude.
Pour revenir à notre question de départ à savoir comment situer le statut de certitude dans ce projet éthique de Spinoza, nous pouvons conclure que les genres de connaissance qui viennent d'être distingués ne sont pas exclusifs l'un de l'autre. La séparation entre ces genres de connaissance est abstraite car, dans les faits, ils ne s'excluent pas. Ils ne correspondent point à trois classes distinctes d’objets ; ils constituent trois affirmations du même objet qui est, à vrai dire, la nature infinie. Pour cerner la fonction politique de la certitude chez Spinoza dans cette dynamique, une conjugaison du Traité de théologico-politique et de l’Ethique est nécessaire, conjugaison où du rapport entre certitude et politique, émerge le statut de l’obéissance manifeste dans la constitution du pacte social spinoziste. Pour Etienne Balibar, c’est à ce niveau que la certitude dans le domaine métaphysique, prend la forme de l’obéissance de tous dans le domaine politique, obéissance de tous qui est absolument requise car elle constitue en effet le rapport social fondamental et la condition sine qua non de la vie sociale et de la concorde civile [109].
En bref chez Spinoza, l’accès à la certitude met en relief, la puissance absolue de la raison. Le non manifestation de cette puissance de la raison pourrait être préjudiciable au déploiement du conatus, cet effort existentiel propre à chaque être humain que Spinoza reconnait à chacun comme un droit. Or ce désir d’exister qui se confond avec la puissance de persévérer et d’agir, engendre chez les êtres humains des appétits. Chacun cherchant à se satisfaire au détriment des autres, il en résulte une dépendance réciproque qui, en l’absence de société politique, rend ineffectif ce droit-puissance. Les hommes doivent donc, renoncer à agir suivant le seul décret de leur pensée et transférer à la société toute la puissance qui leur appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit souverain de Nature[110] . Seulement, il faut le noter chez Spinoza, ce transfert ne vaut qu’aussi longtemps que les individus y trouvent avantage, non pas seulement au regard de leur survie mais à celui de leur utile propre. L’utile propre de l’homme constitue le critère du bien. Pour agir en faveur de son utile propre, il faut le connaître, c’est-à-dire qu’il faut avoir une connaissance adéquate de soi et des choses extérieures.
En achevant sa leçon sur Spinoza à l’Ecole normale d’Auteuil, Delbos concluait ainsi : Pour Spinoza, la certitude consiste simplement à penser adéquatement ce que nous pensons et, spécialement de nous penser adéquatement nous-mêmes car l’homme connaît d’abord par la connaissance du premier genre, c’est-à-dire selon un moi situé dans le monde, un moi passif, un moi affecté par le monde. Aussi, il ne faut jamais dans l’histoire de la philosophie, quand on suit le mouvement, s’arrêter à une doctrine et lui signifier : tu es la vraie ou tu es la fausse, parce que d’autres doctrines sont venues ou viendront ensuite pour la compléter ; et la grande vérité philosophique est sans doute dans cet effort incessant, toujours renouvelé, vers le vrai ; comme le disait déjà saint Thomas. Mais si la philosophie demeure toujours inachevée, le philosophe, lui, peut participer à l’esprit philosophique en sa plénitude : c’est en cet esprit que nous pouvons communier avec Spinoza.
BIBLIOGRAPHIE
BALIBAR Etienne, Spinoza et la politique, Paris, PUF, 1985.
BRUNSCHVICG Léon, Spinoza et ses contemporains, Paris, PUF, 2015.
LEVESQUE Simon, « Perception et sociabilité. La communication des passions chez Descartes et Spinoza de Philippe Drieux », Cygne noir, 2015.
SEVERAC Pascal, Le devenir actif chez Spinoza, Champion, 2005.
-----------------------, Spinoza. Union et désunion, Paris, Vrin, 2011.
SPINOZA, Traité théologico-politique, trad. C. Apphun, Paris, GF,1964.
-----------------------, Appendice à la partie I, traduction de Charles Appuhn, Seuil 2010
VAYSSE Jean Marie, Spinoza, in Collectif, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail, 1998.
HEIDEGGER ET LA CORPOREITE DU DASEIN
Roland TECHOU
Doctorant Institut catholique de Paris
« Nous n’« avons » pas un corps de façon par exemple dont nous portons un canif dans notre poche ; le corps (Leib) n’est pas non plus un corps (Körper) qui ne ferait que nous accompagner et dont nous constaterions dans le même temps, expressément ou non, la réalité donnée (vorhanden). Nous n’« avons » pas un corps, en revanche nous « sommes » corporels (Wir »haben« nicht einen Leib, sondern wir »sind« leiblich) »[111].
Dans son ouvrage, Heidegger et la question de l’espace, où il évoque la notion de corps chez le penseur du sens de l’être, Didier Franck est arrivé à la conclusion que : « Sein und Zeit a échoué sur la question de la chair »[112]. En supposant pour notre part que le corps est le lieu d’intelligibilité de la chair, nous voulons montrer qu’une philosophie qui pose la question de l’essence humaine ne peut en aucune façon occulter la question du corps qui rend évidente l’existence humaine comme un être-là. Comment s’énonce alors en ontologie fondamentale la corporalité du Dasein ? Autrement dit, comment peut-on envisager à l’horizon d’une subjectivité sans chair, l’objectivité existentielle ?
L’auteur de Sein und Zeit ne fait en effet qu’effleurer le problème du corps mais donne pourtant, déjà, à qui sait voir, de précieuses indications pour la reprise de la dimension corporelle de l’homme au sein d’un déploiement plus originaire qui n’est pas encore suffisamment pensé. Maxence Caron soutient à juste titre que le texte décisif de Heidegger sur la question est un ouvrage non encore connu, les Séminaires de Zollikon, qui clôt le débat de manière décisive en livrant la profondeur de la pensée heideggérienne grâce à la notion de chair (Leib) et en élevant cette dernière à un niveau de réalité que la phénoménologie n’atteint pas encore[113].
Avec la théorie de la chair ek-statique, Heidegger plonge la dimension corporelle de l’homme dans l’ouverture à l’être et rejoint aussi bien l’expérience quotidienne de l’advenue de l’objet au simple regard, que celui du jaillissement de la réalité aux yeux du poète. Notre hypothèse est de soutenir que la question de l’homme entendue comme individualité est bien présente dans la philosophie du penseur de l’être. Après avoir situé le questionnement du corps de l’homme dans l’ontologie fondamentale (I), nous répondrons à sa spécificité phénoménologique entre corporalité et corporéité (II). Nous montrerons enfin que c’est en vue de la libération de l’essence humaine pour laquelle le culte est une barrière dans la philosophie moderne, que Heidegger clarifie l’essence du corps comme l’être-corps (III). L’intérêt reste de montrer que le corps n’est rien de corporel sinon le lieu d’être de l’humain de l’être.
1 - L’ontologie fondamentale et la question du corps de l’homme
L’analytique existentiale de 1927 qui marque le point de départ de l’ontologie fondamentale aura fait économie de la question du corps. Heidegger affirme au § 23 de Être et Temps que « la spatialisation du Dasein dans sa corporéité abrite en elle une problématique particulière dans laquelle il n’y a pas à entrer ici ». Pourtant, le choix axiomatique de la thématique du Dasein pour désigner l’être humain ne peut passer sous silence cette intelligibilité de la chair qu’est le corps. Il faut donc attendre le cours d’été 1930 portant sur Les problèmes fondamentaux de la métaphysiques (GA 31), où s’énonce la problématique de la finitude, pour comprendre que c’est en vue de cerner la grandeur de l’homme que le penseur du sens de l’être pense poser la question du corps au-delà de toute biologisation, laquelle est encore entachée de considérations métaphysiques propres à la subjectivité. Heidegger fait remarquer d’entrée de jeu que la grandeur de la finitude « aurait été amoindrie et faussée en faveur d’une infinité », laquelle débouche sur l’anthropologisation de l’être humain. Or, l’analytique du Dasein fini que seule une ontologie fondamentale permet de percevoir, loin d’exclure la question métaphysique, ne s’en préoccupe plus comme une définition de la nature de l’homme mais comme détermination de l’essence humaine : « La tâche de la philosophie n’est pas l’anthropologie mais la libération du Dasein en l’homme. Ce qui est essentiel au Dasein qui habite en l’homme (ou dans lequel l’homme habite), Heidegger l’appelle finitude »[114]. Notre question est de savoir pourquoi déterminer autrement l'homme, qui jusque-là s'est bien défini en tant qu’âme et corps, comme l'animal raisonnable, « le vivant doué de parole ».
En supprimant la dualité corps et esprit pour appréhender l'essence humaine, l’ontologie fondamentale, qui est une philosophie de retour sur le soi humain, cherche à mettre en œuvre l’ipséité humaine. Elle exige dès lors le dépouillement de l'homme de toute subjectivité et de toute réflexivité. Heidegger pose l’humain comme un étant configuré et de fait s'oppose à toute approche du corps en terme biologique, vital et animal. Par sa facticité, le corps est porté par une transcendance qui le mène au-delà d'un simple organisme animal :
« Retrouver l'élémentaire de l'homme, c'est retrouver ce qui le rend possible en deçà même du biologique, ce à partir de quoi il est. Etre dans son élément, c'est être soi-même. L'élément de l’homme, son sol abyssal, c'est l'être, étrange milieu qui ne le porte pas, mais l'emporte et l'exporte. Revenir à l’élémentaire, c'est revenir à la situation fondamentale de l'homme par apport à l'être, par rapport à son être »[115] .
C’est la signification de cet élémentaire qui exige que l’être-au-monde de l’homme se tienne comme être-vers-la-mort. Ainsi située, la spécificité de l’ontologie fondamentale peut se justifier contre toute phénoménologie qui, dans la pensée de Heidegger, dénonce le manque d’une exploration du corps vivant ou encore des phénomènes de la douleur, de la souffrance, de la fatigue, de la naissance et surtout de la sexualité. La philosophie de Heidegger n’énonce pas un traité d’ontologie mais élabore une philosophie du retour à soi dans laquelle le Dasein désincarné et asexué apparaît comme la figure accomplie de l’être humain. La phénoménologie contemporaine insiste sur la corporalité (le corps vivant et la chair)[116], réfutant avec Levinas toute éthique dans la pensée de Heidegger. Mais il ne faut pas ignorer que c’est le penseur de Fribourg, plus que Husserl, qui ouvre le questionnement sur le respect du corps humain contre toute manipulation de l’humain qu’aura occasionné le « corps-machine » de Descartes ou la libéralité accordée par le « Cogito ergo sum » : « Je pense donc je suis ». Le refus de toute thématisation du corps vivant démarque le corps propre du Dasein de toute détermination ontique et laisse apparaître une détermination ontologique du corps-vif compris comme corporéité du Dasein.
Nous soutenons donc contre toute absence de la corporalité dans la pensée de Heidegger, que l’ontologie fondamentale, fidèle à sa décision, est : « L’intention de ruiner la vision métaphysique de l’être de l’homme en tant que composé de corps, âme et esprit »[117]. C’est sur fond de négation du corps comme étant sous-la-main (Vorhandenheit) que doit être posée l’évidence du corps vif comme corporéité du Dasein.
2 - Penser le corps vif comme Corporéité
Deux textes de Heidegger annoncent la difficulté à penser le corps : La lettre sur l’humanisme de 1947 et les Seminaires de Zollikon (Zollikoner Seminare). La problématique est concordante : « De tout étant qui est, l’être vivant (Lebe-Wesen) est probablement pour nous le plus difficile à penser (schwersten zu denken), car s’il est, d’une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme (Abgrund) de notre essence eksistante »[118]. Cette difficulté tient au fait que : « Nous ne sommes pas d’abord vivants, ni n’avons en outre un appareil nommé corps, mais nous vivons du fait que nous « corporons » (wir leben, indem wir leiben). Ce « corporer » (Leiben) est quelque chose d’essentiellement autre (ist etwas wesentlich anderes) que le simple fait d’être pourvu d’un organisme (Behaftetsein mit einem Organismus) »[119].
Pour déterminer ce corps vivant et existant, l’allemand parle de Leib, dérivé du verbe Leben (Vivre). Une nouvelle difficulté conceptuelle surgit, celle de vouloir lier le phénomène du corps à celui de la vie. C’est face à une telle difficulté que Heidegger aurait renoncé en 1927 à élaborer une phénoménologie du corps dont les indices n’apparaissent qu’en 1972 avec les séminaires de Zollikon. Ceux-ci tiennent l’élaboration du corps loin de toute catégorisation scientifique de distinction corps-âme, telle que nous l’avions déjà soulignée. Depuis le renouveau de lecture que connaît la Lettre sur l’humanisme de 1947, on perçoit mieux l’enjeu du philosophe qui est de faire que l’homme « devienne ce qu’il peut être en son être-libre pour ses possibilités les plus propres ». La pensée du corps vivant et existant se situe alors inévitablement au-delà du corps organique et le körper, tout en étant la condition substantielle de toute existence, n’en occulte pas le phénomène :
« Le corps vif (Leib) de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal »[120].
La proximité du corps ne doit donc pas empêcher de voir qu’à travers la corporéité se pose la question de l’essence humaine qui incite à se libérer du corps tenu comme simple subsistant. En vue de passer du corps substance au corps vif, Heidegger précise que : « Si le corps vif (Leib) en tant que tel est à chaque fois mon corps, alors ce mode d’être est le mien, ainsi l’être-corps (Leiben) est-il codéterminé par mon être homme au sens du séjour ekstatique au milieu de l’étant qu’il éclaircit »[121].
Il apparaît évident que contre le corps somatique, le corps vif dépasse toute limitation et s’entend comme le séjour du mortel que nous sommes. Le rapport finitude et temporellité révèle ainsi l’essence du corps qui n’est rien d’autre que la possibilité de décentrement perpétuel d’où s’entend la tonalité (Stimmung) du corps vif : « Affirmer que le corps vif est porté par la tonalité ce n’est pas le spiritualiser de manière éthérée, c’est justement en vertu de son entrelacement avec la tonalité que la corporéité vive acquiert pour nous son caractère embarrassant ou libérateur, déconcertant ou réconfortant »[122].
Nous savons qu’avec Heidegger, sur un plan où il y a de l’être, les tonalités ne sont « ontologiquement jamais rien » (Etre et Temps), elles reflètent l’entente du monde que le corps met en attente. Le corps vif s’exprime aussi à travers la peine, la sympathie, l’empathie ou l’antipathie qui modifient l’humeur du vivant existant soit sur fond « des tonalités plaisantes qui l’allègent [soit] de celles sombres qui l’alourdissent »[123]. On peut alors affirmer que la tonalité du corps se détermine à travers l’être-au-monde qu’il faut dorénavant tenir comme l’être-corps.
3 - L’être-corps
S’agit-il du corps qui parle ou du corps parlant ? La tonalité du corps vif qui modifie l’existence atteste que la Stimmung est un sentir. Loin de tout sentiment empiriste, le sentir révélé dans le corps, qui n’est point la somme des sensations à percevoir ou à constater, montre que « ce que l’homme sent, il le ressent aussi indissociablement » : « Admettre que l’expérience sensorielle relève ainsi de l’être-au-monde, c’est indiquer, rompant avec la métaphysique, que le toucher, la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût doivent être pensés à neuf »[124]. Mais telle n’est pas l’hypothèse que nous tenons dans cette communication. Celle-ci se donne pour tâche et une fois encore sous la base du Zollikoner Seminare de justifier que « l’être-corps - leiben - relève de l’être-au-monde »[125]. Ainsi nous n’existons vraiment que dans l’entente de l’être, entente dont le corps est le lieu de révélation. Le corps vif s’appréhende dès lors comme notre propre dimension existentiale, un être-là corporel ouvert à l’être. Autrement dit, pendant que tous les organes du corps sentent, ils ne sont pas que du ressentiment : « Le toucher pour ne prendre que cet exemple, est à la fois ouvert au tangible en même temps au rien du tangible » ou encore « Toute actualisation du sentir engage un rapport à l’être et n’est pas uniquement une expérience ontique entachée d’un subjectivisme arbitraire »[126].
Heidegger dépasse toute la notion du corps spiritualisé de la métaphysique barrant la voie à la subjectivité contemporaine de la phénoménologie transcendantale (Husserl, Merleu-Ponty) du corps vécu au détriment du corps vivant et existant. Le corps vif ne se constitue en rien et ne se limite à aucun organe. Ni subjectiviste ni intentionnel le corps vif, parce qu’il dispose l’être-là au monde, enseigne à l’être-là précisément que « notre vouloir émerge d’un pouvoir-être qui ontologiquement présuppose l’appel du souci »[127]. Ainsi participe-t-il constamment à la facticité de l’être-déjà-là comme corrélation de l’être-soi et de l’être-ensemble avec les autres Dasein. Il ne faut point entendre par là une intersubjectivité nécessitant une corporéité mais un être-ensemble avec qui l’être-au-monde livre la tonalité réciproque des modalités de l’être-corps (rencontrer, discuter, médire, bavarder)[128].
Ce sont des structures de l'ouverture du Dasein : « Bavardage, curiosité [….] qui rendent effective la manière dont le Dasein est quotidiennement son "là", l'ouverture de l'être-dans-le-monde ». Ces caractères, en tant que déterminations existentiales, ne sont pas présents dans le Dasein, mais ils constituent son être. En eux et en leur relation ontologique se dévoile un mode fondamental de l'être de la quotidienneté, que nous appelons déchéance du Dasein. Ce qui signifie que le Dasein est d’abord et le plus souvent auprès du « monde » dont il se préoccupe : « Être, c'est comprendre l'être. Comprendre l'être, c'est exister de telle sorte qu’il y va, dans l'existence, de cette existence même. -Il y va de l'existence même - c'est être-dans-le-monde ou être-là. Être là - c'est se transcender ».
CONCLUSION
L’époque qui est la nôtre est menacée par la mainmise sur le vivant. Dans ce contexte de haute biologisation de l’humain, l’être de l’humain est sacrifié au profit de l’étant, faisant du corps un produit de marchandage pour ne pas dire une marchandise. Dans ce péril extrême s’énonce une pensée nouvelle de la corporéité, celle qu’on pourrait appeler corporéité vive. Elle suppose de penser le corps en direction de l’essence humaine. C’est la tâche que s’assigne l’ontologie fondamentale avec Martin Heidegger et dont nous venons d’esquisser quelques étapes. Notre détermination du questionnement du corps vif chez Heidegger aura donc visé, selon les expressions de Michel Haar, à dégager « une voie qui permette de poser à nouveau la question de l'être ». C’est pourquoi on ne saurait s’étonner de voir que Etre et Temps repris par le Kantbuch, définit l'anthropologie comme « une sorte de dépotoir de tous les problèmes philosophiques essentiels ».
Ce qui incite à abandonner toute approche anthropologique incapable de poser la question du sens de l'être et qui fait de la nature humaine l'essence de l'homme. Le choix radical de la thématique du « Dasein » en remplacement de celui de « sujet ou d'homme » exprime combien Heidegger cherche à démarquer son cheminement de toute métaphysique moderne. Mais la question qui reste posée, et qui rallie toujours Heidegger à toute impossibilité de se démarquer de l'anthropologie traditionnelle, est de savoir pourquoi l'accueil de cette nouvelle structure unitaire du Dasein, par laquelle il veut dépasser la dualité traditionnelle, conserve toujours le rapport à soi. L'ouverture au monde du Dasein est à la fois ouverture à l'être et au monde et ouverture à soi. C’est bien plus tard, dans la période du dernier Heidegger, que le Dasein sera abandonné comme thématique opératoire pour un retour au vocabulaire de l'homme tout court et tout simple. Celui-ci cherche à assumer la liberté d’être de l’être humain.
BIBLIOGRAPHIE CONSULTEE
FRANCK Didier, Heidegger et le problème de l’espace, Minuit, Paris, 1986
----------------------, Chair et corps, Minuit, Paris, 1981
GREISCH Jean, « Le phénomène de la chair : un “ratage”de Sein und Zeit », dans G. Florival
(Ed.), Dimensions de L’Exister. Etudes d’anthropologie philosophique, Peeters, Paris, 1994, pp. 154-177.
GROS-AZORIN Caroline, « Le phénomène du corps (Leib). Une entente participative », Les Etudes Philosophiques, 4/1998, pp. 465-477
BENOIST Jocelyn, « Chair et corps dans les séminaires de Zollikon : la différence et le reste
», dans Figures de la subjectivité. Approches phénoménologiques et psychiatriques, Jean-François Courtine (ed.), CNRS, 1992, pp. 179-191.
HAAR Michel, Heidegger et l’essence de l’homme, Jérôme Millon, Grenoble, 1990.
LE CORPS COMME MEDIATION ET OUVERTURE
DE L’HOMME AU MONDE CHEZ MERLEAU PONTY
Noel DOOLALILA
Doctorant en Philosophie
Institut Catholique de Paris
Merleau-Ponty est l’une des figures phénoménologiques qui ont développé après Heidegger, une nouvelle approche du phénomène. A la différence de Husserl dont il s’est écarté, il rejette le moi transcendantal et donne une autre orientation de la conscience. Il ne fait aucun doute que le corps est un des thèmes majeurs élucidés par la pensée de Maurice Merleau-Ponty. Dans la Phénoménologie de la perception, ce corps est un a priori, c’est-à-dire « ce par quoi » il y a présence du monde à notre action et « ce par rapport à quoi » le monde est accessible à l’inspection de l’homme, c’est dire qu’il existe une certaine corrélation entre le corps et le monde jusqu’à former une chair.[129]
Pour Merleau-Ponty, le corps habite le monde. Il y est « chez soi », il le reflète et le transforme. Le corps anime le monde et forme avec lui un « ensemble ». L’être corporel se joint à un milieu défini, se confond avec certains projets et s’y engage continuellement. Pour lui, le corps n’est donc ni une chose, ni une somme d’organes. Par contre, il est un réseau de liens. Il est ouvert aux autres et au monde qui est le lieu où se nouent la corporéité et l’altérité.
Comme il s’agit de dépasser une certaine dualité, Merleau-Ponty va s’intéresser aux liens vitaux entre moi et autrui, entre l’âme et le corps, entre le corps et le monde, entre l’homme et l’Être. Pour lui, ces liens se tissent dans la « chair du monde », qu’il s’agisse de mes rapports avec les choses ou de mes liens avec les autres. La perception et la parole, le désir et le toucher, sont concrètement un rapport charnel avec le monde. Il y a donc une sorte de circularité entre ma chair et la chair du monde, une espèce d’« entrelacement », ou d’« enveloppement » entre les deux.
Le corps est alors l’instrument de médiation et d’ouverture au monde à travers la perception, la sexualité, la corporéité et la parole. C’est à travers l’étude de La phénoménologie de la perception que cette réflexion a été rendue possible.
1 - LE CORPS COMME MEDIATION ENTRE L’HOMME ET LE MONDE
1.1 - L’homme est au monde par son corps
C’est par le corps que se crée l’articulation, cette sorte de dialectique entre notre être et le monde. Grâce au corps, nous sommes en dialogue avec le monde.
En effet, « si mon corps peut être une “forme” et s’il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds indifférents », c’est précisément « en tant qu’il est polarisé par ses tâches, qu’il existe vers elles, qu’il se ramasse sur lui-même pour atteindre son but. »[130] Le corps reste dans sa forme indivisible. C’est ainsi qu’à travers l’unité du corps objectif et du corps propre, on voit ce que Merleau-Ponty a appelé le schéma corporel. « Avec la notion du schéma corporel, ce n’est pas seulement l’unité du corps qui est décrite d’une manière neuve, c’est aussi, à travers elle, l’unité des sens et l’unité de l’objet. »[131] Cela signifie en d’autres termes que le corps est capable d’anticipation, le corps sait d’avance ce qu’il doit faire et comment il peut faire. C’est ainsi que les gestes que réalise le corps sont non seulement en accord avec la volonté mais en relation avec autrui, avec les objets et les choses de ce monde. Il faut alors relever que « le schéma corporel est finalement une manière d’exprimer l’idée que mon corps est au monde »[132], c’est-à-dire un corps impliqué dans le monde, mais selon un mode d’inclusion irréductible à la simple inclusion matérielle et spatiale, capable « d’organiser le monde donné selon les projets du moment, de construire sur l’entourage géographique un milieu de comportement, un système de significations qui exprime en dehors l’activité interne du sujet »[133]. Le schéma corporel nous donne aussi d’anticiper sur le monde et de lui donner une signification. Cette anticipation peut être naturelle ou culturelle. Le fait de distinguer par exemple les choses du monde ; une pierre n’est pas un arbre. D’autre part, le fait de hocher la tête a une signification particulière selon qu’on appartient à telle ou telle culture. On pourrait même dire que cette capacité d’anticiper sur les évènements du monde reste innée en l’homme dont le corps est toujours attentif lorsqu’il faut les interpréter.
En d’autres termes, le corps médiation est aussi puissance d’action, c’est dire qu’il possède un savoir du monde « qui se réduit à une sorte de coexistence avec lui. »[134] Il connaît en quelque sorte son entourage « comme l’ensemble des points d’application possibles de cette puissance »[135]. C’est d’ailleurs pourquoi, « le sujet placé en face de ses ciseaux, de son aiguille et de ses tâches familières n’a pas besoin de chercher ses mains ou ses doigts, parce qu’ils ne sont pas des objets à trouver dans l’espace objectif, des os, des muscles, des nerfs, mais des puissances déjà mobilisées par la perception des ciseaux ou de l’aiguille, le bout central des “fils intentionnels” qui le relient aux objets donnés. »[136]
En somme, comme puissance d’un certain nombre d’actions familières, le corps « a son monde ou comprend son monde sans avoir à passer par des représentations. »[137] Ceci est surtout vérifiable lorsque le corps baigne dans un milieu qu’il maîtrise comme ce champ qui est à portée de toutes ses actions, comme « ensemble de manipulanda. »[138]
Ainsi compris, on est alors en droit de dire que la notion de schéma corporel conduit à la conclusion que le corps « nous installe dans le monde avant toute science et toute vérification, par une sorte de “foi” ou d’“opinion primordiale” »[139]. Il nous fournit « une manière d’accéder au monde et à l’objet, une “praktognosie” »[140] qui demande à être reconnue comme l’arrière-plan nécessaire de toutes les autres manières d’avoir un monde, y compris la perception.
À la fin du chapitre sur la Spatialité du corps propre et la motricité, Merleau-Ponty s’est un peu attardé sur la question des apprentissages corporels ou ce que nous pouvons aussi appeler d’acquisition des habitudes. A partir du moment où c’est le corps qui donne sens à son entourage, c’est lui qui donne accès à un milieu pratique et s’adapte selon les situations et fait naître des significations nouvelles, à la fois motrices et perceptives. L’auteur prend l’exemple de l’organiste. Dès que le corps de l’organiste, dit-il, s’est annexé l’orgue est en possession de l’orgue et s’en est incorporé les directions et les dimensions principales, les différentes touches et que ce dernier s’est installé comme l’on s’installe dans une maison, ses gestes, pendant qu’il exécute une note musicale, rejoignent exactement les jeux et les pédales qui vont réaliser la musique, et créer un « espace expressif comme les gestes de l’augure délimitent le templum ».[141] C’est dans ce sens que Merleau-Ponty dira que le corps est « éminemment un espace expressif (…) », non « un espace expressif parmi tous les autres », mais justement « l’origine de tous les autres, le mouvement même de l’expression, ce qui projette au dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister, comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux (…). Le corps est notre moyen général d’avoir un monde. Tantôt il se borne aux gestes nécessaires à la conservation de la vie, et corrélativement il pose autour de nous un monde biologique ; tantôt, jouant sur ces premiers gestes et passant de leur sens propre à un sens figuré, il manifeste à travers eux un noyau de signification nouveau : c’est le cas des habitudes motrices comme la danse. »[142] Cela signifie que le corps demeure cet instrument de la compréhension du monde et aussi de sa fréquentation. En cela, la médiation que joue le corps porte l’homme à trouver une signification du monde.
Au vrai, le corps reste même un a priori (sans toutefois vouloir forcer l’analyse) puisque c’est grâce à lui que nous avons l’expérience et toute connaissance du monde. En tant qu’a priori, le corps est déjà présupposé dès lors aussi que le corps ne précède pas notre venue au monde mais comme le dit Heidegger, nous nous trouvons des êtres-au-monde déjà avec notre corps. En effet, force est alors de dire que le monde est le corrélatif de mon corps ou « plus généralement de mon existence dont mon corps n’est que la structure stabilisée. »[143]
Pour tout dire, c’est à travers le corps que l’homme se manifeste, qu’il se distingue des autres hommes. Le corps chez Merleau-Ponty « n’est pas seulement un assemblage de particules dont chacune demeurait en soi, ou encore un entrelacement de processus définis une fois pour toutes. »[144] C’est dire que le corps a une signification plus profonde que nous ne pouvons imaginer. Ce n’est pas une connexion de différentes parties, mais il est un tout. Le corps n’est pas considéré comme le font les sciences. Car, pour la science, le corps, ce sont d’abord les différentes parties qui le forment. Il ne s’agit pourtant pas pour Merleau-Ponty de mutiler le corps en des parties. Car justement « c’est lui [le corps] qui montre, lui qui parle »[145]. Ici, le corps fait donc apparaître deux réalités : celles de se montrer et de parler. C’est par le corps que l’homme parle comme nous le verrons plus loin.
1.2 - Le corps propre ou corps phénoménal
Merleau-Ponty distingue le corps objectif et le corps phénoménal ou le corps propre. Le corps objectif, soulignera Pascal Dupond, a le mode d’être d’une « chose » qui est selon une note de travail de MP de 1958, le corps de l’animal, analysé, décomposé en éléments. On peut dire que le corps objectif est ce qui intéresse beaucoup plus les sciences.
Le corps phénoménal est en même temps un moi naturel et un sujet naturel. Merleau-Ponty écrit à propos : « le corps n’est donc pas un objet. Pour la même raison, la conscience que j’en ai n’est pas une pensée, c’est-à-dire que je ne peux le décomposer pour en former une idée claire. Son unité est toujours implicite et confuse (…) Je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. »[146]A la différence du corps objet (ou corps chose) qui est, pour reprendre le langage de Descartes à ce propos, un corps mécanisé, un corps décomposable, objet scientifique, le corps phénoménal ou corps propre sera celui qui donne sens puisque c’est par lui que « je suis jeté dans une nature »[147].
Le risque ici est de tomber dans un pur subjectivisme qui n’admet pas la matérialité, « objectivité » du corps, même si pour le corps phénoménal, on parlerait à la fois de l’avoir et de l’être du corps ; plus exactement du moi et du mien. Mais le dénominateur commun reste le fait que « je suis un corps ».
Ce corps propre se trouve donc dans l’espace et dans le temps. C’est un corps temporel et temporalisant. Il n’est pas question de simple succession d’événements, mais le temps ici est plutôt historique ; il englobe l’histoire et, en ce sens on parle de corps temporalisant, qui tire son sens de l’historicité. La temporalité et la spatialité du corps trouvent tout leur sens plénier dans la « co-existence » avec le monde. Le corps est en quelque sorte avec le monde « le noyau du temps »[148]. L’espace et le temps ne sont pas pour le corps une somme de points juxtaposés. L’homme n’est pas dans l’espace et dans le temps ; il est à l’espace et au temps (comme il est au monde), son corps s’applique à eux et les embrasse.
Merleau-Ponty cherche aussi à dégager la signification du « corps propre », en distinguant mon corps des autres corps (Körper), en tant qu’il est chair (Leib), associé à la vie (Leben) animée. Pour lui, « mon corps » n’est pas un objet du monde qu’on s’approprie, comme pourrait l’être un « corps objet ». Il n’est pas un corps comme les autres en tant qu’il est mon corps, précisément. Le « corps objet » qui peut être décomposé, étudié par la science est « le corps que j’ai ». Le corps propre, lui, est tout à la fois « moi et mien » ; c’est le corps que « je suis ». Le corps propre est mon corps au sens où il est pour moi l’intimité du corps que je vis, le corps que l’on sent pour ainsi dire « du dedans ». Si j’ai un corps, celui-ci est nécessairement ce corps qui est à la fois l’objet et le sujet ; je me confonds avec lui. Force est alors de constater qu’il est difficile d’établir une nuance entre le « corps objet » et le « corps propre » puisque le corps est caractérisé par son « unicité ».
Merleau-Ponty s’oppose à la pensée dualiste de Descartes, non seulement en s’appuyant sur les analyses du corps propre, mais en réaffirmant ce qu’il a démontré au plan de la motricité, de la sexualité et du comportement rationnel. Le corps n’est pas un objet scientifique, mais traduit un pouvoir de signification et d’expression.
2 - LE CORPS COMME OUVERTURE DE L’HOMME AU MONDE
Le corps n’est pas seulement en relation avec les objets extérieurs. Il est aussi en rapport avec les autres corps, avec autrui. C’est la question de l’intercorporéité et de l’intersubjectivité, pour reprendre des termes chers à notre auteur, qui fait en sorte que l’homme par son corps fait l’expérience de l’autre, du corps qui n’est pas sien et à partir duquel il reconnaît l’autre comme sujet. C’est le cogito qui s’ouvre à un autre cogito. Cette ouverture peut se manifester par exemple dans la sexualité étant donné que nous sommes des êtres sexués. Dans ce sens, il importe de partir de l’intercorporéité pour d’aboutir à la sexualité et découvrir l’incidence du langage dans notre ouverture au monde.
2.1 - La question de l’intercorporéité
En son sens premier, l’intercorporéité fait appel à l’ouverture du corps à un autre corps. Mon corps est en relation avec d’autres corps que le monde me fait découvrir. En fait, je me découvre sujet parce que l’autre qui est en face de moi est aussi sujet. Ainsi, autrui ne reste plus distant de moi, que je peux tout simplement contempler, apercevoir, reconnaître, mais il est, comme le dit si bien Merleau-Ponty dans Signes, « la chair de ma chair. »[149] Dans la Phénoménologie de la perception, il ajoute que « c’est justement mon corps qui perçoit le corps d’autrui et il y trouve comme un prolongement miraculeux de ses propres intentions, une manière familière de traiter le monde ; désormais, comme les parties de mon corps forment ensemble un système, le corps d’autrui et le mien sont un seul tout, l’envers et l’endroit d’un seul phénomène et l’existence anonyme dont mon corps est à chaque moment la trace, habite désormais ces deux corps à la fois. »[150] Pour Merleau-Ponty, il existe entre mon corps propre et le corps de l’autre une circularité de sorte que ces deux corps forment ensemble un seul système. Il y a alors entre la conscience et le corps et entre le corps propre et le monde des liens internes qui font que tous ces éléments sont des moments d’une seule structure circulaire.
De plus, il faut retenir que le corps est ouvert à autrui sous plusieurs expressions comme les jeux, les sports ou encore les danses. L’homme, dès son bas âge, apprend à s’ouvrir aux autres par le jeu. Le jeu est fondamental pour l’âge d’insertion de l’enfant au monde. C’est en jouant qu’il apprend et qu’il découvre les autres et le monde. Ses expressions corporelles font en sorte qu’il soit intégré au monde et en fasse donc une partie intégrante. Il est impliqué dans le monde. C’est ce qu’assure encore le schéma corporel. Prenant l’exemple d’un enfant, Merleau-Ponty écrit : « un bébé de quinze mois ouvre la bouche si je prends par jeu l’un de ses doigts entre mes dents et que je fasse mine de le mordre. Et pourtant, il n’a guère regardé son visage dans une glace, ses dents ne ressemblent pas aux miennes. C’est que sa propre bouche et ses dents, telles qu’il les sent de l’intérieur, sont d’emblée pour lui des appareils à mordre, et que ma mâchoire, telle qu’il la voit du dehors, est d’emblée pour lui capable des mêmes intentions. La « morsure » a immédiatement pour lui une signification intersubjective. »[151] C’est dire que l’expérience joue un grand rôle dans l’intercorporéité dans la mesure où c’est le corps perceptif et sentant qui règle aussi nos comportements présents et à venir.
Il ressort que Merleau-Ponty dépasse le solipsisme de Husserl. Il se réfère à un monde commun, qui n’est pas seulement le « mien », mais qui me renvoie tout de suite à autrui. Nous trouvons autrui dans ce monde, comme nous trouvons notre corps. Autrui vient à ma rencontre dans un monde que je perçois et où plonger ma corporéité me renvoie aux autres corps propres. Ainsi, « l’évidence d’autrui est possible parce que je ne suis pas transparent pour moi-même et que ma subjectivité traîne après elle son corps. »[152] Notre monde commun est le lieu où se tissent des relations avec autrui. C’est dans ce sens que Merleau-Ponty fonde sa pensée sur les liens existants entre moi et autrui dans ce monde commun au point qu’ils oublient la séparation qui existe entre moi et l’autre.
Le secret de la présence d’autrui réside donc dans la perception que j’ai de mon corps, laquelle perception est la préfiguration de la perception naturelle que le corps a de lui-même. C’est le corps propre qui fait que mon champ d’existence corporelle s’entrelace avec celui d’autrui dans un monde commun. L’existence de l’autre être corporel ne pose pas de problème pour moi, puisque en tant qu’être corporel, dès que je suis au monde je suis avec autrui. Le corps propre n’est que relation et participation. Autrui et Moi sommes depuis toujours liés, nous participons à la même source, à la même chair ontologique.
Pour Merleau-Ponty, être c’est être-au-monde, c’est dans ce monde commun que se tissent les relations concrètes avec autrui. Ils sont donc mis en œuvre dans l’intercorporéité. « Déjà, écrit Merleau-Ponty, l’autre corps n’est plus un simple fragment du monde, mais le lieu d’une certaine élaboration et comme d’une certaine « vue » du monde. »[153] C’est par les relations concrètes qu’autrui me fait être, de même que je le fais être. Par ses analyses, Merleau-Ponty ne cherche pas seulement à dire que le monde est commun, mais il fait émerger les conditions et les conséquences de l’apparition de l’autre en tant que porteur d’un comportement. Il décrit l’expérience de l’autre comme une relation interne entre des comportements que nous comprenons à travers une sensibilité générale.
A la différence de Sartre, Merleau Ponty ne fonde pas les relations avec autrui sur le conflit, mais sur le désir et l’amour. Ainsi, pour lui, la relation entre moi et autrui ne peut être instrumentalisée. Elle est loin d’être conflictuelle parce qu’elle est fondée sur l’amour et le respect.
2.2 - La sexualité comme moyen d’ouverture de l’homme au monde
L’être humain en venant au monde est doté déjà d’un genre spécifique : masculin ou féminin. Il est un être sexué. L’homme ouvert aux autres vit donc un certain sentiment d’attirance vers l’autre différent de lui. La sexualité prise dans son sens large est sans doute une forme d’expression et d’ouverture à autrui et au monde. Car c’est comme être sexué que je suis en contact avec mes semblables et en contact avec le milieu où je vis. Elle touche de manière particulière notre existence. Et Merleau-Ponty d’affirmer qu’ « il y a osmose entre la sexualité et l’existence ».[154] Notre existence est qualifiée par le fait que mon rapport même au monde et à autrui est source de mon être homme ou femme.
Il ne faut pas perdre de vue que la sexualité s’exprime de prime abord par l’affectivité. C’est en aimant que je me découvre et que je découvre l’autre. Ici aussi, il faut retenir que l’affectivité n’est pas seulement biologique, mais qu’elle exprime [aussi] l’existence. C’est pourquoi par exemple « une jeune fille (…) à qui sa mère a interdit de revoir le jeune homme qu’elle aime, perd le sommeil, l’appétit, (…), l’usage de la parole ».[155] Pour tout dire, la sexualité est quelque chose qui fait partie de nous ; c’est nous comme homme ou comme femme. On ne peut échapper à cette vérité.
2.3 - Incidence de la parole dans la relation du corps au monde
« Le langage est la maison de l’être »[156], écrit Martin Heidegger. Le langage est donc inhérent à l’homme et c’est par le langage que l’homme communique avec l’extérieur. Par la parole, les choses acquièrent un sens. Un livre posé sur la table en lui-même ne signifie rien. C’est lorsque j’entre en contact avec ce livre, lorsque je le nomme que ce livre retrouve son sens. La nomination crée un rapport entre le sujet et l’objet. Il y a ici aussi un chiasme (une rencontre) entre le monde et le langage. Le langage, comme méditation du sujet au monde peut s’appeler monstration. Monstration et nomination sont donc unies, et même parfois confondues. La parole est donc ce qui manifeste, révèle, donne accès à la chose elle-même, amène les choses à se présenter, c’est elle qui porte le phénoménal. Pour Merleau-Ponty, la parole ne sert pas uniquement pour la communication, elle est considérée comme un geste, un geste qui dit et nomme le monde : « la parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien (…). La parole est un geste et sa signification un monde. »[157] Ainsi, elle n’est pas considérée comme un simple signe de la pensée ou encore une fixation de la pensée comme on l’a toujours considéré.
De plus, le corps est un corps parlant. Il parle non seulement de manière articulée mais aussi par les gestes. « On a toujours remarqué que le geste ou la parole transfiguraient le corps (…). On ne voyait pas que, pour pouvoir l’exprimer, le corps doit en dernière analyse devenir la pensée ou l’intention qu’il nous signifie. C’est lui (le corps) qui montre, lui qui parle »[158]. Le corps est le lieu par excellence de toutes nos expressions, visuelle, auditive et verbale.
L’homme peut sans doute se parler à soi-même mais il parle de préférence avec les autres. « La réflexion de Merleau-Ponty sur le rapport de l’enfant au langage est instructive en ce qu’elle permet de montrer comment parler se produit, par prolongement et bouleversement, à partir de la vie du corps et de la relation avec autrui. »[159] Le langage est le prolongement du corps qui est en contact avec le monde.
La parole et le mot ne sont pas là seulement pour nommer mais aussi pour faire advenir une présence dans le monde. Car, « l’objet n’est connu que lorsqu’il est nommé, le nom est l’essence de l’objet et réside en lui au même titre que sa couleur et que sa forme. »[160]
Le corps n’est pas une chose, avons-nous dit, d’une manière ou d’une autre. Il n’a pas seulement un sens mais est lui-même sens. C’est par le corps que je donne sens même à des objets culturels ou conventionnels comme les mots. Mon corps réagit par exemple lorsqu’il est en contact avec un mot, lorsqu’il l’écoute, lorsqu’il le sent. Ainsi par exemple, à entendre les mots tels que chaud, froid, je ressens en mon corps des impressions relatives à ce qu’ils veulent dire. C’est ce que montre Merleau-Ponty lorsqu’il écrit : « la chaleur que je sens en lisant le mot « chaud » n’est pas une chaleur effective. C’est seulement mon corps qui s’apprête à la chaleur et qui en dessine pour ainsi dire la forme. De la même manière, quand on nomme devant moi une partie de mon corps ou que je me la représente, j’éprouve au point correspondant une quasi-sensation de contact qui est seulement l’émergence de cette partie de mon corps dans le schéma corporel total. »[161] Mais encore faut-il que ce qui est exprimé soit réellement connu car il est difficile d’avoir une sensation de ce qu’on ne connaît pas.
CONCLUSION
« L’homme est au monde. C’est dans le monde qu’il se connaît. »[162] Comprendre le rapport entre l’homme et le monde a été la préoccupation majeure de Merleau-Ponty. Corps et monde ont été pour lui deux concepts chers. Le problème du corps comme méditation et ouverture au monde a trouvé une esquisse de réponse au niveau de la perception et du sensible. En effet, l’homme est dans le monde et il interprète le monde. Il le fait en raison de sa connivence avec lui. La perception est ce qui nous livre ce monde-là. Cette perception n’est possible que grâce à notre corps. Merleau-Ponty distingue deux types de corps : le corps objectif et le corps phénoménal ou le corps propre et les deux se rejoignent d’une manière ou d’une autre pour accéder au monde. Il rejette ainsi le dualisme. Le corps n’est donc pas en dehors de notre existence, il s’en trouve au centre même. Le monde est ce qui existe d’abord en dehors de moi et puis en moi. Autrui fait aussi partie de ce monde. Ce qui nous a porté à dire que le corps et le monde sont en relation étroite. Il y a un travail de la conscience qui ne peut être détaché du corps, ce qui a conduit Merleau-Ponty à parler de l’intentionnalité corporelle. Cette relation corps-monde est si forte qu’elle aboutit à un certain chiasme, des entrelacs de relations constituant une certaine unité que l’auteur a appelée chair.
Si la perception sous-tend le rapport corps-monde, Merleau-Ponty voit que l’ouverture de notre corps au monde s’exprime de manière concrète dans des êtres sexués. La sexualité joue un rôle non des moindres dans l’expressivité du corps, de sorte que le langage intervient pour réaliser cette ouverture et créer un « commerce naturel »[163] entre le corps et le monde. Concrètement, il y a alors deux modes d’ouverture au monde : l’intentionnalité corporelle dominant la première phase et le système expressif.
En somme, le corps comme ouverture trouve dans la mobilité, la sensation, la perception et la sexualité, des moyens de médiation et d’ouverture au monde et aux autres corps.
Dès lors, ne pouvons-nous pas alors affirmer que la pensée de Merleau-Ponty peut être lue comme une philosophie du lien, lien entre le corps et l’âme, le corps et l’autre, le corps et le monde ?
BIBLIOGRAPHIE
HEIDEGGER Martin, Lettre sur l’humanisme, Paris, Aubier, 1964.
MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Collection « Tel », 1945.
MERLEAU-PONTY Maurice, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
THIERRY Yves, Du corps parlant, le langage chez MERLEAU-PONTY, Ousia, Bruxelles, 1978.
LE CORPS CHEZ MICHEL HENRY
Albert Dossa OGOUGBE
Docteur en Philosophie
Enseignant-Chercheur au Philosophât du Bénin
Michel Henry (1922-2002) fait partie de cette génération de philosophes français contemporains épris de la pensée de la vie, et dont la préoccupation philosophico-phénoménologique fondamentale est d’établir une onto-phénoménologie en rupture avec l’ontologie heideggerienne et son concept de la transcendance de l’être. La visée du procès qu’opère Michel Henry à la Tradition occidentale avec son « monisme ontologique » (p.20) est de conquérir l’ouverture de l’Ego transcendantal et sa réceptivité ek- statique qui ont pour socle un pouvoir plus originaire. Cette ouverture et cette réceptivité ek-statique en appellent de façon indissociable à l’auto-réceptivité immanente du sujet que Michel Henry dénomme l’auto- affection en tant que la substance même de la subjectivité telle qu’elle se réalise dans son épreuve concrète de soi, et singulièrement dans le souffrir et le jouir lesquels la définissent foncièrement comme vie. Cette vie est l’être originaire de la subjectivité. Cette vie qui est aussi la spécificité de l’essence de la réalité humaine dans sa nature affective et sensible est inséparablement corps et chair. Corps et chair qui tissent la réalité humaine profonde dans sa grandeur comme dans sa misère.
Ceci dit, le corps et la chair sont-ils synonymes ou renvoient-ils à une même et seule réalité ? Existe-t-il une chair anonyme ou mieux y a-t-il une chair sans corps et un corps sans chair ? Chair et corps sont-ils dans une dialectique permanente et implacable des contraires et si exclusifs au point qu’une philosophie de la chair, comme celle de Michel Henry en fasse un objet capital de sa thématique, et ce, après son ouvrage “Philosophie et phénoménologie du Corps ,1965“[164] tel que le suggère l’intitulé de notre présente analyse : philosophie de la chair ?
Et d’abord qu’est-ce que le corps ? Qu’est-ce que la chair ? La chair est-elle une kyrielle de propriétés superposables à un corps en soi et originairement matériel ? Mieux, la chair est-elle centralement la possibilité principielle de l’individualité ? Et qu’est-ce qui permet de saisir un corps d’homme dans son essence propre et dans sa démarcation avec tout autre corps ? L’impressionnalité connexe de “l’ipseité“ est-elle la spécificité de la chair au point que « moi et chair ne font qu’un » ? Finalement et plus radicalement qu’est-ce que la Philosophie de la chair de Michel Henry a à nous apporter, a à nous apprendre frontalement sur la vie, et ce, pour une philosophie et une phénoménologie de la vie ? Ce sont autant de chaînes ou d’avalanches de questions connexes à la philosophie de la chair chez Henry qu’il nous faudra tenter de débusquer et d’élucider.
1 - Le corps humain[165] objet de la pensée phénoménologique
Avec Husserl, le corps et plus précisément le corps humain en tant que corps vécu devient l’objet d’une approche phénoménologique. « Körper » et « Leib » tels sont les deux mots allemands par lesquels Husserl nomme le concept de « corps ». Si « Körper » renvoie à la réalité du corps biologique, le corps sensible ou corps propre est l’équivalent du « Leib » husserlien en tant que présence immédiate dans l’espace et dans le temps et matière de toute représentation.
Le corps propre est notre relation profonde à la vie et le lieu également où le sensible se déploie. Corps propre parce que c’est en lui, par lui que nous sentons du dedans. Il est à la fois matière en tant que chose physique mais aussi chair, c’est-à-dire ce que nous éprouvons, ce que j’éprouve profondément sur lui et en lui. Et le toucher est ce qui rend possible le sentir. Ce toucher, parce que modèle par excellence de note relation-affection au monde, reste l’organe déterminant du corps propre. Ce corps propre, en occupant une certaine figure dans l’espace et en rendant possible l’apparition des autres espaces, est impliqué dans toute expérience sur mon environnement sensible. Il est vraiment mon incarnation dans le monde faisant de telle réalité ma réalité, le lieu du vécu de mon ego. En tant que manifestation de la vie de l’esprit, le corps de chair reste profondément ce que Sévérin Voedzo appelle « l’essence même de l’expressivité du corps[166]». Il est non seulement difficile mais impossible de le mettre à distance pour la simple raison qu’on ne peut se mettre à la fenêtre et se voir passer. Ce que Husserl dit autrement « mon corps ne peut me fuir » en ce sens que je ne puis en faire un objet de ma perception. Mon corps c’est moi-même. C’est donc ce corps humain différent du corps naturel parce que sensible que la maladie agresse et qui peut véritablement pâtir. Cette présence au monde appelée encore corporéisation reste l’une des grandes découvertes de Husserl qui peut beaucoup nous aider à mieux comprendre l’homme. Reste à se demander en quoi consiste une phénoménologie du corps propre chez Maine de Biran laquelle facilite une meilleure intelligibilité et spécificité de celle de Michel Henry[167].
2 - Le corps propre dans la philosophie de Maine de Biran
Maine de Biran (1766-1824) reste le premier philosophe qui, ayant remis en cause les théories du corps à son époque, affirme que notre corps n’est pas une Res extensa (Descartes), un fragment dans « l’être objectif » mais qu’il est « subjectif »[168]. Ce que Michel Henry grand commentateur de Maine de Biran dans son analyse du corps résume en quelques mots :
« Maine de Biran a pris comme thème de sa recherche le problème de l’ego, problème dont il s’aperçoit vite qu’il ne peut être résolu que par une analyse ontologique du concept de subjectivité ; cette analyse à son tour, dans ses résultats l’oblige à poser sur des bases entièrement nouvelles le problème du corps, et celui- ci, correctement interpellé et situé ramène au problème de l’ego (le corps) avec lequel il s’identifie. Dès lors l’enseignement de Maine de Biran se résume en ces mots : un corps qui est subjectif et qui est l’ego lui- même[169] ».
En partant du fait primitif qui est une vérité première et indubitable – origine de toute notre connaissance subjective et objective – comme celle du Cogito de Descartes, Biran toutefois, s’écarte de la conception cartésienne du corps :
« Si Descartes crut poser le premier principe de toute science, la première vérité évidente par elle-même en disant : je pense donc je suis (chose ou substance permanente) nous dirons mieux, [d’une manière] plus déterminée, et cette fois avec l’évidence irrécusable du sens intime : j’agis je veux ou je pense l’action, dont je me sens cause, donc je suis ou j’existe réellement à titre de cause ou de force. C’est sous ce rapport, très précisément, que ma pensée intérieure est l’expression ou la conception et la production de mon existence réelle, en même temps que la manifestation première et l’enfantement du moi, qui naît pour lui-même en commençant à se connaître[170] ».
La nouveauté radicale de la pensée biranienne est d’avoir réussi l’intelligibilité de la relation du corps sentant, principe de l’expérience, non à ce qu’il connaît ou sent mais l’intelligibilité de la relation de ce corps en tant que sentant et en tant que se connaissant lui-même. Autrement dit, comment ce corps qui est sujet peut-il appréhender un monde sensible et son propre corps comme objet sensible ? Telle est la question fondamentale posée avant la phénoménologie par Maine de Biran (1766-1824). Pour Maine de Biran, un fait de conscience ne saurait se réduire uniquement à un fait psychologique pour la simple raison qu’il ne peut y avoir de conscience que si préalablement il y a conscience de soi et cette connaissance de soi quant à elle n’est possible que s’il y a véritablement un moi qui est alors la présence d’un principe actif. C’est là une véritable découverte qui fait de la psychologie biranienne une véritable métaphysique, en tant que connaissance des causes. Et cette découverte révolutionnaire de Maine de Biran repose sur l’analyse que Condillac fait du corps. Condillac à la différence de Galilée qui s’interroge sur le comment de la connaissance des autres corps de l’univers – s‘interroge plutôt sur la connaissance de son corps propre. Lui aussi a un corps ; mais le connaît-il comme il connaît un verre à boire ? Des observations s’imposent à ce sujet. Car s’il s’agit d’un corps quelconque, je peux m’éloigner de lui en le regardant sur toutes ses faces. Or, il m’apparaît évident que mon corps ne se présente pas de cette façon. Autant je ne peux le quitter autant je ne peux le voir de dos. Je suis dans mon corps en étant hors des autres corps. Mon corps qui souffre, mon corps qui est malade, c’est moi-même. Il ne peut donc pas avoir un corps souffrant déconnecté d’un corps propre.
3 - La configuration phénoménologique du corps propre
Le mode de la manifestation du corps est révélation de ce qu’il est. Son essence est au cœur de ce qu’il donne à voir de lui-même. Partant de là, le corps pour Maine de Biran n’est pas hors de moi, déconnecté de moi. Il est véritablement l’incarnation de la subjectivité et de l’immanence. Et l’effort déployé par le corps en est l’expression sublime. Malade, défiguré, amputé, persécuté, immobile ou mobile, mon corps reste le mien. L’évidence de cette subjectivité ou de cette immanence trouve son expression sublime dans la main. Pour Biran, la possibilité de mouvoir la main en appelle préalablement à une expérience intime qu’on ne peut séparer de l’être même du mouvement. Ce qui revient à dire que pour Biran le corps est d’une certaine manière « main » non seulement en tant que phénomène extérieur mais aussi et surtout en tant que mouvement ressenti dans sa réalisation. Par le toucher, dit Maine de Biran, je suis alors cette cause-moi qui entre en relation avec tout ce qui lui manifeste une quelconque résistance. De là, on en conclut que le corps- subjectivité ainsi que le mouvement ressenti sont les signes patents de la corporéisation. En cela, la configuration phénoménologique du corps pourrait se résumer en quelques mots : mon corps est foncièrement coextensif à mon moi. C’est dire que l’approche biranienne du corps se démarque nettement de celle husserlienne évitant pour ainsi dire cet éparpillement du corps en une multitude de corps tel que le souligne si bien M. Yannick Courtel dans son ouvrage : « Nous avons atteint, grâce à Biran, un point de non-retour : le corps dont il a été question est très éloigné de celui qui est propre à l’approche physiologique et métaphysique[171] ».
Avec Biran, on aboutit à une découverte et à une intelligence éminemment nouvelle du corps qui battent en brèche toutes les approches métaphysico-anthropologiques antérieures, à connotation parfois idéologique. Maine de Biran est le premier philosophe qui a su situer les rapports du corps et de l’âme et leur profonde union comme il convient, soulignant ainsi l’unité profonde de l’homme à la fois, corps et âme : « L’homme est pour lui-même ni une âme à part le corps vivant, ni un certain corps vivant à part l’âme qui s’unit sans s’y confondre. L’homme est le produit des deux et le sentiment qu’il a de son existence n’est autre que celui de l’union ineffable des deux termes qui la constituent[172] ». De plus, cette nouvelle intelligence biranienne du corps et son union profonde avec l’âme invite le théologien à reconsidérer la configuration ontologique du corps pour une « mystique existentielle enracinée dans une foi moins théorique que pratique (…). Elle ouvre le champ à la réflexion sur l’efficience et l’efficacité des sacrements dans la vie du chrétien et pose à terme la question de leur impact sur la vie du baptisé[173] ». Cette découverte biranienne du corps connaîtra un développement plus poussé avec la philosophie de la chair, chez Michel Henry.
4 - Michel Henry et le corps subjectif[174]
Michel Henry voulant traiter, à fond, le corps subjectif part d’abord de la distinction entre : - Le corps :
« Comme entité biologique dont la réalité doit être finalement le lieu commun des déterminations scientifiques (…) qui le constituent[175] » ainsi que - le corps « comme être vivant, apparaissant tel dans notre expérience naturelle. Pareil corps est également une structure transcendantale dont les caractères phénoménologiques sont les caractères mêmes de la perception qui nous le donne[176] »,
- et le corps :
« comme corps humain qui est, lui encore, une structure transcendantale de notre expérience, mais dont les caractères ne peuvent être ramenés purement et simplement à ceux de tout corps vivant, en sorte qu’ils semblent constitutifs d’une nouvelle structure ou, comme on dit aujourd’hui, d’une nouvelle forme[177] » pour en conclure que « les différentes distinctions qui précèdent, les questions qu’elles soulèvent, sont cependant sans importance à nos yeux ; parce qu’elles ne mettent pas en cause le problème ontologique fondamental dont nous allons nous occuper. Quelle que soit, en effet, la région dans laquelle nous nous déciderions finalement à ranger notre corps, que cette région soit celle du corps biologique, du corps vivant ou enfin une région sui generis appartenant en propre au corps humain, dans tous les cas nous n’aurions affaire qu’à des spécifications et à des structures de l’être transcendant en général, si grandes que puissent être par ailleurs les différences existant entre ces structures[178] » en saluant la « découverte » du corps subjectif faite par Maine de Biran, M. Henry souligne qu’aucune étude de « l’homme réel[179] » c’est-à-dire de cet « être de chair et de sang que nous sommes tous[180] » (loin de tout idéalisme) ne peut être véritablement possible que grâce à cette reconnaissance par « toute philosophie » de la subjectivité, de la nécessité de « céder la place à un réalisme ou à un existentialisme qui partiront de phénomènes centraux tels que la « situation », la « corporéité », l’«incarnation » et qui auront du moins le courage de reconnaître et d’étudier ce qui est impliqué pour la réalité humaine dans son propre statut, par exemple, la contingence, la finitude, l’absurdité[181] » .
La pensée henryenne du corps humain est celle qui revient à dire qu’aucune intelligence de la réalité humaine, aucune ontologie phénoménologique véritable de l’homme, ne peut mettre en veilleuse son corps « parce que le corps dans sa nature originaire, appartient à la sphère d’existence qui est celle de la subjectivité elle-même[182] ». Dit autrement, « c’est un corps qui est un Je[183] » et partant un corps transcendantal. C’est ce corps qui atteint de maladie me fait dire je suis malade. En vérité, Michel Henry ne fait pas l’économie de son admiration pour le génie de Maine de Biran, et ce, face à la multiplicité des systèmes philosophiques existants traitant du corps, pour avoir découvert le premier, que l’être véritable de notre corps appartient bel et bien au monde : « c’est là le point qui semblait si fortement établi qu’il n’est venu à l’esprit de personne de le mettre en doute. Le premier philosophe et, à vrai dire, le seul qui dans la longue histoire de la réflexion humaine ait compris la nécessité de déterminer originairement notre corps comme un corps subjectif est Maine de Biran, ce prince de la pensée, qui mérite d’être regardé par nous, au même titre que Descartes et Husserl comme l’un des véritables fondateurs d’une science phénoménologique de la réalité humaine[184] ».
A la lumière de ce qui précède, la philosophie de Michel Henry relative au corps s’appuie sur une rupture avec le « monisme ontologique » traditionnel qui est une « philosophie qui pense que rien ne peut nous être donné autrement qu’à l’intérieur et par la méditation de l’horizon transcendantal de l’être en général[185] ». Ce « monisme ontologique » a pour conséquence de vider la subjectivité de toute consistance et de la placer dans un milieu « d’extériorité radicale » conduisant alors la pensée à sombrer dans ce que Michel Henry appelle lui-même le « psychologisme », faussant ainsi une juste perception de la nature humaine : « en ce qui concerne la théorie du corps, le monisme ontologique a eu cette conséquence décisive qu’il a constamment empêché la réflexion philosophique de s’élever à l’idée du corps subjectif[186] ». Selon Michel Henry, le corps dans sa nature originaire si malade, si déchiqueté ou si crucifié soit-il ne peut être déconnecté de mon existence qui est celle de ma subjectivité même. Ce corps - mon corps - est ce corps qui marche, qui accomplit toutes les actions qui sont les miennes. Partant, tout ce que je peux, tout ce que je veux ou tout ce que j’éprouve ou fais, se réalise dans mon corps. Il ne m’est donc pas possible de façon générale de congédier mon corps en m’installant hors de lui quand la souffrance ou la maladie le torture, le martyrise. La doctrine de Michel Henry relative au corps subjectif qui fait l’objet de notre présente analyse peut se résumer en ce que lui-même en dit quand il déclare qu’il existe « un mode originaire du rapport à soi originaire du corps originaire », une véritable « autorévélation de ce corps subjectif, autorévélation de la subjectivité absolue qui me permet seule de coïncider avec elle et avec chacun de ses pouvoirs. Et cette autorévélation du corps originaire qui le met en possession de lui-même et de chacun de ses pouvoirs, et qui lui permet seul d’agir et de faire tout ce qu’il fait, c’est ce que j’appelle la corporéité originaire. L’essence de cette corporéité originaire, c’est la vie[187] ». Et cette vie est ce qui fait que le corps est fondamentalement une chair et non objet : « originairement et en soi, notre chair réelle est archi intelligible, révélée en soi dans cette révélation d’avant le monde propre au verbe de vie dont parle Jean ». Ce Verbe de vie est « la condition phénoménologique transcendantale ultime et radicale de toute chair possible ».
Ainsi toute phénoménologie de la vie fait appel alors à l’incarnation comme à sa dernière possibilité phénoménologique. Michel Henry, cependant, fait une distinction capitale entre chair et corps propre qu’il nous faut relever ici au passage. Si la table ne touche pas le mur contre lequel elle est placée, le propre du corps comme nous l’avons vu précédemment « c’est qu’il sent chaque objet proche de lui , il perçoit chacune de ses qualités, il voit les couleurs ( …)il n’éprouve le monde qui le presse de toute part, que parce qu’il s’éprouve d’abord lui-même, dans l’effort qu’il accomplit pour gravir la ruelle, dans l’impression de plaisir en laquelle se résume la fraîcheur de l’eau ou du vent[188] ». Par chair, « (…) notre chair n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon de impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui[189] ». La spécificité de notre être incarné réside non pas dans le simple fait d’avoir un corps mais fondamentalement dans « le fait d’avoir une chair davantage peut être : d’être chair[190] ». Ainsi se dégage que l’être incarné n’est aucunement l’être inerte qui n’a conscience de rien, qui ne sent ou n’éprouve absolument rien, mais véritablement l’être incarné est l’être souffrant habité de désir, d’angoisse et « ressentant toute la série des impressions liées à la chair parce que constitutives de sa substance – une substance donc –commençant et finissant avec ce qu’elle éprouve[191] ». La chair ne relève donc pas elle de l’intelligible mais du pathétique, du pâtir. Elle est révélation d’avant le monde, « archi-révélation étrangère au monde et constitue une merveille dont le sommet est l’incarnation du Verbe dans le Christ comme la manifestation plénière de Dieu lui-même : « Qui m’a vu a vu la Père » (Jn 14,9) »
La Kénose ou l’Incarnation de Celui que Jean[192] appelle le Logos n’est manifestement rien d’autre que la venue dans un corps visible que la Vierge Marie a porté et allaité, et que les disciples de Jésus ont touché. Cette Incarnation du Verbe est l’automanifestation de la naissance transcendantale de l’homme comme fils dans le Fils. Ce Fils qui est « Dieu, né de Dieu, Lumière née de la Lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré, non pas créé, de même nature que le Père, et par Lui tout a été fait. Pour nous les hommes et pour notre Salut, il descendit du ciel ; par l’Esprit Saint il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme[193]». L’Incarnation du Verbe reste donc le mystère suprême et fait désormais de Jésus-Christ le Sacrement-source[194]. L’union profonde entre le Christ et l’humanité sous l’appellation de « l’union hypostatique » fait donc des sacrements le prolongement de la « sainte humanité » du Christ et l’actualisation de sa présence au milieu des hommes jusqu’à la fin des temps : « Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin des temps[195] ». C’est à travers les sacrements que se réalise l’œuvre de notre rédemption[196].
Ainsi l’analyse phénoménologique henryenne du corps subjectif en maintenant l’unité profonde du corps et de l’âme nous permet ainsi d’échapper à tout manichéisme, à toute gnose, qui maintiennent la tension[197] de l’âme et du corps et assimilent le corps (soma) au tombeau (sêma) de l’âme.
5 - Du corps à la chair
Ce qui précède nous habilite à mieux saisir comment s’opère le passage du corps à la chair chez Michel Henry, comme lui-même nous le notifie, de façon expresse, dans son ouvrage “Incarnation“. Le corps des êtres vivants n’est pas identique au corps matériel. Il y a viscéralement même, affirme Michel Henry, un abîme entre les corps matériels qui jalonnent notre quotidienneté et le corps de l’homme, celui du vivant, celui de l’être incarné que nous sommes ; vous et moi, lequel corps subjectif « éprouve la peine que lui procure la montée de cette ruelle en pente ou le plaisir d’une boisson fraîche l’été, ou encore celui d’un vent léger sur le visage (…) » p. 7-8.
Le passage du corps à la chair qui est la singularité de l’être incarné que nous sommes faits que la subjectivité humaine, est un être-chair, c’est-à-dire passible, fragile, vulnérable qui connaît la faim. Pour plus d’un, notre individualité se déploie au cœur d’une corporéité observable, c’est-à-dire empirique. Cette approche de l’unicité humaine si insuffisante soit-elle pour une authentique onto-phénoménologie de l’individualité, ne permet point également d’atteindre l’ousia (l’essence) invisible de ce corps ek-sistant.
Cette question exige-t-elle un rapport vulnérable entre ce que nous sommes et le corps chosique ; elle suppose principalement que l’existence de l’individuel ait sa caution ou garantie existentielle en représentant (imaginant) seulement le corps dans un corps chosifié. La question préoccupante qui émerge tout de suite, et dont Kant dans la Critique de la Raison Pure, se fait le détracteur au sujet de l’existence de Dieu, est de savoir si la nomination ou la représentation du singulier corporel le fait exister automatiquement et indissociablement. En d’autres termes, nommer fait-il exister réellement ? Y a-t-il une consubstantialité isochronique entre la nomination et l’existence ?
Assurément, dans l’optique de la phénoménologie du monde, c’est ce que le corps chosifié a de plus précieux à devoir au mode de la manifestation, c’est-à-dire d’apparaître qu’est le monde. Cependant, selon Michel henry, cette figuration doit être ramenée à son présent charnel, vivant. Partant, Michel Henry appartient à cette tradition philosophique très méfiante de la figuration du corps comme ce qui est. Le scepticisme tenace renouvelé des grecs et recommandé par Aristote[198] doit être la posture constante à l’endroit du primat et de la sensation du corps, parce qu’ils occultent l’essentiel, et ne voient jamais l’originaire c‘est-à-dire tout ce qui est se cache derrière l’apparent :
1°/ Le corps est une chose vue par l’esprit de l’extérieur et ne produit finalement que des sensations. 2°/ En tant qu’enveloppe ou réceptacle, le corps d’après Aristote a besoin d’être pris en charge. Il lui faut une âme, un esprit pour le canaliser, le guider. 3°/ La question est de savoir pourquoi instaurer un rapport avec l’individualité quand on sait que d’après la tradition Judéo-chrétienne, la figuration du corps n’est pas la condition existentielle de la singularité, car n’est-ce pas Yahvé qui forme le glébeux, qui insuffle en ses narines l’haleine de vie laquelle haleine forme l’identité singulière de l’homme ? N’est-ce pas de façon radicale, cette haleine de vie (nefresh ) qui habilite l’homme à jouir d’une essence dynamique (psyché ou âme) et à profiter individuellement de la vie, d’une vie qui l’arrache à la clandestinité de la race (espèce) ou à l’anonymat de l’espèce ? Ces différentes herméneutiques permettent d’inférer que l’unicité- qui fait que je suis moi-même et point un autre (cf. le Principe des Indiscernables de Leibniz )- ne peut se réduire à la corporéité vue ou perçue ; mais aussi que le corps chosique n’incarne point l’originaire,. Réussir l’intelligibilité de l’unicité, c’est indissociablement opérer ce transit d’une structure mondaine à une structure d’apparaître (procédant de la vie parce que manifestant la vie), à la structure la plus cardinale et la plus réaliste qui soit – la chair- ; chair sans laquelle l’unicité ne pourrait jamais être pensée. Cette thèse si cruciale soit-elle nous habilite à penser et à analyser de plus près l’autre réalité aussi déterminante que Husserl dénomme le « corps de chair », LeibKörper.
6 - LeibKörper ou le corps de chair ?
Ce qui est dit plus haut au sujet du corps humain, objet de la pensée phénoménologique (point 1) nous éclaire davantage pour mieux saisir le corps de chair husserlien et la lecture critique qu’en fait Michel Henry dans sa philosophie de la chair. En s’adonnant à un examen critique de l’extériorité et de la visibilité du monde, Michel Henry n’a pas manqué de faire appel à Husserl dans Ideen II. Il rappelle une des thèses du Père de la phénoménologie selon laquelle l’intelligibilité de notre pensée du monde est conditionnée par le phénomène authentique et singulier du corps propre qui n’est que le socle à partir duquel on aborde la complexité et le riche problème de la chair comme structure ontologique originaire : « c’est ce sentir originaire, cet auto-sentir qu’est notre chair qui définit notre existence d’homme.[199] »
En réalité, l’herméneutique phénoménologique husserlienne de la constitution de la corporéité de chair si cruciale soit-elle ne nous livre pas les modalités par lesquelles s’opère l’unité singulière et charnelle de l’être humain, qui en se singularisant, s’incarne dans le monde. Dans la perspective d’Edmond Husserl, le corps de chair (LeibKörper) relève de ce qui est perçu de l’extérieur, quoique dans certaines limites qui ne permettent pas de le considérer tout simplement comme une chose comme une autre dans le contexte spatial. De l’extérieur, et sans être un simple agent empirique de spatialisation, le corps de chair réalise la présence à soi : c’est à croire que le corps de chair selon Husserl se lie ou mieux s’allie à une vision du corps vécu c’est-à-dire expérimenté et ressenti. Comme le suggère Husserl lui-même, c’est « en suivant l’expérience que nous reconnaissons que ce corps propre matériel et âme s’entre-appartiennent nécessairement dans l’idée d’un homme effectif.[200] »
La lancinante et inévitable question qui surgit tout de suite est de savoir comment l’homme se donne à lui-même, se rend à lui-même. C’est dans la quête de la réponse appropriée que s’opère la cruciale démarcation ou rupture de la perspective henryenne d’avec celle husserlienne. Certes, revendique Husserl, deux strates spécifient l’être phénoménologique : la strate matérielle (hylétique) et la strate intentionnelle. Cependant, d’après Michel Henry, l’effectivité de la pensée est déterminée, conditionnée par les intentions subjectives ou encore par la strate intentionnelle (champ noétique). La fonction dévolue à la position transcendantale, tant à l’expérience qu’à l’extériorité (perçu de l’extérieur) que théorise Husserl confère une posture colossale à l’intentionnalité en entravant aussi l’examen hylétique du corps de chair d’après Michel Henry. Pilonné par la forme intentionnelle ou sous son joug, la localisation ou la détermination du sentir à l’intérieur du corps est continuellement appréhendée, de très haut, de façon transcendantale, par une conscience qui se complait elle-même à ressentir en tant que s’éprouvant soi-même.
La teneur impressionnelle n’est jamais appréhendée comme un donnant. Elle est toujours donnée par une conscience. Au point que, pour Husserl, la chair, considérée comme ce qui ressent est fondamentalement connexe au ressenti, à ce qui, dans une relation somatique, rend possible l’identification ou la reconnaissance de la conscience subjective de cette relation, c’est-à-dire les impressions sensibles. « Le corps de chair » en tant qu’unité d’appréhension, est surtout cette res, cette chose établie ou constituée en tant que « objectivité propre qui se range sous le concept général formel de réalité » Ideen II, 220. Ici, encore faut-il faire remarquer que la portée originaire de l’impression affective, laquelle fait éprouver « la couche objectale du monde, […] la couche affective spécifique du gai, du triste, du beau, du laid » est délaissée. C’est la raison pour laquelle, dans un genre de désaffection, ou de désintérêt, Husserl évoque et convoque l’intentionnalité en tant que « milieu universel qui finalement porte en soi tous les vécus, même ceux qui ne sont pas caractérisés comme intentionnels » Ideen I, 228. Néanmoins, c’est également la raison pour laquelle, il n’est pas possible d’atteindre la chair comme apérité, ouverture non constituée, comme mode de donation qui est lui-même donné à la manière de l’affectivité qui est doublement « mode de donation de l’impression et son contenu impressionnel.[201] » Pourtant, n’est‑il pas impérieux de congédier le concept afin de conduire l’être qui le récuse au for interne, au face à face de l’Ousia ou mieux au rendez-vous de ce qui joue au-dessous de ma vie personnelle, de ce qui « ébauche le mouvement de l’existence. »[202] ? Ceci nous prédispose et nous reconduit inexorablement au rapport chair et individualité chez Michel Henry.
7 - La chair et l’irréductibilité ?
Parvenu enfin, à ce site du 7ème point de notre analyse, il faut souligner que la finalité recherchée par Michel Henry dans “Incarnation“, réside dans un renversement de la phénoménologie, et ce :
« Pour le mouvement de la pensée qui comprend ce qui vient avant elle : cette auto-donation de la vie absolue en laquelle elle advient elle-même en soi. Le renversement de la phénoménologie pense la préséance de la Vie sur la pensée […]. Dans la pensée de la présence de la Vie sur la pensée, c’est donc la vie en son accomplissement phénoménologique effectif, la vie toujours déjà accomplie en laquelle cette pensée est donnée à elle- même, qui permet à celle-ci :
1/ d’être une pensée, une cogitation
2/ d’être éventuellement cette pensée particulière bien qu’essentielle qui procède au renversement, qui se montre capable de penser la préséance de la vie et comme la condition intérieure de celle-ci. C’est parce que donnée à soi dans l’auto donation de la vie, la pensée porte celle-ci en elle comme sa substance même et ainsi comme un acquis essentiel, qu’elle peut se représenter cette vie, en produire l’image ou l’essence. Toute la méthode phénoménologique qui s’efforce de penser la vie repose sur cette donation préalable, qui n’est le fait ni de la phénoménologie ni de la pensée. C’est toujours la vie qui rend possible son auto- objectivation dans la pensée, comme la condition intérieure de cette pensée aussi bien que de son sujet. […] C’est cette préséance phénoménologique radicale de la vie que la pensée oublie constamment tandis qu’elle se prend pour le principe de toute connaissance, de tout ce que nous pouvons connaître, de tout ce qui existe pour nous. Cet oubli se révèle particulièrement catastrophique quand il s’agit de penser le corps, ou encore ce qui lui est lié selon une relation invincible, la chair-notre chair. Seule la phénoménologie de la vie, dont nous venons de rappeler la possibilité, permet d’aborder cette question du corps et de la chair à la lumière de présuppositions phénoménologiques entièrement nouvelles. Seules, de telles présuppositions sont susceptibles d’éclairer un domaine où règne depuis toujours la plus extrême confusion »[203].
Ce texte si dense de Michel Henry en dit long sur le rapport chair et singularité qui nous occupe en ce septième point dont le socle cardinal est la vie. Pour Henry, il faut récuser le privilège prégnant du visible à travers l’intentionnalité husserlienne pour rappeler et souligner, avec force, que la chair, par laquelle la vie s’incarne ou se corporéise en est l’assise fondamentale. En tant qu’auto-affection radicalement immanente, la chair est la cause, la motrice de la venue à soi de la vie délestée de toute Ek-stase, de toute intentionnalité. Ce monopole de l’invisibilité fait que la chair ne peut plus être pensée à la manière du ressenti de Husserl. Comme vient de nous le rappeler Henry, dans le texte ci-dessus cité, la pensée n’est jamais antérieure à la chair laquelle échappe à toute morphè intentionnelle. Aussi, autant la pensée reconnaît la vie en la pensant autant la chair échappe à la pensée et à la visibilité. Elle ne réalise qu’une metanoïa de la vie en phénomène et nous habilite à éprouver, à sentir notre condition d’existant affecté, de singularité non constituée comme une chose, objet (l’âme) par une pensée, mais constituant toute pensée comme sa condition de possibilité. Telle est la quintessence de la réflexion herméneutique de la chair chez Michel Henry. C’est bel et bien cette invisibilité de la chair qui est le socle même, la condition sine qua non du faire apparaître de toute épreuve individuelle de soi-même. Il en résulte que la chair est la grande révélatrice de la vie, le pathos de la vie et celui de notre irréductibilité intrinsèque :
« Le propre d’un corps comme le nôtre, au contraire, c’est qu’il sent chaque objet, proche de lui, il perçoit chacune de ses qualités, il voit les couleurs, entend les sons, respire une odeur, mesure du pied la dureté d’un sol, de la main la douceur d’une étoffe […]. Il n’éprouve le monde qui, le presse de toute part, que parce qu’il s’éprouve d’abord lui-même, dans l’effort qu’il accomplit pour gravir la ruelle, dans l’impression de plaisir en laquelle se résume la fraîcheur de l’eau ou du vent […]. Notre chair n’est rien d’autre que cela qui s’éprouvant, se suffisant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon les impressions toujours renaissantes se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. Cela donc dont le corps extérieur, le corps inerte de l’univers matériel, est par principe incapable.[204] »
Dès lors, la vie et la chair forment un tout indivisible et constituent un mode-limite de la phénoménalité, la source même de la singularité. Il n’y a donc pas de chair sans la vie, et sans la chair, la singularité substantielle disparaît. Par le truchement de la vie, par la chair invisible, c’est l’ousia de l’unicité qui émerge et se manifeste. C’est de cette façon que ce qui ne se montre pas [serait] le premier moment de ce qui se montre, sa détermination originelle et en même temps son mode-limite. En d’autres termes, l’invisible est « le terme à partir duquel se développent des déterminations phénoménologiques de plus en plus riches »[205]. Ce que Michel Henry dénomme “mode-limite“ rend possible une perspective phénoménologique originale relativement à l’interrogation de la Lebenswelt (le-monde-de-la-vie). Ce-monde-de-la-vie dans son apparaître est remis en cause, renversé par une révélation originelle et immanente de la vie, et ce, par un là-dedans unique qui, « confère [l’existence de tout apparaître] à la vie et non plus au monde »[206]. Phénoménologiquement, cette mutation henryenne est capitale. S’il n’est pas question de récuser le monde et le réel, de substituer un monde d’apparaître à un autre, ce changement a cependant des retentissements sur « le contenu de ce qui est révélé chaque fois : non le corps que nous comprenons depuis, toujours comme un corps extérieur, mais ce qui en diffère totalement, une chair précisément, une chair telle que la nôtre et qui n’advient jamais ailleurs que dans la vie »[207]. Et Michel Henry poursuit en arguant que « la vie révèle de telle façon que ce qu’elle révèle ne se tient jamais hors d’elle – n’étant jamais rien d’extérieur à elle, d’autre, de différent, mais elle-même précisément. En sorte que la révélation de la vie est une autorévélation, ce « s’éprouver soi-même » originaire et pur en lequel ce qui éprouve et ce qui est éprouvé ne font qu’un »[208]. Telle est alors la certitude : l’irruption- avènement de la chair est possibilisée, conditionnée par la vie et non par le monde. La présence inéluctable et originaire de la chair nous enrôle dans la sphère de la vie propre qui se dévoile continuellement dans la mienneté de la chair. La vie, précise Henry, engendre la chair, la révèle. La chair est la façon dont la vie se fait vie « la vie révèle la chair en l’engendrant, comme ce qui prend naissance en elle, se formant et s’édifiant en elle tirant sa substance, sa substance phénoménologique pure, de la substance même de la vie. Une chair impressionnelle et affective, dont l’impressionnalité et l’affectivité ne proviennent jamais d’autre chose que de l’impressionnalité et de l’affectivité de la vie elle-même ».[209]
Telle est la déclinaison du sol de l’existence individuée et de ce rendez-vous intime de l’éprouvant et de l’éprouvé, de l’identité ipseïque de la teneur sentie à l’individu éprouvant ce qui m’impressionne, m’affecte, m’éprouve : « impressionnait et affective, la chair ne l’est que de sa venue en soi dans une venue originaire en soi-même qui n’est pas son fait, mais celui de la vie[…] La chair est justement la façon dont la vie se fait vie. Pas de vie sans une chair, mais pas de chair sans vie. Seulement cette connexion originaire et cette réciprocité, cette intériorité réciproque de la chair et de la vie, ne concerne une vie telle que la nôtre que parce que, avant le temps, avant tout monde concevable, elle s’est établie dans la vie absolue comme le mode phénoménologique selon lequel cette vie vient éternellement en soi dans l’archi-pathos de son archi-chair ».[210]
Il en résulte, que transportée par la chair, l’affectivité ou l’impressionnalité est la modalité d’existence intrinsèque de l’individualité. Henry soutient la thèse selon laquelle naître à soi en s’éprouvant pathétiquement, c’est naître en ce soi, qui est mien et individuel ; s’incarner ou mieux laisser ma chair m’élire, me choisir en m‘assignant à moi-même :
« L’évidence est alors celle-ci : parce qu’elle désigne l’effectuation phénoménologique de l’auto-révélation de la vie en l’Ipseïté dont chaque soi transcendantal tient sa possibilité, parce qu’elle n’est rien d’autre que la matière phénoménologique de la révélation à soi qui fait de tout soi un soi, la chair est liée à celui-ci comme sa condition phénoménologique de possibilité la plus intérieure au point qu’elle s’identifie à lui. Pas de soi, pas de moi, pas d’Ego, pas « d’hommes » sans chair, mais pas de chair qui ne porte en elle un soi. Pas de soi qui, dans la possibilité de son effectuation phénoménologique charnelle, ne soit celui-ci ou celui-là, le tien ou le mien. Pas de chair par conséquent qui ne soit celle d’un soi particulier- la chair de personne, celle du monde, une chair anonyme et impersonnelle, inconsciente, ne sentant rien et ne se sentant pas soi-même, une chair impassible. »[211].
On le voit bien, c’est la chair qui me singularise, qui m’individualise. Elle est ce qui vaut pour moi, ce qui me destine ou m’impartit à moi-même de façon originaire. En d’autres termes, loin d’être une auto-donation intentionnelle la chair est centralement auto-donation pathétique et inextatique.
CONCLUSION
Au terme de ce parcours synthétique (en sept points) qui ne saurait nullement prétendre à une quelconque exhaustivité sur la foisonnante Philosophie de la chair de Michel Henry, il faut, cependant, reconnaître que cette philosophie henryenne est une véritable révolution, une profonde mutation et un authentique déploiement- accomplissement d’une onto-phénoménologie foncière de la vie. Viscéralement, la pensée henryenne de la chair est un colossal défi adressé à toute la tradition phénoménologique occidentale remontant à Edmund Husserl. Pour Henry, il faut désormais opérer cette réconciliation de la phénoménologie en tant que l’essence, l’Ousia de la manifestation avec l’absolu en tant que dévoilement de la vie comme “impressionnalité“, “auto-affectivité“ de la chair et de sa venue en soi dans une venue originaire qui est le fait de la vie.
Cette herméneutique henryenne inédite de la vie et de la chair prend radicalement ses distances à l’égard de la phénoménologie intentionnelle de Husserl exposée dans Les Recherches Logiques pour examiner minutieusement le transcendantal (ou la condition de possibilité) du corps, et la constitution de la subjectivité ek-statique. Il faut le souligner, l’herméneutique henryenne de la chair et de l’irréductibilité en rendant possible de larges chantiers onto-phénoménologiques et en portant sa quête sur l’hypokémenon – (ce qui est placé en –dessous)-et sur l’hypostasis ( la nature profonde de l’être) et en surfant sur l’origine inextatique de soi, (c’est-à-dire vers la chair) nous permet de mieux découvrir l’étape d’incomplétude du projet de construction de l’Ipséïté (subjectivité) et de penser à l’accession de l’individualité essentielle. Par sa Philosophie de la chair, fruit de sa phénoménologie de la vie, Henry s’attèle à remettre en cause, à pulvériser toute « métaphysique spéciale » en quête de la fondation principielle de l’Etant. Pour lui, seule une phénoménologie de la vie est apte à nous préserver et à nous délivrer longtemps de la férocité (ou de la récession) des modes de réalisation de la vie. On peut, cependant, reprocher à Michel Henry dans Incarnation, la part belle qu’il accorde à la chair et à la vie en oubliant le corps matériel visible dans le monde. En d’autres termes, la radicalité de la chair s’auto-impressionnant dans la vie invisible ne conduit-elle pas à gommer, à escamoter la consistance du corps matériel qui est bel et bien réel, socle de l’incorporation ?
En réalité, l’irréductibilité ou l’haecceité de Buber et de Levinas, de Husserl et de Heidegger ne vient- elle pas doublement et principalement de leur matière et leur forme connexes ? De la doctrine d’Aristote à laquelle St Thomas a bu à long trait mais aussi de façon critique, l’Aquinate ne nous enseigne-t-il pas dans De Ente et Essentia que la matière est principe d’individuation surtout la materia signata (celle qui tombe sous les sens) ? Tout ceci pour rappeler que la corporéisation est une question-préoccupation cruciale et argue de toute la phénoménologie contemporaine qu’il faut décrypter, élucider en démontrant comment la chair dans sa phénoménalité s’édifie en corps, et plus explicitement en « chair physique ».[212] S’atteler à penser phénoménologiquement l’animalité et la corporéité de l’être humain, c’est-à-dire la connexion corps et chair, ou mieux, comment la chair passe (transire) au corps, demeure encore ce qui n’est pas thématisé par Henry dans l’Incarnation, qui, n’arrêtons pas de le souligner, a escamoté l’épaisseur réelle (la longueur, la largeur) du corps. Pour notre part, c’est bien l’un des points d’omission de l’Incarnation de Michel Henry lequel constitue un immense chantier à explorer pour la phénoménologie actuelle.
BIBLIOGRAPHIE
FRANCK Didier, Chair et Corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Ed de Minuit, 1981.
HENRY Michel, Philosophie et Phénoménologie du Corps, Paris, PUF,2003.
-----------------, Philosophie et Phénoménologie du corps, Essai sur l’ontologie biranienne, Ed. P.U.F., Paris, 1965.
-----------------, Incarnation : une philosophie de la chair, Paris, Ed du Seuil, 2000.
-----------------, Phénoménologie et Christianisme, coll Philosophie et Théologie, Paris, Ed. du Cerf, 2004.
-----------------, Phénoménologie Matérielle, paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990.
-----------------, Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll « Epiméthée », 1963.
MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
CORPS ET PAROLE DE LA VIE
CHEZ MICHEL HENRY
Bernardin BOKO
Doctorant, Institut Catholique de Paris
Je prends la parole au milieu de vous pour penser le rapport entre Corps et Parole de la vie chez Michel Henry. J’ai deux tentations au seuil de ce travail. La première est de ne laisser que la parole à Henry en tant que fidèle disciple et la deuxième est de commettre un parricide comme l’ont fait la plupart des philosophes à l’égard de leur maître. Ne voulant pas succomber à l’une ou l’autre des deux tentations, je voudrais simplement interroger cette thématique en instaurant un dialogue entre Michel Henry et Jean-Louis Chrétien. C’est donc dans la perspective de l’appel et de la réponse que je veux maintenir la conjonction du Corps et de la parole de la vie chez Henry. Un fin connaisseur d’Henry ne peut que traiter un tel travail d’essai hérétique sur la phénoménologie de Michel Henry. En fait, mon hypothèse de départ est de penser la conjonction des deux concepts. D’où ma problématique fondamentale : comment penser Corps et parole de la vie chez Michel Henry ? J’aborde cette problématique en élaborant d’une part la question du Corps dans la phénoménologie de la vie et d’autre part en partant de l’appel de la vie comme lieu inséparable du Corps et de la parole.
1 - Corps et phénoménologie matérielle
C’est bien avant la trilogie christique que la question du Corps se pose dans la phénoménologie matérielle. La phénoménologie matérielle n’est que la radicalisation de la phénoménologie historique. Henry se questionne à ce sujet : « La phénoménologie matérielle n’a-t-elle donc d’autre tâche que de se rendre présente la motivation cachée qui a guidé la démarche de la phénoménologie historique ? Ce que celle-ci a fait spontanément par une sorte de divination convient-il seulement de l’appréhender thématiquement en sorte que l’auto-compréhension radicale de la phénoménologie soit achevée ? »[213]. A ce point, la tâche de la phénoménologie matérielle se décline en deux : se rendre présente la motivation cachée de la phénoménologie historique et la porter à son accomplissement. D’abord, pour penser cette motivation cachée, Henry reprend le principe de la phénoménologie formulé par Husserl – autant d’apparence, autant d’être – en disant « autant d’apparaître, autant d’être ». C’est un principe décisif parce qu’il subordonne l’ontologie, c'est-à-dire la science de l’être, à la phénoménologie qui est la science de l’apparaître. Cette subordination de l’ontologie à la phénoménologie se rencontre chez Descartes pour qui l’homme est un être pensant. Il est donc de l’ordre de l’apparaître pur. Puis, il pense qu’il faut renverser un autre principe de la phénoménologie : « Zu den Sachen selbst ». Si l’on peut aller droit aux choses mêmes, c’est parce que la chose dont il est question vient droit à nous. Et comment vient-elle droit à nous ? En réalité, la monstration de la chose en fait quelque chose d’immédiatement donné. La phénoménologie doit retourner à ce point : l’apparaître même de la chose me permet d’aller droit à la chose[214]. Enfin, pour rejoindre l’apparaître même de la chose, le phénoménologue français radicalise la réduction pour atteindre le non-intentionnel de l’intentionnalité. Il rompt donc avec toute extériorité, et ainsi, renverse la phénoménologie historique en la ramenant sur le terrain de l’immanence.
Par définition, l’archi-phénomène est la vie. L’essence de la vie est pensée comme une révélation originaire immanente[215]. Cette révélation originaire immanente est une auto-révélation. Celle-ci veut dire d’une part, c’est la Vie qui accomplit la révélation, et qui la révèle ; d’autre part, ce qu’elle révèle, c’est elle-même[216]. Ainsi, l’accès à la Vie n’est pas possible dans le monde. La Vie ne jette pas au-dehors ce qu’elle révèle, elle le tient en soi et le retient dans une étreinte si étroite que ce qu’elle retient et révèle, c’est elle-même[217]. L’enjeu est donc de repartir de la vie elle-même : « Ce savoir primitif du vivre, c’est le vivre lui-même qui l’apporte en son vivre et par lui, dans l’effectuation phénoménologique de son auto-révélation pathétique »[218]. Si l’archi-phénomène est la vie, comment s’insère-t-il dans l’histoire de la philosophie moderne initiée par Descartes ?
Dans la Généalogie de la psychanalyse, Henry fait une enquête dans l’histoire de la pensée pour voir si l’ébauche d’une pensée radicalement immanente de la vie est décelable. En nous inspirant de Heidegger qui parle de « l’oubli de l’être », on peut dire qu’avec Henry, l’enquête porte sur « l’oubli de la vie ». Toutefois, il y a eu un commencement perdu de la pensée de la vie avec Descartes. C’est pourquoi, Henry essaie de renouer avec « les intuitions cruciales du cartésianisme du commencement »[219], dont le thème est « l’initial apparaître à soi de l’apparaître, l’invisible venir en soi de la vie »[220]. Ces intuitions cruciales du cartésianisme n’ont pas pu aboutir parce que Descartes s’est empressé de définir la pensée comme « intellectus sive ratio » (je pense donc je suis une chose pensante). C’est ainsi qu’il devient l’initiateur de la « déviance historiale »[221] qui a rendu impossible toute rencontre féconde avec la pensée et la vie. Le travers de la « philosophie occidentale »[222] est de ne jamais croire que la vie est un phénomène originel.
« Si l’expérience facticielle de la vie est le point de départ de la philosophie et si nous voyons facticiellement qu’il y a une différence principielle entre le connaître scientifique, l’expérience de la vie ne doit pas seulement être le point de départ du philosopher, mais justement aussi ce qui fait essentiellement obstacle au philosopher lui-même »[223]. Le passage de l’herméneutique de la vie facticielle à l’ontologie fondamentale est lié au fait que l’expérience facticielle est un obstacle au philosopher. Malgré cet obstacle au philosopher, le jeune Heidegger s’est posé quand même la question de l’expérience de la vie facticielle.
« Manifestement, le jeune Heidegger adopte, pour les questions qui touchent à la vie, un point de vue qui prend en grande considération, en tant qu’objets philosophiques, le non-clos, l’irrationnel et l’hétérogène, mais qui veut, de plus, que ces qualités soient comprises comme faisant partie intégrante de la démarche philosophique »[224]. La vie facticielle fait donc partie de la démarche elle-même de la philosophie. Néanmoins, « l’expérience facticielle de la vie est le concernement autosuffisant de la significativité, conforme à une opaque particulière, déchéante, indifférente à sa référence »[225]. « Cette vie facticielle ne doit pas être comprise comme une attribution substantielle de la vie ; il faut plutôt comprendre qu’elle désigne le « comment » (Wie) de la vie »[226]. Le caractère non référentiel de l’expérience facticielle de la vie, vie qui se saisit elle-même, sans médiation, implique que l’herméneutique de la vie facticielle est caractérisée par la non-transitivité, la non-intentionnalité. Cette herméneutique de la vie facticielle, au double sens du génitif, explicite donc cette auto-compréhension de la vie, de sorte que « la philosophie jaillit de la vie facticielle. Et ensuite, au sein de l’expérience facticielle de la vie, elle rejaillit dans celle-ci même »[227]. L’herméneutique de la vie facticielle est cette idée que l’inquiétude et le souci qui constituent la vie doivent être pensés à partir de ce que Heidegger appellera l’être-vers-la-mort. Dès lors, « l’ontologisation de l’herméneutique de la facticité à partir du cours de 1921-1922 affirmant que « la philosophie est ontologie », du rapport Natorp définissant la philosophie comme « ontologie de la facticité » et plus radicalement encore dans le cours du semestre d’été 1923 intitulé « ontologie. Hermeneutik der Faktizität », ne prend tout son sens qu’à partir de l’être-à-la-mort »[228]. Nous pouvons dire de ce qui précède qu’il y a en réalité au début de la philosophie de Heidegger les deux voies comme dans le poème de Parménide : la voie du non-être, l’ontologie de la vie factielle et la voie de l’être, l’herméneutique du Dasein. Alors, regardons de près le § 10. Ce paragraphe, intitulé Délimitation de l’analytique du Dasein par rapport à l’anthropologie, la psychologie et la biologie, se veut comme un questionnement de la « philosophie de la vie ». Par ailleurs, Henry fait la même opération dans le chapitre 3 titré Cette Vérité qui s’appelle la Vie de C’est Moi la Vérité. Les deux aboutissent presque à la même conclusion. Toutefois, l’auteur de la philosophie du christianisme inscrit Heidegger dans cette conclusion. Revenons à Heidegger. Le premier problème qu’il soulève concerne « la philosophie de la vie » : « la tendance bien comprise de toute « philosophie de la vie » scientifique et sérieuse ‑l’expression a autant de sens que « botanique des plantes »– contient implicitement la tendance à une compréhension de l’être du Dasein. Mais l’on ne peut pas remarquer, et c’est là un défaut fondamental de cette philosophie, que la « vie » elle-même n’y est point prise comme problème ontologique en tant que mode d’être déterminé »[229]. Ce qui manque à toute la « philosophie de la vie » est la non problématisation ontologique de la vie.
Publié après mais composé avant L’Essence de la manifestation puisque terminé en 1948 et paru en 1965, sous le titre de Philosophie et phénoménologie du corps, essai sur l’ontologie biranienne, l’essai sur le corps est intrinsèquement lié à la problématique du fondement de la phénoménologie de l’ego initiée dans le Magnus opus. Mais comment l’ontologie du corps pose-t-elle le rapport entre corps et parole de la vie ? Avant de répondre à cette question, notons que, dès le premier chapitre de l’Essence de la manifestation qu’est Philosophie et phénoménologie du corps[230], il va s’agir pour le philosophe de la vie de creuser en amont de l’effort biranien pour élucider la structure de la subjectivité absolue, et de mettre à jour une ontologie de la subjectivité qui soit indissolublement ontologie du corps[231], celle-là même que, de son propre aveu, Michel Henry a trouvé, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, chez ce « prince de la pensée »[232].
À Biran, Michel Henry doit par conséquent une théorie du « corps subjectif »[233], et l’affirmation conjointe que la subjectivité n’est rien de transcendant, mais relève d’une sphère d’immanence radicale laquelle découvre enfin l’existence subjective, corporelle, concrète, individuelle comme une « existence absolue »[234] et exhibe ce qui a toujours été passé sous silence : la relation sui generis du corps sentant et connaissant à lui-même, identique à celle de la structure de l’ego. Ce dernier[235], —telle est la leçon inouïe et peut-être inaudible de Biran—, relève en effet d’un mode spécifique de donation, sans distance à soi, pas même phénoménologique[236]. La révélation pathétique henryenne, ou « auto-affection », loin de redoubler sur le mode intime la transcendance, la fonde en vérité : « […] c’est une région d’immanence absolue où s’accomplit la révélation originaire de la vérité de soi-même et du monde […] »[237]. En nous faisant entrer sur le théâtre de la grande réduction phénoménologique biranienne, et cela en un contresens magistral sur la relation primitive qui fait frissonner les tenants de l’orthodoxie biranienne[238], Michel Henry nous reconduit d’une métaphysique de l’expérience intérieure à la révélation immanente de l’épreuve d’une vie en première personne qui est in fine une phénoménologie du christianisme[239]. De la donation spécifique de l’ego, il remonte à l’ipséité d’un moi, à celle de la vie, en un mouvement d’approfondissement — qui est de rétro-référence ou de rétro-action toujours plus poussé —, de la « motilité de conscience »[240] à l’auto-mouvement de la vie elle-même, au mouvement du moi dans la Vie absolue car la vie est l’Intériorité radicale[241].
Reformulons le paradoxe :
1/ En abolissant le rapport, Michel Henry creuse en amont de la relation biranienne, en amont de la disponibilité pour nous de nos pouvoirs vers leur mise à disposition (ce dont témoigne suffisamment la théorie des trois corps dans Philosophie et phénoménologie du corps et sa reprise dans Incarnation), en un mouvement d’approfondissement de la structure de l’essence qui témoigne de l’excès (mouvement de non dépassement ekstatique) constitutif de notre être. C’est le mouvement par lequel l’ego se rapporte à ce qui le fonde : celui de la Vie.
2/ De l’immanence d’une double auto-affection (de la vie et de l’ego), de leur intériorité radicale, Michel Henry remonte à la réciprocité (immanente) de leur intériorité. Il ne peut le faire que parce qu’identifiant l’essence de l’ego et celle de la vie (la non séparation qui doit tout à la lecture de l’effort immanent biranien), il remonte à un plus originaire : la coappartenance de ces deux mouvements, distincts mais non séparés du mouvement absolu de la Vie absolue, divine. Dire en effet que le mouvement constitutif de l’ego est, comme celui de la vie, non intentionnel, c’est dire identiquement que le corps est dans son être le lieu de cette révélation immanente, et que par conséquent ce monde donné dans mon mouvement présuppose un mouvement principiel qui échappe à la sphère transcendante de la représentation. Par conséquent notre action dévoile en même temps que l’être du monde son apparaître ekstatique[242], et la spécificité du mouvement de conscience biranien soit le corps lui-même (identifié à l’ego par Henry) rend compte à lui seul de la duplicité de l’apparaître dont il apparaît tout à la fois comme la preuve et l’effet.
Il n’a jamais été explicitement question d’une telle pensée dans l’essai sur Maine de Biran. En revanche, l’explication donnée par le philosophe dès l’entame de cet ouvrage permet sans forcer ses propos de reconnaître un chemin ouvert vers une possible interprétation de la filiation :
« L’homme, nous le savons, est un sujet incarné, sa connaissance est située dans l’univers, les choses lui sont données sous des perspectives qui s’orientent à partir de son propre corps. (…) En fait, notre corps n’est primitif ni un corps biologique, ni un corps vivant, ni un corps humain, il appartient à une région ontologique radicalement différente qui est celle de la subjectivité absolue. (…) C’est prendre conscience des conditions qui nous permettront seules de rendre compte de l’existence d’un corps situé assurément au cœur de la réalité humaine : un corps qui est un Je »[243]. La fin de son questionnement sur la distinction des trois corps, subjectif (absolu), organique et transcendant, s’intéresse à juste titre au rapport entre « la théorie ontologique du corps et le problème de l’incarnation : la chair et l’esprit »[244].
La question de l’être incarné telle qu’elle est posée renvoie encore au problème de la « duplicité de l’apparaître » qu’il aborde déjà dans le chapitre IV de son tout premier ouvrage, intitulé « Le double emploi des signes ». Le nom de « double emploi du signe » vient de Maine de Biran, pour désigner le fait qu’un rapport est établi entre ces mots « je vois » et un organe physiologique, en sorte que le signe « voir » a justement un double emploi et désigne aussi bien l’œil, ou du moins une propriété de celui-ci, que l’expérience interne transcendantale de la vision. La problématique de ce chapitre est : « comment l’ego absolu, qui est une vie dans l’immanence absolue de la subjectivité, pourrait-il être par ailleurs un être transcendant ? Comment pourrait-il s’arracher à la sphère de l’immanence pour apparaître quelque part dans le monde ? »[245].
Henry résume sa thèse en ces termes : « Le corps subjectif n’est pas un phénomène qui laisserait derrière lui l’être réel du corps, être auquel la possibilité serait alors laissée de se manifester à nous par d’autres phénomènes, par un corps objectif, il est l’être réel du corps lui-même, son être absolu, il est tout l’être de ce corps, un être réel qui est une transparence absolue, et dans lequel aucun élément n’échappe à la révélation de la vérité originaire. (…) Je ne vois jamais mon corps de l’extérieur parce que je ne suis jamais à l’extérieur de mon corps … »[246]. Donc, la dualité corps subjectif et corps objectif est reprise dans la dualité chair et esprit. Cette thèse qui pense l’unité demeure valable pour penser la chair et l’esprit. La chair et l’esprit demeurent deux modes d’apparition de la même réalité qu’est le Fils. Soit qu’on se tient du côté de l’immanence ou de la transcendance. Il faut même dire qu’il n’y a pas de chair sans esprit, ni d’esprit sans chair. Si la chair est l’incarnation de l’esprit, l’esprit est ce qui donne la vie à la chair. Cependant, traiter d’une ontologie du corps entre-t-il réellement en compte pour une phénoménologie de la filiation ?
Implicitement, il faut admettre qu’une phénoménologie de la filiation se déploie dans cet essai dans une perspective d’individuation. Certes, le corps subjectif rappelle l’enracinement des fils dans la vie. En revanche, le corps transcendant objectif souligne aussi la détermination des fils dans l’espace extérieur, c’est-à-dire la vérité du monde. D’ailleurs, l’être incarné abordé dans la conclusion est le lieu de l’articulation de l’immanence et de la transcendance. Être dans le monde mais tout en demeurant lier à la vie, le Fils est celui qui possède un corps à la fois subjectif (immanent), organique et objectif (transcendant). Henry distinguera plus tard dans Incarnation trois modalités de corps en reprenant autrement la dimension tripartite du corps en ces termes : la chair[247], le corps propre et le corps objectif.
2 - L’appel de la vie
« La convenance originelle de la Parole et de celui qui doit porter en lui la possibilité de l’entendre, c’est la relation de la Vie au vivant. Une telle relation consiste d’abord en ceci que la Vie a engendré le vivant. (…) la Parole de Vie a engendré celui à qui il reviendra de l’entendre. Celui-là qui entendra la Parole ne lui pré-existe pas. (…) Personne n’est là avant la Parole, avant qu’elle parle. Mais précisément la Parole engendre celui-là auquel elle se destine. L’appel ne trouve pas mais extirpe du néant celui qu’il appelle de son formidable appel qui est l’appel à vivre – un appel ontologique pour autant que l’être puise son essence dans la Vie et en elle seulement »[248].
La parole de la vie m’appelle à être et me donne la possibilité d’y répondre. Reaidy parle dans cette perspective d’un « autre type d’appel fondé sur le rapport entre la Vie et les vivants. Seul l’appel de la vie peut être plus ancien que tout autre appel, puisqu’il est identique à cette ‘‘blessure’’ éprouvée dans notre souffrir qui s’auto-affecte en se précédant lui-même, sans qu’il soit le lieu d’une distance phénoménologique »[249]. L’appel de la vie est aussi ancien que la venue de la Vie dans le vivant et la réponse du vivant est aussi éternelle que l’épreuve vécue d’une telle venue singulière, de sorte qu’il n’y a même pas la moindre distance entre celui qui appelle et celui qui répond. Avant tout appel et toute réponse nous sommes toujours déjà là où la vie ne cesse de venir, en elle-même et en nous-mêmes, et une telle venue en nous-mêmes n’est pas quelque chose que nous pouvons accepter ou refuser. Voilà pourquoi, « l’autre appel, l’appel de la vie, se tient au-delà de tout appel, il ne nous fait pas la proposition de vivre. Il nous a déjà jetés dans la vie, écrasés contre elle et contre nous, dans le souffrir et le jouir d’un pathos invisible. L’appel nous a déjà fait vivre au moment où nous l’entendons, son écoute n’est autre que le bruit de la vie, son bruissement en nous, l’étreinte en laquelle elle se donne à elle-même et nous donne à nous dans une seule donation »[250]. Le bruit de la vie est cette parole de la vie qui sans cesse nous engendre dans le pathos de l’Affectivité originaire. Cette parole de la vie est l’appel de la voix silencieuse pour utiliser un concept de Chrétien. « Si l’origine est silence, ce peut être par le silence, par le silence en nous, qu’on la rejoint et la vénère »[251]. Donc, la parole de la vie, la parole de la voix silencieuse nous offre la possibilité de participer à la vie en faisant de nous des vivants. L’hospitalité du silence où prend fin la parole du monde est la plus haute possibilité humaine. A juste tire, dans la mystique chrétienne, le plus haut silence chrétien est silence amoureux, silence de l’union à Dieu. Saint Jean de la Croix l’évoque dans La nuit obscure. A propos de la nuit obscure, Chrétien écrit :
Ce silence de la nuit obscure, où il aura fallu comme mourir pour renaître purifié, n’a rien d’une dissolution de la finitude dans l’infini, ni d’un sacrifice de la créature au Créateur. Il y va d’un silence nuptial, du silence où l’Aimé et l’aimante intimement se rencontrent. Et s’il est au-delà des mots, il n’est pas au-delà du Verbe, puisque c’est Lui qu’il s’agit de rencontrer cœur à cœur. Ce silence donne et redonne la parole … Un tel silence est à la fois final et initial : final, puisqu’il est le terme de la vie mystique et forme la plus étroite union à Dieu ; initial, puisqu’il fait signe vers la béatitude future[252].
La parole de la vie comme le silence est à la fois finale et initiale. Cette union du vivant à la Vie est le chemin de notre participation à la Vie. « La parole de la vie est donc au sens un idiolecte, une parole singulière et intraduisible dans un langage commun, parole de moi à moi où je vis ma vie en la disant ». Et cette vie du vivant ne saurait, pour Michel Henry, être une participation à une dimension, à un élément, à un milieu, à une couche d’être impersonnelle qui serait la « vie » hypostasiée de façon mythique et abstraite à la fois »[253]. Alors, « la parole de la Vie ne cesse d’éteindre en soi celui à qui elle parle »[254]. Lorsque Chrétien parle de la « parole de moi à moi », cela fait penser au bruit de la Vie. Tout en étant consubstantielle à la parole de la Vie, la parole de Vie me fait être. Voilà pourquoi, je peux entendre à l’infini le bruit de ma naissance. « Le bruit de ma naissance est le bruit de la Vie, l’infrangible silence dans lequel la Parole de la Vie ne cesse de me parler ma propre vie dans lequel ma propre vie, si j’entends la parole qui parle en elle, ne cesse de me parler la Parole de Dieu »[255].
CONCLUSION : Incarnation ou incorporation ?
Si l’incarnation ne consiste pas à avoir un corps, comment comprendre notre incorporation face à notre incarnation ? Falque a bien su poser cette question dans sa lecture de l’Incarnation, une philosophie de la chair : « Y-a-t-il une chair sans corps ? »[256] ? Cette question est la seule objection qu’il adresse à toute la phénoménologie de la chair. En effet, sa position s’exprime à travers cette question : « comment et pourquoi chercher toujours à concevoir une chair sans corps – ou à tout le moins une chair qui « s’éprouve soi-même » indépendamment du « corps inerte ou extérieur », sur laquelle pourtant elle se penche toujours et caresse aussi sans jamais le concevoir ? »[257]. Penser une chair désincorporée paraît problématique pour Falque ce qui selon nous ne pose aucun problème à la phénoménologie matérielle. D’ailleurs, Henry a été clair dans sa réponse à cette objection :
La question d’Emmanuel Falque, « Qu’en est-il du corps ? » est-elle pourtant écartée ? La phénoménologie de la vie permet au contraire de la formuler avec une grande précision et, grâce à Maine de Biran, d’en proposer une approche si nouvelle qu’elle n’a probablement pas été encore comprise. Il s’agit bien ici du corps et non plus de la chair. La phénoménologie de la vie part toujours, il est vrai, de la vie : parce que seule la vie nous donne accès à elle-même, parce qu’il n’y a chair que dans la vie, parce que la chair constitue à son tour le seul accès au corps, au nôtre aussi bien qu’à celui d’autrui, ou qu’au corps inerte de l’univers, parce que, comme le relève E. Falque, elle est ratio cognoscendi du corps. Mais, précisément parce que c’est la chair (intelligible, archi-intelligible dans la vie) qui nous fait connaître le corps, l’élucidation phénoménologique radicale de la chair constitue du même coup celle du corps. C’est pourquoi le corps constitue bel et bien un thème important de Incarnation[258].
De ce qui précède, il ressort que par fidélité à la méthode même de la phénoménologie matérielle, l’amour de la radicalité fait que la pensée de la chair n’est rien d’autre que la pensée du corps. Le corps constitue bel et bien un thème important de l’Incarnation parce qu’il est pensé à partir de ce qui le fonde. Ainsi, la phénoménologie de la chair établit une distinction essentielle entre un corps sensible donné dans l’extériorité du monde et un corps immédiatement révélé à la chair à l’intérieur de son mouvement. Ce corps immédiatement révélé à la chair est un « corps » invisible comme elle. Un corps qui n’a rien de commun avec le corps-objet de la vue et du toucher par exemple. Car c’est seulement dans son immanence radicale à soi-même que chacun des mouvements de notre chair, celui de nos sens y compris, entre en possession de soi de façon à pouvoir être ce « pouvoir » qui fait de notre chair le « Je Peux » primordial, pour autant, il est vrai, que notre chair est donnée à elle-même dans le procès de venue en soi de la Vie absolue en son Archi-passibilité. Loin d’être occultée par l’analyse phénoménologique de la chair, la question du corps reçoit d’elle, avec la mise en évidence d’un corps invisible constitutif du corps réel de l’univers, une élaboration entièrement nouvelle. A vrai dire, l’incorporation n’est donc que l’historial du Je Peux déployant en son effort pathétique un mouvement intérieur, dont le terme infranchissable est ce corps réel et invisible dont nous parlons. Loin de s’opposer à l’incarnation ou d’en marquer les limites, l’« incorporation » la présuppose constamment[259].
L’incarnation, réalité pathétique – ce qui jouit de soi –, devient donc la topologie du questionnement du concept « corps mystique ». L’angle sous lequel nous questionnons l’incarnation est de partir des êtres incarnés que nous sommes pour aborder l’Incarnation au sens chrétien. En réalité, les êtres incarnés sont des êtres souffrants, traversés par le désir et la crainte et surtout soulevés par la Vie. Car, « la vie révèle la chair en l’engendrant, comme ce qui prend naissance en elle, se formant et s’édifiant en elle, tirant sa substance phénoménologique pure, de la substance même de la vie »[260]. Il y a donc, à cet égard, une connexion originaire et une réciprocité, cette intériorité réciproque de la Chair et de la Vie, ne concerne une vie telle que la nôtre que parce que, avant le temps, avant tout monde concevable, elle s’est établie dans la Vie absolue comme le mode phénoménologique selon lequel cette Vie vient éternellement en soi dans l’Archi-Pathos de son Archi-Chair. C’est en raison de ce lien originaire entre Chair et Vie que l’Incarnation devient la topologie explicite d’une interrogation des êtres incarnés que nous sommes. Comment opérer ce passage des êtres incarnés à l’Être Incarné ? Quel est l’enjeu d’une telle problématique ?
BIBLIOGRAPHIE
CHRETIEN Jean-Louis, L’arche de la parole, Paris, PUF, 1998.
FALQUE Emmanuel, « Y a-t-il une chair sans corps ? », dans Phénoménologie et Christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004.
GENS Jean-Claude, « Heidegger à Fribourg », dans Michel Henry dans L’épreuve de la vie, sous la direction d’Alain David et de Jean Greisch, Coll. La nuit surveillée, Paris, éditions du Cerf, 2001.
HEIDDEGER Martin, Phénoménologie de la vie religieuse, traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Gallimard, 2012.
HENRY Michel, La phénoménologie matérielle, 1ère édition, 4è tirage, Paris, PUF, 2012.
-----------------, Philosophie et phénoménologie du corps, essai sur l’ontologie biranienne, 1re édition 1965, 6è édition, Paris, PUF, 2011
------------------, « phénoménologie et sciences humaines, de Descartes à Marx » in Auto-donation Entretiens et conférences, textes rassemblés et édités par Prétentaine sous la direction de Magali Uhl, Paris, Beauchesne, 2004.
------------------, C’est moi la vérité, pour une philosophie du christianisme, Paris, SEUIL, 1996.
------------------, « phénoménologie de la chair, philosophie, théologie, exégèse réponses », dans Phénoménologie et Christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004
-------------------, Généalogie de la psychanalyse, Le commencement perdu, 3e édition, Paris, PUF, 201.
REAIDY Jean, Michel Henry la passion de naître, méditations phénoménologiques sur la naissance, Paris, L’Harmattan, 2009
SCHMIDT Ina, « La vie comme défi phénoménologique », le jeune Heidegger 1909-1926, S.-J. Arrien S. Camilleri (éd), Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2011.
LE CORPS SOCIAL CHEZ CHARLES TAYLOR
Guy D’OLIVEIRA
Docteur en Philosophie Politique
Enseignant-Chercheur au Philosophât du Bénin
La réalité du corps est un monde de sens parce qu’elle touche à une pluralité d’éléments dont la nature va du matériel au supranaturel et au spirituel, du sens réel au sens métaphorique ou analogique. Le corps est donc un ensemble cohérent qui renvoie constamment à un sens. Et ce sens, non seulement se construit, mais aussi se donne dans et par la parole. Une parole à la fois oikos et odos, c’est-à-dire aussi bien lieux, espace de gestation et de maturation, que sens ou orientation d’accomplissement, vecteur, moyen de transmission et d’expression de la réalité qui est ici le corps. Corps et parole se compénètrent donc dans une dialectique herméneutique pour une assomption du sens toujours en tension.
Certes, la perspective qui se dessine tout de suite dans l’approche de notre sous-thème, et qui a été jusque-là abordée par mes prédécesseurs, est bien celle du corps biologique, du corps organique, du corps subjectif et de sa dimension transcendantale. Il s’est agi d’un corps que j’habite et que je vis, avec ses crêtes culminantes de complétude comme avec ses failles même ontologiques. Il est cependant une autre perspective qui nous mène vers une connotation plutôt analogique de cette même notion et qu’il nous semble tout à fait indiqué de souligner dans un élan et un souci heuristique. Nous voudrions parler ici de la notion analogique du corps social, et l’appréhender selon la pensée du grand philosophe canadien Charles Margrave Taylor. A partir du corps individuel et personnel, pris dans ses diverses acceptions, manifestations et dynamiques ontologiques, nous pouvons remonter à des analogies de formes du corps. Celle de la société est en effet le lieu où existe, vit, s’exprime et se déploie un ensemble de corps individuels et personnels, pris dans un réseau de relations, de sens et d’existences.
La constitution ou la formation de l’identité moderne est le socle de la pensée de Charles Taylor. Comment sommes-nous devenus des MOI, des individus déconnectés des repères anciens qui consacraient l’homme comme appartenant à un espace de sens qui le transcendent. Son livre phare intitulé Les sources du moi, La formation de l’identité moderne nous en donne toutes les harmoniques. La perspective taylorienne est manifestement politique. Mais il y arrive en posant des jalons assez pertinents dans un contexte de pluralité et de diversité culturelle, et aussi dans un environnement où les notions de valeurs morales et d’horizon de sens qui devraient innerver les différentes articulations de la construction de l’espace social sont presque toutes en crise.
La juste constitution et compréhension du corps social selon Taylor passe alors nécessairement par la mise en perspective d’un certains nombres de cadres. Il les résume dans son grand ouvrage L’âge séculier[261]. Le chapitre sur les « imaginaires sociaux modernes » nous en donne une compréhension[262]. Nous nous limiterons dans le cadre restreint de notre présentation à l’élucidation du concept même d’« imaginaires sociaux » après avoir clarifié certains présupposés épistémologiques de la pensée de l’auteur autour du concept de l’individu moderne. Nous serons amenés à poser concomitamment la question de l’arrière-plan et du monde de signification pour arriver enfin à voir dans le langage ou la parole le lieu de cohérence du moi et de la société qui l’englobe à l’image d’un corps organique.
1 - L’ARRIERE-PLAN : UNE DIMENSION ETHICO METAPHISIQUE[263]
1.1 - D’abord une ontologie morale
Penser le corps social pour Taylor, c’est d’abord en déterminer ses lieux de surgissement comme sens plénier. La société qui est l’espace du vivre ensemble se comprend d’abord par le sens que chaque individu a de lui-même et du contexte où il se trouve. « Mon identité – dit Taylor – est l’horizon à l’intérieur duquel je peux prendre position »[264]. Il conçoit tout ce rapport sous l’angle d’une ontologie morale qui, à l’ère de la modernité, connait de notables déplacements d’accents. L’ontologie taylorienne, ne nous égarons point, n’est pas superposable à celle des Anciens. Elle ne la nie pas non plus. Elle la présuppose.
Elle est en effet fortement marquée par la pensée métaphysique substantialiste aristotélicienne d’une morale du bien, le tournant phénoménologique de l’ontologie moderne qui tient pour incontournable le langage qui articule l’être tout en lui demeurant postérieur, l’herméneutique du contexte où prend sens l’identité de l’individu, les richesses expressivistes de l’homme au cœur de sa société. En résumé, l’ontologie de Taylor se veut celle de l’agir humain engagé, incarné. La pensée présente un double axe, celui de l’idéal éthique ancien de l’affirmation de la vie bonne, et la problématique moderne de réflexivité.
D’entrée de jeu, Taylor attire l’attention sur ce qu’il appelle « nos intuitions "morales et spirituelles" ». Ce qui confère à la vie son sens et sa plénitude est l’arrière-fond qui sous-tend toute l’armature morale taylorienne et qui pose l’être humain comme un sujet moral. Cette démarche, mieux cette tâche, est une exploration du moment où ce dont on parle ne se donne pas à voir ni à saisir du premier coup, mais se présente comme un non-dit de la vie. Il y a donc nécessairement un socle plus ou moins objectif qui demande une investigation. L’auteur exprime ce souci en ces termes : « … Je souhaite explorer l’image contextuelle de notre nature et de nos dilemmes spirituels, qui se situe à l’arrière-plan de certaines des intuitions morales et spirituelles de nos contemporains ».[265]
L’entreprise est d’autant plus urgente qu’elle permettra de faire ressurgir une bonne part de la dimension morale du sujet occultée par la philosophie contemporaine : « … une part non négligeable de la philosophie contemporaine a passé sous silence cette dimension de notre conscience et de nos croyances morales, qu’elle a même semblé rejeter, la jugeant obscure et non fondée ».[266] Ces intuitions morales qu’une certaine morale contemporaine s’attèle à occulter sont en vérité des données très profondes, puissantes et universelles de l’expérience humaine. La définition exacte qu’on attendrait de l’objet de cette ontologie comme nous le savons de l’être par exemple nous est plutôt donnée dans un rapport. C’est dans le rapport du sujet aux fondements que se saisira la nature de ces fondements. Autrement dit, les intuitions morales se donnent à voir à travers l’action ou les choix du sujet moral. Ses actes devraient laisser transsuder leurs raisons ultimes. « Les questions ontologiques concernent les facteurs que vous invoquez pour rendre compte de la vie sociale. Ou, mis sur un « mode formel », elles concernent les termes que vous acceptez comme ultimes dans l’ordre de l’explication. »[267]
Ce qui ressort de l’ontologie de Taylor n’est donc pas une pure spéculation sur l’être ou la réalité en soi, mais un établissement de rapport nécessaire entre les actions du sujet moral et les raisons qui les fondent. Ces raisons, loin d’être créations arbitraires et exclusives du sujet lui-même, sont plutôt recherchées, comprises et intégrées personnellement par lui comme valeurs d’un lieu auquel il appartient. Ce que recouvre l’ontologie de Taylor est à entendre comme l’ensemble des raisons ou facteurs que l’on peut avancer pour justifier nos actions ou nos actes en société. Ce sont les valeurs qui sous-tendent nos conceptions de la « vie bonne » et qui rendent compte de la vie en société.
Cette ontologie est donc moins une métaphysique pure de l’être qu’une relation que le sujet moral, à travers ses choix et ses actions, établit avec la réalité en soi. Il faut unir les deux pôles du "bien" ou "essences morales" ou encore valeurs ultimes, et de l’action du sujet qui s’y modèle. L’ontologie de Charles Taylor a ceci de particulier qu’elle ne peut se dire que par rapport aux choix que fait l’individu dans sa société d’appartenance. C’est en effet une ontologie en situation, une ontologie de rapport qui tient indispensable la source ontologique et son essence qu’est le bien et les conceptions de la vie bonne, vie qui vaut la peine d’être vécue. L’ontologie taylorienne n’est pas substantielle. Elle ne reprend pas les grandes structures d’une éthique substantielle, bien qu’elle s’en inspire. « La priorité ontologique taylorienne n’est donc pas la réinscription de l’Être dans le monde, mais l’affirmation humaniste de l’agent moral comme être digne de respect puisque doté d’une sensibilité morale "naturelle" vis-à-vis des choses de ce monde »[268]. Ceci nous amène à penser, sous un autre angle, à la notion d’arrière-plan ou de monde de signification.
1.2 - Arrière-plan et monde de signification[269]
La notion de l’arrière-plan, qui connote tout un monde de significations fait partie du socle herméneutique de l’identité de l’individu moderne et de son environnement de vie. Taylor tire sa théorie de l’arrière-plan de la pensée transcendantale de Kant. L’entreprise consiste à aller plus loin dans l’analyse des a priori qui nous demeurent inconscients lorsque nous pensons, parlons ou agissons. Taylor recueille aussi cette perspective chez Heidegger. Ce dernier « propose dans Être et Temps d’ajouter aux a priori catégoriaux de Kant des a priori existentiaux, qui sont les conditions de possibilité de la compréhension de notre existence »[270]. Pour lui, le monde est un existential, une modalité originaire de notre existence, qui rend l’expérience possible. C’est une structure de signifiance, à partir de laquelle le sens peut nous advenir[271]. « Cette définition du monde comme sens implicite sur lequel repose toute signification correspond à ce que Taylor désigne par la notion d’arrière-plan »[272].
Il y a là une compréhension implicite que nous avons de nous-mêmes et des choses dont le projet d’explication conduit à une transformation de soi. « En devenant conscients, affirme Taylor, nous transformons aussi notre activité »[273]. Dans la théorie heideggérienne de la compréhension de soi ou self-interpretation, pour reprendre le terme de Dreyfus, il y a aussi l’idée d’une telle transformation. « L’être du Dasein consiste à se comprendre lui-même comme existant. Cette compréhension est l’accomplissement ou la réalisation de son être »[274]. Taylor s’inspire de cette interprétation de soi heideggérienne qui est l’expression d’une réalisation de soi.
Taylor a entre autre également recours à la philosophie de Merleau-Ponty pour l’élucidation de la compréhension de soi. Ce n’est pas par la question de l’être qu’il procède à cette élucidation, mais bien par l’incarnation physique et sociale de l’homme. « La distinction entre expression et signification se trouve déjà dans la philosophie de Merleau-Ponty, selon laquelle l’expression conceptuelle prolonge le sens qui était déjà exprimé dans les gestes[275] ».
La notion taylorienne de l’arrière-plan est en définitive une notion interprétative qui s’appuie sur une phénoménologie de l’explicitation progressive d’un sens. Nous excluons de la penser selon le style wittgensteinien où la signification est strictement identique à son expression dans une proposition.
Avec ces pré requis, nous pouvons à présent aborder la notion centrale d’imaginaires sociaux qui nous permettra de comprendre ce que Charles Taylor entend mettre au fondement de l’idée de la réalité sociale.
2 - LES IMAGINAIRES SOCIAUX
La conception du corps dans sa dimension sociale, autrement dit la société perçue comme un corps ou un tout organique, repose sur un fond moral téléologique. C’est ce qui donne sens à la société dans la double perspective, ce à quoi elle renvoie ou de ce qu’elle recèle comme signification profonde, et de ce qu’elle donne à espérer ou à construire comme horizon et but propre dans l’espace et dans le temps.
L’ontologie morale de Charles Taylor, une ontologie non substantielle, est ce qu’il pense être l’âme-même de la raison de vivre et d’espérer de l’individu moderne. Il est un individu qui s’identifie comme un agent moral engagé, c’est-à-dire sachant discriminer toujours en contexte, et échappant par ce fait même à la spirale infrahumaine et aux dédales mortifères des éthiques de l’informulation[276]. Le problème de l’ontologie taylorienne, et son auteur en est pleinement conscient, est qu’elle peut être reconnue ou non. Elle peut faire purement et simplement l’objet d’une désaffection totale, comme c’est bien souvent d’ailleurs le cas dans notre modernité, ou bien être heureusement reconnue comme fondement de l’action sociale.
L’action sociale n’est donc pas neutre. Elle n’est pas le fruit du hasard ou l’expression d’une trame grotesque de faits ou d’événements sans but. Taylor (ré) introduit dans le débat un concept riche de sens et très incitateur dans le domaine de la recherche. C’est le concept d’« imaginaires sociaux », qu’il présente dans Modern Social Imaginaries. L’ordre moral moderne avec sa dimension d’ontologique morale peut être mis en tandem avec les imaginaires sociaux. On pourrait se hâter de dire que l’un joue au niveau du moi individuel ce que l’autre accomplit sur le plan collectif de la société. Ce concept d’« imaginaires sociaux » se présente en effet comme un background constitutif de la réalité sociale elle-même. Le corps, pour social qu’il soit, doit intégrer des dynamiques qui tiennent compte à la fois des cadres historico culturels, des formes métaphysico religieuses, des institutions normatives, avec leurs raisons d’être organiques. C’est ce que nous pourrions désigner sous le terme d’aspects transcendantaux de la société comprise comme un fait humain. Ce quelque chose d’assez large et profond qui modèle et même module cette réalité sociale, Taylor le dessine vaguement en ces termes : « Je pense davantage aux façons qu’ils ont d’imaginer leur existence sociale, de s’assimiler aux autres, à la manière dont les choses se passent entre concitoyens, aux attentes que l’on rencontre généralement, ainsi qu’aux images et aux idées normatives qui déterminent en profondeur ces attentes »[277].
L’« imaginaire social » est à distinguer soigneusement de la «théorie sociale ». Les théories sociales sont souvent des points de vue défendus par une minorité intellectuelle. Il arrive cependant que ces positions personnelles finissent par intégrer l’imaginaire social, mais non pas sans quelques transformations et réadaptations à la situation sociale qui se révèle de nature beaucoup plus complexe et difficilement manipulable. Taylor expose le sens du concept d’imaginaire social en contraste avec celui de théorie sociale en ces termes :
« Je parle d’« imaginaire » (I) parce que j’évoque la façon dont les gens ordinaires « imaginent » leur environnement social et qu’ils ne le font généralement pas en termes théoriques, mais par des images, des histoires, des légendes, etc. Par ailleurs, (II) la théorie est le fait d’une petite minorité, alors que ce qui est intéressant dans l’imaginaire social, c’est qu’il est partagé par tout un ensemble de gens, si ce n’est la société toute entière. Ce qui nous amène à une troisième différence : (III) l’imaginaire social est une compréhension commune qui rend possible des pratiques communes, et un sentiment de légitimité largement partagé »[278].
Ce qui est ici visé, c’est bien le vivre ensemble modelé par un ensemble de pratiques qui naissent d’une compréhension commune. Toutefois, il est important de mettre une nuance entre les pratiques et l’identité propre d’un groupe social. Ce qui nous semble plus plausible dans cette démarche de construction ou de compréhension aussi bien de l’individu que du corps social qui le comprend, c’est plutôt la référence à l’identité comme telle. L’imaginaire social est complexe. Et cette complexité est une constante substantielle de toute société et de l’imaginaire qui la rend possible. Cette compréhension commune, quoique complexe, se présente toujours sous l’exigence d’une double réalité : celle factuelle et celle normative. Les choses nous apparaissent dans leur réalité phénoménale, nous avons une idée de comment elles sont. Mais dans le même temps, étant dans un contexte de liberté régulé pour des fins d’une juste cohérence éthique et démocratique pour un réel équilibre social, la dimension normative de la compréhension oriente ipso facto vers un acte qui engage et qui contraint. Ces deux composantes factuelle et normative de notre imaginaire social repose, selon Taylor, sur une certaine représentation d’un ordre moral ou métaphysique à l’intérieur duquel les normes et les idéaux peuvent faire sens. Cette saisie à la fois morale et métaphysique est une dimension chère à la pensée de Taylor.
En effet, elle repousse l’argument des ontologies modernes réductrices et dénoncent ouvertement les cadres et processus procéduralistes voire néopositivistes. L’imaginaire social va « au-delà de l’arrière-plan immédiat qui détermine le sens de nos pratiques particulières »[279]. Il ne saurait donc s’arrêter aux seules pratiques, à notre avis, du moment où les pratiques tirent elles-mêmes leur sens et légitimité de ce qui constitue notre identité individuelle ou commune. La compréhension que nous avons de nous-mêmes n’est pas donc pas une explication banale ordinaire, une saisie simple de l’immédiat. Elle suppose, « pour faire sens, une saisie plus large de notre situation d’ensemble : comment nous nous soutenons les uns les autres, comment nous sommes arrivés là, comment nous nous rapportons aux autres groupes, etc. »[280]. Cette compréhension est, dirions-nous, une tentative d’appropriation de notre essence et de notre dessein à la fois individuel et collectif. En ce sens, elle n’a point de limite. Elle est une quête constante, jamais finie, toujours inassouvie de la raison ultime de notre corps social, de notre être social commun. C’est ce que les philosophes contemporains essayent de présenter sous la notion d’« arrière-plan »[281].
« Il s’agit en fait de cette compréhension largement désorganisée et inarticulée de notre situation d’ensemble, par laquelle les aspects particuliers de notre monde se révèlent à nous dans le sens qu’ils ont. Cela ne peut jamais être exprimé de manière adéquate sous la forme de doctrines explicites, en raison même de sa nature illimitée et parfaitement indéfinie »[282].
Le corps social tire donc sa complexité du fait que le sens nous précède et survit à nous. Ce sens est toujours incomplet et donc toujours à faire. Il englobe la totalité de la réalité, les aspects les plus profonds et les plus ultimes de notre monde. C’est pourquoi on peut comprendre que c’est en effet « la signification qui définit entièrement notre monde, c’est-à-dire la perception que nous avons de notre situation dans le temps et dans l’espace, parmi les autres et dans l’histoire »[283].
Résumons-nous pour dire que le concept d’imaginaires sociaux chez Taylor est à la fois défini comme compréhension de soi (self-understanding) de la société, et comme répertoire des pratiques que ses membres peuvent adopter. « En effet, selon Taylor, les significations constitutives des pratiques sociales les plus ordinaires ont pour condition de possibilité une compréhension plus large de la société, implicitement commune à tous ses membres »[284]. Mais pour notre part, nous voudrions davantage retenir la première dimension de compréhension des imaginaires sociaux, celle du self-understanding. Car elle restitue mieux pour nous la perspective de compréhension et de formation du corps social. L’imaginaire social est donc en définitive ce qui rend possible une meilleure compréhension de soi, c’est-à-dire de l’identité personnelle et collective ou sociale, sans négliger l’incidence qu’il a sur les pratiques sociales par le sens et la pertinence qui leur sont conférés. C’est ce qui permet que le corps que nous formons ne souffre point d’incohérence de par la mauvaise formulation individuelle et collective de ce qui devrait nous tenir ensemble. Toute formulation passe par le langage. C’est le lieu de cohérence pour le corps social.
3 - LE LANGAGE, LIEU DE COHERENCE POUR LE CORPS SOCIAL
L’analyse minutieuse des sources morales ou des horizons de sens qui ont façonné le moi tout au long de l’histoire montre que l’homme est un être complexe, un être pluridimensionnel. Il est doué de profondeur grâce à sa capacité de discriminer qualitativement, grâce à sa faculté de s’auto-interpréter, grâce à son identité narrative qui lui permet de se comprendre comme un récit qui toujours se construit tout en se relatant, et enfin, grâce à sa nature dialogique qui, dans le langage, rend possible l’émergence de l’identité par le dialogue instauré avec les autres moi.
L’une des composantes de cette structure pluridimensionnelle du moi touche une dimension qui lui est ontologique. Il s’agit de son caractère dialogique fondamental. Taylor affirme que : « Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, grâce à l’acquisition des grands langages humains d’expression »[285]. L’expression est le moyen par excellence par lequel le moi peut se comprendre, se faire comprendre et essayer de comprendre l’autre. Le langage qu’il utilise va bien au-delà d’une simple articulation de mots et prend en compte tous les signes, les symboles, les gestes, etc., qui peuvent aider à se raconter. Le langage appartient substantiellement à l’espace ou l’horizon moral. Il est de nature transcendante puisqu’il constitue un élément de la culture qui me préexiste toujours. Il est construit et acquis ensemble avec les moi qui participent à la formation de mon identité : « Personne n’acquiert seul les langages nécessaires à sa propre définition. Nous les maîtrisons grâce à nos échanges avec ceux qui comptent pour nous »[286].
Nous ne pouvons pas exister et vivre seuls, nous construisant de façon monologique. Tout notre être est issu d’une rencontre et d’un rapport entre personnes, événements, circonstances, et, pour continuer à exister, nous devons nous maintenir dans le dialogue qui a façonné tous ces événements et notre propre identité. Nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, avec les identités que « les autres qui comptent » veulent reconnaître en nous. Et même quand nous survivons à certains d’entre eux, comme nos parents par exemple, et qu’ils disparaissent de nos vies, la conversation que nous entretenions avec eux se poursuit en nous aussi longtemps que nous vivons[287].
L’interprétation de soi demande que l’on articule ou clarifie les formes dans lesquelles le moi se construit. Et ces formes supposent une intersubjectivité qui rejoint la conception narrativiste du Self. C’est dans la narration que nous nous auto-interprétons. Ces deux qualités d’auto-interprétation et de narration de soi appellent un espace d’exercice ou d’évolution sans lequel le sens reste sans écho et même sans pertinence. Cet espace est la communauté. Cette dernière, grâce à la culture qui l’imprègne, met à la disposition du moi des repères moraux. L’importance de la communauté, loin d’être liberticide et de constituer un frein à l’épanouissement personnel de l’individu, est plutôt un lieu culturel où se tisse l’identité grâce aux réseaux d’interlocution. « Un moi n’existe qu’à l’intérieur de ce que j’appelle des "réseaux d’interlocutions" »[288].
Le dialogue définit ontologiquement l’agent parce qu’il ne peut exister sans lui et sans la communauté culturelle qui le rend possible. Nous dépendons de notre communauté de langue comme d’une condition transcendantale. Il n’y a rien de commun ici avec un enfermement communautaire, un culturalisme obtus ou encore un régionalisme ou un nationalisme dégradant. Pour éviter cela, Taylor prescrit un ressourcement dans les forces morales du moi, plutôt que de plonger ce dernier dans les choix individualistes désengagés et desséchants du libéralisme procédural et du relativisme néo nietzschéen.
La nature dialogique du moi le définit donc comme fruit d’un contexte, la communauté, et par ricochet appelle une certaine reconnaissance de la part des autres moi. Si le dialogue me permet de me construire dans mon rapport aux autres qui comptent, il va sans dire que mon identité qui naît de ce rapport devra être reconnue comme telle. « Une (re)définition de l’identité ne se fait pas sans interlocuteurs dont la reconnaissance ou la méconnaissance peuvent être décisives pour tout le processus »[289].
Dans ou par le dialogue, il y a cette circulation et communication de biens moraux qui ne nous isolent guère des autres moi. Même si nous vivons seuls, par notre humanité et les legs des autres qui sont absents temporairement (éloignement) ou définitivement (morts), nous continuons à être en relation dialogique avec tous. C’est dans cette relation que nous existons. « […] notre identité est toujours en partie définie en dialogue avec les autres ou à travers la compréhension commune qui sous-tend les pratiques de notre société »[290].
CONCLUSION
La notion du corps social chez Taylor rejoint en dernière analyse la pensée fondamentale de la définition de l’identité de l’individu moderne, de son cadre de vie en lien avec un horizon moral de signification qui le projette comme un agent moral incarné. Certes, la notion de corps social n’apparait pas comme telle dans les écrits de Taylor. Mais la réalité que nous pourrons en exprimer traduit parfaitement la pensée philosophique de notre auteur. La réalité sociale est fortement soutenue par la compréhension commune qui rend possible la définition que nous avons de notre propre identité et l’explication que nous pouvons donner à nos pratiques collectives.
Notre notion de corps social peut donc parfaitement se comprendre comme une réalité propre à la pensée de Charles Taylor, et elle s’inscrit aisément dans l’esprit général du grand thème de nos deux journées doctorales et post-doctorales : Corps et Parole.
La question de l’arrière-plan ou background et la notion d’imaginaires sociaux sont assez indicatrices et constitutives de toute formation ou construction de l’identité. Ce premier pas fondamental permet d’élucider les questions qui appellent les dimensions transcendantales, métaphysiques et spirituelles de la réalité de l’individu, de ses raisons de vivre et de mourir et du contexte qui le porte. Plusieurs défis restent donc à relever sur le plan de la recherche et des réponses susceptibles de fonder nos convictions en la réalité sociale qui nous porte. Une des questions qui restent toujours ouvertes est celle qui met en débat permanent la reconnaissance ou l’unanimité autour des principes et fondements clairs qui pourraient définir pour nous le sens véritable et la réalité existentielle de la société ou de la communauté au sein de laquelle vit le moi. La diversité des expériences et surtout les formes et les sources intrinsèques de nos convictions et croyances sont les véritables lieux herméneutiques et les horizons de sens dont l’unanimité reste encore à prouver et à faire. Pourrions-nous partir vraiment d’un espace convergent de significations qui rende moins malaisé l’idéal de vie commune acceptable pour tous ? Le corps social, mais déjà l’individu lui-même, malgré le caractère diversiforme de la réalité humaine et des aspirations légitimes, pourraient-ils vraiment converger vers un horizon éthique et social objectif et universel ?
BIBLIOGRAPHIE
HEIDEGGER Martin, Être et Temps, trad. François Vezin, Paris, Gallimard, 1986.
MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris,1945.
PELABAY Janie, Charles Taylor, penseur de la pluralité, Les Presses de l’Université Laval, Harmattan, Québec-Paris 2001.
TAYLOR Charles, L’âge séculier, Paris, Seuil, 2007.
-----------------------, « Cross-Purposes: the Liberal-Communitarian Debate », in N.L. Rosenblum (éd.) (1989). Trad. Fr. Quiproquos et malentendus : le débat communautariens-libéraux", in A. ANDRE - P. Da SILVEIRA - H. POURTOIS (éd), Libéraux et communautariens, puf, Paris 1997.
----------------------, « Hegel’s philosophy of Mind », in Philosophical Papers, vol. I, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
----------------------, L’âge séculier, Paris, Seuil, 2007.
----------------------, Le malaise de la modernité, Cerf, Paris 2008
-----------------------, « De l’anthropologie philosophique à la politique de la reconnaissance », in Guy LAFOREST – Philippe DE LARA, Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, Les Presses de l’Université Laval/Cerf, Québec-Paris 1998.
LES FAILLES DE LA CHAIR
La résurrection de la chair : défi philosophique[291]
Professeur Emmanuel FALQUE
Institut catholique de Paris
« Mais, dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps reviennent-ils ? » (1 Co 15, 45)
L’absence pour aujourd’hui d’une anthropologie du corps adéquate à une théologie de la résurrection, à l’instar de ce que Thomas d’Aquin a pu faire en son temps pour repenser et transformer l’hylémorphisme aristotélicien, rend impossible d’y croire – ou à tout le moins de véritablement la formuler. Il y a là de quoi s’interroger, pour la pastorale elle-même, et la manière dont la théologie est capable de la relayer, de l’accompagner et de ne pas passer sous silence des représentations qui ne cessent de nous hanter. Qu’en est-il alors de ce corps lui-même, de sa corporéité, de son organicité, de sa matérialité y compris dans la résurrection. Peut-on taire, ou continuer à taire, ce que des siècles d’histoire, en particulier chez les pères et les médiévaux, ont tenté de résoudre ? Se satisfera-t-on toujours des seuls récits d’apparition, que ce soit en matière d’exégèse ou dans les Discours homilétiques, sans revenir vers les « choses mêmes », c’est-à-dire le sens et le statut de cette corporéité ressuscitée ? S’il convient aujourd’hui de dire ce qu’il en est de la résurrection « de la façon qui répond aux exigences de notre époque » (Discours d’ouverture du Concile Vatican II)[292], serait-ce pour autant pour renoncer à son épaisseur, sa matérialité voire son organicité, et se satisfaire d’une sorte de docétisme ou de spiritualisme de la chair bien loin de sa « consistance » chez un Tertullien par exemple, ou de sa « substance » chez Thomas d’Aquin ? Une nouvelle ‘anthropologie du corps’ n’est-elle pas nécessaire pour dire « pour notre temps » une ‘théologie de la résurrection’, non pas en niant l’ancien, loin s’en faut, mais en rapportant interrogeant la corporéité phénoménale (la chair ou le Leib) sans la séparer de la corporéité matérielle voire organique (le « corps » ou le Körper) ?[293]
On s’y essaiera donc, après y avoir déjà beaucoup travaillé, dans un Triduum philosophique [294]. « Y a-t-il une chair sans corps ? »[295]. La question que nous avons adressée en son temps à Michel Henry ne revient-elle pas comme en boomerang, ou comme dans un choc en retour, en nos propres travaux qui, dans Métamorphose de la finitude à tout le moins, privilégiait le vécu du corps dans la résurrection (Leib), oubliant ce qu’il en est d’une organicité qu’il fallait bien pourtant retrouver et dont Les noces de l’agneau consacreront l’épaisseur et la vitalité (Körper). La recherche d’un « corps épandu » entre le « corps étendu » de Descartes et le « corps vécu » de Husserl dans le Triduum philosophique n’a pas uniquement pour visée de renouveler et d’interroger la phénoménologie, mais aussi de dire comment et pourquoi ne pas omettre aujourd’hui encore l’organique, y compris dans le corps ressuscité : « tu méprises cet objet naturel de vénération (la chair et les voies de l’enfantement), invective Tertullien contre Marcion : et comment es-tu né ? Tu hais la naissance de l’homme : et comment peux-tu donc aimer quelqu’un ? Toi, en tous cas, tu ne t’es guère aimé toi-même quand tu t’es retiré de l’Eglise et de la foi du Christ »[296].
1 - Chair et corps
1.1 - L’obstacle de l’organique
On tiendra donc trois corps : le « corps souffrant » (Passeur de Gethsémani), le « corps organique » (Noces de l’agneau) et la « chair ressuscitée » (Métamorphose de la finitude). Mieux, ces trois modalités théologiques d’un même corps (Vendredi saint, Jeudi saint, Dimanche de Pâques) renvoient à trois types phénoménologiques du corps vécu (le corps pathique, le corps organique, et le corps apparaissant). Les trois corps ayant été énoncés, et même explicités, une question, voire la question alors demeure, qui fait de la « résurrection des corps » le ‘coin’ précisément par où l’organique revient nous interroger, dans la possibilité même d’être intégralement assumé, ou à tout le moins transformé : ‘en quoi les trois corps (souffrant, organique et ressuscité) sont-ils unifiés, et dans quelle mesure ce que nous avons nommé le « retrait du corps et la manifestation de la chair » pour dire la résurrection dans Métamorphose de la finitude [§ 30] nie moins le corps (hypothèse de la rupture) qu’il ne l’assume et le convertit en chair (hypothèse de la transformation) ?’. L’enjeu est ici dirimant, en cela qu’il s’agit cette fois dans le cadre du Leib -ou de la « chair »- ressuscité (Métamorphose de la finitude) de penser le Körper ou le « corps » de l’eucharistie (Noces de l’agneau).
On le voit, on le sent, et même on le sait. L’écueil philosophique et théologique de toute pensée sur la résurrection serait de séparer les trois corps, se contentant de la « chair » ou de l’apparaître pour la vie dans la gloire (résurrection) et laissant le « corps » ou le substantiel et l’organique pour la vie ici-bas (ceci est mon corps). Et pourtant, Nietzsche nous le rappelle, et qu’on ne saurait oublier, au moins pour constituer pour aujourd’hui une nouvelle anthropologie du corps : « nous tenons que c’est par une conclusion prématurée que la conscience humaine a si longtemps été considérée comme le stade suprême du développement organique et la plus étonnante des choses terrestres, voire comme leur efflorescence et leur but, radicalise le philosophe dans un fragment posthume (1885). Ce qui est étonnant, c’est bien plutôt le corps […]. De ce ‘miracle des miracles la conscience n’est qu’un ‘‘instrument’’, et rien d’autre – au sens où l’estomac en est un instrument »[297].
Certes, point n’est question ici ni de nier la conscience ni même de la réduire à une simple instrumentalité de sorte qu’elle en deviendrait dévoyée. Reste que l’« organique » ne peut pas ou plus, et peut-être est-ce une des limites de la phénoménologie (hypertrophie de la chair sur le corps) comme aussi d’une ‘certaine’ forme de théologie (spiritualisation, voire docétisme de la résurrection), être simplement nié dans l’acte de se relever ou de ressusciter. Ce qui nous est à ce point constitutif de nous-mêmes – notre corps non pas uniquement spirituel mais aussi ‘matériel’, voire ‘animal’ et ‘organique’ – ne peut pas devenir tellement étranger à ce que nous serons puisque cela aussi nous le sommes, au risque à l’inverse de faire du ‘corps ressuscité’ un corps ‘mutilé’, ou à tout le moins non totalement ‘assumé’ : « Le Christ au moins aima cet homme, invective à nouveau Tertullien contre Marcion, ce caillot formé dans le sein parmi le immondices, cet homme venant au monde pas les organes honteux, cet homme nourri au milieu de caresses dérisoires »[298].
1.2 - Incorporation et incarnation
Résoudre philosophiquement le rapport de la « chair » (vécu du corps) au « corps » (matérialité du corps) requiert alors son sens théologique, dans le lien de l’« eucharistie » à la « résurrection » précisément (ou des Noces de l’agneau à Métamorphose de la finitude). D’où la question, pour le moins difficile à résoudre et pourtant incontournable en philosophie comme en théologie : s’agit-il d’intégrer la chair au corps (incorporation [Verkörperung]), ou plutôt le corps à la chair (incarnation [Verleiblichung])[299] ? Dit autrement, la résurrection est-elle l’acte du retour du « corps » dans la vie future, fût-ce avec le vécu qui y est attaché (incorporation) ; ou plutôt l’assomption par la « chair » de la vie organique, comme ‘vie’ précisément et non pas uniquement comme matière (incarnation) ? Nous l’avons noté dans Métamorphose de la finitude, comme un point aveugle, ou un coin, qu’il faudra bien un jour envisager, ou à tout le moins enfoncer [MF § 30 : retrait du corps et manifestation de la chair] : « la résurrection en effet n’est pas seulement la manifestation ou l’apparition d’un autre mode de présence par la chair. Elle est aussi disqualification, ou plutôt retrait, de la substantialité du corps » (MF, 229). Certes la thèse mérite d’être maintenue, et sur ce point nous ne saurions en changer. L’ensemble de la tradition d’ailleurs le confirme, à bien et autrement la lire : « Le Christ est ressuscité avec son propre corps, précise le Catéchisme de l’Eglise catholique en accord en cela avec toutes les confessions […], mais il n’est pas revenu à une vie terrestre. De même, en lui, ‘tous ressusciteront avec leur corps qu’ils ont ‘maintenant’, mais ce corps sera ‘transfiguré en corps de gloire’ (Ph 3, 21), en ‘corps spirituel’ (1 Co 15, 44)[300]. » Tout dépend, bien sûr, de ce « maintenant » du corps que nous retrouverons « plus tard », ou « demain ». Car si, « maintenant » nous somme ‘chair’ ou vécu du corps (Métamorphose de la finitude) mais aussi ‘corps’ ou organicité (Noces de l’agneau), il faut bien que quelque chose de la chair « et » du corps puisse se relever dans la résurrection, voire apparaître d’une autre façon. Le concile de Tolède (en 675), sur ce point, fut on ne peut plus clair, selon un réalisme du relèvement du corps allant directement contre toutes les dérives gnostiques de la chair ressuscitée : « nous ne croyons pas que nous ressusciterons dans un corps aérien ou dans quelque espèce de chair, selon la divagation de certains, mais dans cette chair avec laquelle nous existons et nous vivons[301] ».
Mieux, le quatrième concile de Latran (en 1215) éradiquera définitivement toute les hérésies spiritualistes en provenance des joachimites, et introduit précisément le nunc, ou le « maintenant » du corps présent, pour dire le « demain » du corps ressuscité : « tous ressusciteront avec leur propre corps qu’ils ont maintenant (nunc), pour recevoir, selon qu’ils auront mérité en faisant le bien ou en faisant le mal, les uns un châtiment sans fin avec le diable, les autres une gloire éternelle avec le Christ[302]. » Si la résurrection est donc « incarnation » ou relèvement du ‘vécu de la chair’ (Métamorphose de la finitude), elle doit bien aussi et pourtant être « incorporation » ou prise en compte du ‘corps organique’ ou plutôt ‘épandu’ (Noces de l’agneau). L’« incorporation » (Verkörperung) marque le mouvement qui va de la « chair » au « corps », et qui donc reconnaît l’importance de l’organique auquel se réfère le vécu du corps, et se tient ainsi dans le viatique (Noces de l’agneau). L’« incarnation » (Verleiblichung) indique à l’inverse la voie qui va du « corps » à la « chair », et donc insiste sur la ‘manière de vivre de vivre le corps’ et de l’habiter soi-même ici-bas, mais aussi au-delà (Métamorphose de la finitude). S’il est un lien à établir de l’ « incorporation » à l’« incarnation », soit du « corps » à la « chair », et en ce sens de l’eucharistie (NA) à la résurrection (MF), celui-ci sera alors, et selon nous, de l’ordre de l’assomption et de la transformation du corps par la chair, et non pas l’inverse. La « chair de la résurrection » (in patria) assume et transforme le « corps de l’eucharistie » (in via), et le « corps de l’eucharistie » (in via) conduit et conditionne la « chair de la résurrection » (in patria).
On vit ici-bas par notre corps organique, et peut-être est-ce là aussi l’essentiel de notre façon d’être, y compris animale, telle que nous l’éprouvons et l’expérimentons – dans la ‘maladie’ par exemple lorsque cesse de se taire le « silence des organes » (Leriche), et que rugit la rébellion du ‘corps’ (organique) jusqu’à envahir la ‘chair’ (vécue). On ne saurait donc dans l’« au-delà » être totalement ‘sans’ ces organes qui font notre « en-deça », ou à tout le moins de notre manière de les vivre et de dépendre d’eux, au risque à l’inverse de choir dans un nouveau gnosticisme, qu’il s’agisse de phénoménologie (embardée de la chair) ou de théologie (spiritualisation de la résurrection) : « un chemin à rebours devient ainsi, et en quelque sorte, à parcourir – de la résurrection à la passion cette fois, avions-nous déjà noté et en guise de prémices dans Les noces de l’agneau. Alors qu’on va du corps à la chair sur la voie de la résurrection [Métamorphose de la finitude], on retourne de la chair au corps dans le viatique de l’eucharistie [Noces de l’agneau]. Le trajet est le même, mais le sens inverse, ou inversé. Durant son pèlerinage terrestre, Dieu se découvre corps (physique) et fait l’apprentissage de sa chair (vécue) jusqu’au resplendissement de sa nouvelle naissance (résurrection). Mais par l’eucharistie et comme par après-coup, alors même que le mystère est donné chronologiquement avant, il tient à rester corps (physique) au moins pour nous sous les espèces du pain et du vin transsubstantiées en corps et en sang, et quand bien même l’eucharis ou le repas partagé dirait aussi pleinement l’action de sa chair (vécue) comme ressuscitée. La voie de l’« incarnation » [Verleiblichung] est celle de la résurrection ; et la voie de l’« incorporation » [Verkörperung], plus difficile peut-être, celle de l’eucharistie. Au devenir chair du corps (résurrection) répond le devenir corps de la chair (eucharistie). En cela, non seulement les deux mystères ne s’opposent pas, mais se tiennent théologiquement, voire aussi phénoménologiquement, liés. » (NA, 332-333).
2 - Le corps mort
2.1 - Finitude et décomposition
On attestera d’abord, et on reconnaîtra, que tout corps, à une exception près dans la théologie, connait la corruption et y est destiné. David lui-même, « a été mis auprès de ses pères et il a connu la décomposition » (Ac 13, 36), indiquant bien par-là que la loi ordinaire de la corruptibilité touche tout vivant, y compris les prophètes, et que nul ne saurait en réchapper. Reste néanmoins l’exception, et non des moindres puisqu’en cela tient la résurrection du Fils de Dieu précisément : « mais celui que Dieu a ressuscité n’a pas connu la décomposition » (Ac 13, 37). On voit, ou à tout le moins on suppute, l’inextricable difficulté du débat – ‘scolastique’ certes mais qui ne peut pas, aujourd’hui encore, ne pas nous préoccuper : soit le Christ n’a absolument pas ‘connu la décomposition’ et dans ce cas il échapperait totalement à la loi de la finitude humaine, et ne serait quasiment ‘pas mort’ ; soit il a ‘connu la décomposition’ et il faut comprendre quel sens attribuer à cette formule, d’autant qu’il n’est certainement pas né à nouveau de ses cendres ou de la poussière, comme nous le serons, mais tout au plus du cadavre qu’il est ‘devenu’ mais non pas resté, dans la mort. Tout dépend donc, en réalité, de ce qu’on entendra par « décomposition » (diaphtoran) – selon qu’on la fera dériver du seul péché, ou qu’on reconnaitra aussi un certain ‘caractère naturel’ de la mort.
À la question « Dans le sépulcre, le corps du Christ s’est-il décomposé ? », Thomas d’Aquin répond intentionnellement et délibérément par la négative, mais selon une acception de la ‘décomposition’ liée dans ce cas au seul péché : « il ne convenait pas au corps du Christ de se corrompre ou d’être réduit en poussière, de quelque manière que ce fut »[303]. Un corps ‘sans péché’ ne pouvait en aucun cas se détruire, précise l’Aquinate, la dissociation du corps et de l’âme, et donc la ‘mort’, résultant du péché davantage que de la finitude de notre mode d’exister – raison pour laquelle, ajoute cette même question de la Somme théologique [L’ensevelissement du Christ], « le Christ a voulu mourir non pas de maladie, mais par la passion à laquelle il s’était offert spontanément »[304].
2.2 - Le Christ mort
Le détour par la finitude, voire la décomposition, étant donc accompli au moins pour l’homme, la question du statut, et de l’état, du ‘corps mort’ du Christ rejaillit alors avec force : s’il « n’a pas connu la décomposition » au Sépulcre (Ac 13, 37), le Christ est-il vraiment mort ? A-t-il véritablement échappé à la loi la plus ordinaire de la corruptibilité de tout vivant ? Ou ne faut-il pas plutôt entendre, et à l’inverse, la « décomposition » (diaphtoran) comme ‘putréfaction visible’ de son corps, de sorte que son cadavre en fut véritablement un pour ce qui est de son humanité, quand bien même celui-ci ne fut jamais abandonné de sa divinité ? De telles questions, nous l’avons souligné et l’évidence est ici manifeste, dépassent les capacités de l’entendement. On ne pourra donc, et comme il en va toujours en cette matière, que ‘supputer’, ou ‘indiquer des pistes’ pour nous orienter. Il convient aujourd’hui de ne pas reculer, à l’instar des pères et des médiévaux qui hier ont eu l’audace d’y avancer. Il en va certes de la ‘crédibilité théologique’ de la résurrection, mais aussi du ‘princeps philosophique’ de la finitude, y compris pour le Christ lui-même. ‘L’affaire de cohérence’ du Triduum philosophique est extrême, quand bien même le mystère ne saurait jamais être totalement dévoilé, et abdiquer à le ‘sonder’ serait en même temps renoncer à penser notre plus simple humanité.
Que le Christ soit « vraiment mort » suppose qu’il ait pu se décomposer. En ce sens, la remarque de Marthe à Jésus dans l’évangile de Jean au sujet de Lazare, peut servir de paradigme à une première compréhension : « Seigneur, il doit déjà sentir… Il y a déjà quatre jours… (qu’il est au tombeau) » (Jn 11, 39). On se ‘décompose’ donc, dans la mentalité juive mais selon l’expérience la plus ordinaire, au fil des jours qui suivent la mort – d’où l’urgence pour les femmes de se rendre rapidement au sépulcre afin d’oindre le corps du ‘Christ mort’, ou son ‘cadavre’, avant que véritablement il ne se ‘décompose’ ou ‘sente déjà’ : « le premier jour de la semaine, de grand matin, elles vinrent à la tombe en portant les aromates qu’elles avaient préparés » (Lc 24, 1).
3 - Âme et corps
3.1 - L’hylémorphisme réinterrogé
Retourner vers Thomas d’Aquin et « ses » questions, qui sont donc, ou devraient être, aussi les « nôtres », revient ainsi à reconnaître que le Christ, réduit ‘à l’état de cendres ou non’ (ce qu’il ne fût pas), fût vraiment « mort », ou plutôt un « homme mort », en cela que son ‘âme’ ou ‘principe de vie’ a disparu de son corps, comme il en va de tout cadavre : « Que le Christ ait été vraiment mort est un article de foi, précise la Somme théologique. Il en résulte que toute affirmation qui va contre la réalité de la mort du Christ est une erreur contre la foi […]. Or pour que la mort d’un homme ou d’un animal soit réelle, il est nécessaire qu’on cesse d’être homme ou animal ; en effet, la mort d’un homme ou d’un animal provient de la séparation de l’âme, élément qui complète l’idée d’homme ou d’animal. Et voilà pourquoi affirmer que le Christ, pendant les trois jours de sa mort, a été homme, en parlant d’une manière simple et absolue, est erroné. On peut dire cependant que le Christ, pendant ces trois jours, a été un ‘homme mort’ »[305] .
L’argumentation ici certes est complexe, mais permet de comprendre comment le corps ressuscité, qu’il s’agisse de l’« âme » (psuchê / anima) pour les médiévaux ou de la « chair » (Leib) pour les phénoménologues [selon un autre débat à mener ultérieurement (infra)], ne saurait si aisément se défaire du corps (corpus / soma) ou d’une certaine forme de l’organique, voire du ‘corps-matière’ (Körper) pour les phénoménologues. Dire en effet que le Christ est ‘vraiment mort’ n’indique pas pour Thomas d’Aquin que son corps se soit on non déjà putréfié (ce qui est somme toute une question annexe), mais au contraire qu’il n’est plus « homme » c’est-à-dire ‘vivant’ au Sépulcre, mais « homme mort », soit réduit à l’état de cadavre. Le corps « sien » dans le tombeau n’est, ou ne sera véritablement, « sien » que dans la mesure où il sera assumé et transformé par un autre type de corps –pneumatique et ressuscité– par quoi il va au monde encore et toujours ‘par’ un corps dans la résurrection, comme nous y allons nous-mêmes par le somatique et le psychique ici-bas. Le corps « semé corruptible » devient « incorruptible » (1 Co 15, 44) en assumant et traversant la corruption, et en se trouvant un corps adéquat à son nouveau mode d’être.
L’originalité de la position est ici suffisamment importante pour mériter d’être soulignée. Si la mort effective du Christ exige bien la séparation de l’âme et du corps (cadre d’une anthropologie bipartite), sa mort en tant que Fils de Dieu n’impose cependant pas sa dissolution absolue, mais le continuel attachement de l’unité ‘âme-corps’ à sa divinité. Ce n’est pas le corps qui meurt en tant qu’humanité, voire animalité, et l’âme qui survit en tant que divinité, mais c’est l’unité âme-corps séparée dans l’humanité à la mort qui est assumée et transformée dans la divinité dès la descente aux enfers, qui en conserve donc toujours le « lien » sans jamais vivre en tant qu’« âme seule » (avec la question que cela pose ‘pour nous’ dans l’état intermédiaire, nous allons le montrer). Dit autrement, et toujours pour commenter l’Aquinate ici, si le Christ n’est « plus un homme » mais un « homme mort » lors de la mise au tombeau et de la descente aux enfers, ce n’est pas qu’il se défait ou se fiche de son humanité, mais en cela au contraire qu’il y est tellement attaché qu’il se cherche et trouve une sorte de tiers, une espèce de ‘corps divin’ ou de troisième terme entre le corps (soma) et l’âme (anima), que saint Paul précisément nommera « corps spirituel » (soma penumatikon [1 Co 15, 44]) pour exprimer sa vie d’être relevé.
Le Christ ressuscité, fût-il au tombeau et abandonnant donc son corps à la mort, tient ou retient ensemble le « lien » (nexus) ou le « nœud » (vinculum) de ce qui fit l’unité de son âme « et » de son corps, de sorte que ce n’est pas un ‘pur esprit’, mais véritablement le Verbe de Dieu attaché à son corps qui descend aux enfers et rejoint les damnés : « quelquefois, à partir des choses qui sont simultanément jointes ensemble, note remarquablement Thomas d’Aquin dans les Questions quodlibétiques, il en résulte un certain troisième terme (aliqua res tertia), de même qu’à partir de l’âme et du corps est constituée l’humanité, qui est l’homme (quod est homo), en tant qu’il est composé d’une âme et d’un corps »[306]. De même donc que le composé n’est jamais un ajout de deux substances (qui n’existent d’ailleurs jamais de façon séparée), mais un troisième mode ou un tiers terme par quoi je suis homme comme « corps » (corpus) jamais sans mon « âme » (anima), de même le corps du ressuscité dit-il tout d’un nouveau mode de la corporéité, assumant l’humanité composée toujours d’âme « et » corps, mais selon une âme cette fois tellement spiritualisée (pneumatikos) qu’elle se cherche et se trouve un corps à la hauteur de son ancienne unité. Ni âme ni corps, et ni même simple composé d’âme « et » de corps, l’humain en tant qu’homme forme chez Thomas d’Aquin, comme chez Aristote d’ailleurs, une sorte de substance première ou de « troisième terme » (aliqua res tertia) selon une manière propre et unique à chacun d’unir ‘son’ âme à ‘son’ corps, de sorte que le composé de Socrate ne le ressemblera en rien à celui de Calliclès et de Théétète.
Loin de faire une simple unité selon deux composants (l’âme et le corps), chaque homme possède une manière unique de l’éprouver qui retient en lui ce qui est de l’ordre de l’organicité et ce qui appartient à sa spiritualité : « si l’âme est une partie de l’homme […], elle n’est pas le tout de l’homme précise le Commentaire de Thomas d’Aquin de l’Epitre aux Corinthiens en rejetant les conceptions de Hugues de Saint-Victor et autres théologiens trop platonisants à ses yeux. Mon âme n’est pas moi – et anima mea non est ego – précise de façon non moins remarquable le théologien scolastique ici. D’où, bien que l’âme reçoive le salut dans une autre vie, ce n’est pourtant pas moi (non tamen ego) ni un quelconque être humain (vel quilibet homo) »[307].
Le Christ ressuscité est donc de toujours et toujours chez Thomas d’Aquin âme « et » corps, ou plutôt âme unie ‘à un certain corps’ : soit ‘corps divin’ lors de la descente aux enfers (d’où son cadavre qui demeure bien ‘là’ au sépulcre selon la tradition) ; soit ‘corps divin assumant et transformant le corps humain’ lors de la sortie du tombeau (d’où l’absence du cadavre cette fois). Le Christ n’est jamais ‘sans corps’ et donc ‘âme seule’, ce qui est toujours marque d’imperfection pour Thomas lecteur d’Aristote, et telle est probablement ce qui fait sa plus grande originalité, et en quoi il rejoint bien des impératifs de la phénoménologie pour ce qui concerne l’importance de la corporéité.
Ce ‘double corps’, ou plutôt cette double manière d’assumer un corps, soit du point de vue de la seule divinité (descente aux enfers) soit du point de vue de la divinité unie à l’humanité dans la résurrection (sortie du tombeau), pose néanmoins pour l’homme dans sa survie après la mort et dans l’attente de la résurrection finale une question essentielle, annoncée dès l’introduction, et qui prend forme maintenant sous le syntagme théologique d’« état intermédiaire ».
Si le Christ mort vécut bien une séparation de l’âme et du corps de sorte qu’il fut ‘vraiment mort’ –et que pourtant il demeura d’une certaine manière ‘aussi corps’ dans la descente aux enfers et qu’il assuma et transforma pleinement son ‘corps d’homme’ dans la résurrection– qu’en est-il alors pour nous qui sommes, ou seront, en attente de la résurrection finale ? Dit autrement, ledit « état intermédiaire » entre notre mort et la résurrection finale n’impose-t-il pas, au moins en notre état d’homme en attente du salut final et non pas en guise de Fils de Dieu ressuscité, une certaine ‘survie de l’âme sans le corps’ dans l’attente précisément de la résurrection des corps ? Et que signifie alors l’« âme », ou l’être-auprès-de-Dieu, en une telle situation, soit juste après la mort ? Ce n’est pas là simple argutie théologique, car il en va cette fois de la survie de nos défunts à l’heure même où nous célébrons leurs obsèques, et de la possibilité pour nous de prier ‘avec eux’ et ‘pour eux’ dans la communion des saints, alors même que la résurrection finale, c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas encore survenue pour rassembler tous les corps un ‘un seul corps’ : « que ce peu de temps dure longtemps (o modicum longum) ! se plaint intérieurement et justement Bernard de Clairvaux selon sa célèbre thèse du medius adventus ou de la ‘venue intermédiaire’ du Verbe (Serm. Cant. 74) : je n’ai garde d’accuser la parole de mon Seigneur, mais le temps me semble long (longum est), excessivement long (et multum valde nimis) ! »[308].
3.2 - L’âme forme du corps
L’équivoque du mot « âme » tel qu’il est utilisé par Descartes au XVIIème siècle, et dont nous dépendons aujourd’hui, rendra certes la compréhension de cet ‘état intermédiaire’ beaucoup plus désincarné qu’il ne l’était, oubliant ‘tout’ du végétatif et du sensitif, pour ne garder que la partie ‘intellective’ de l’homme pour aller auprès de Dieu. Dit autrement, l’immatérialité de l’âme est (devenue) telle qu’elle ne semble n’avoir plus aucun rapport au corps définitif abandonné à l’état de cadavre. L’âme (anima) n’est plus une unité de fonctions ou un « principe de vie », mais la partie intellective de l’homme ou l’« esprit » (mens) par quoi il pense plutôt qu’il ne vit au sens des fonctions les plus ordinaire du corps. La définition de la « chose pensante », sur ce point, est on ne peut plus claire dans les Médiations Métaphysiques (1641) –« je ne suis donc, précisément parlant qu’une chose qui pense (res cogitans), c’est-à-dire un esprit (mens), un entendement (animus) ou une raison (intellectus) »–, définitivement confirmée par l’évacuation du végétatif et du sensitif dans le concept d’âme et donc de tout ce qui fait aussi une majeure partie de notre vie (se nourrir, se reproduire, sentir, se déplacer, s’émouvoir, etc.) : « je n’admets point que la force végétative et sensitive dans les brutes mérite le nom d’âme, écrit fermement et décisivement Descartes dans sa lettre à Régius datée de Mai 1641, comme l’âme mérite ce nom dans l’homme ; mais le peuple l’a ainsi voulu, parce qu’il a ignoré que les bêtes n’ont point d’âmes et que par conséquent le mot d’âme est équivoque à l’égard de la bête »[309].
Prendre au sérieux ce que Thomas d’Aquin énonce ici à propos de l’âme sert alors selon nous de ‘clé de résolution’ pour conserver le sens du mot « âme » (anima) dès lors que l’on parle de « chair » en phénoménologie (Leib), et en particulier dans le cadre de la résurrection (Métamorphose de la finitude). Quand nous mourons, pour suivre strictement l’Aquinate bien loin ici de la réduction moderne de l’anima à la mens, ce n’est pas uniquement l’âme intellective qui ‘s’en va au ciel’, selon une conception triviale et couramment admise. C’est l’âme toute entière, « intellective » certes en cela qu’elle demeure indépendamment du corps à la mort, mais aussi « végétative » et « sensitive » en cela qu’elles y étaient unies en formant avec elle ‘une seule substance’. Si par la grâce de la résurrection, la substantialité de l’âme intellective n’est pas détruite en se séparant du végétatif et du sensitif, elle en conserve néanmoins la ‘trace’ et le ‘lien’ qui l’a unie à ses autres puissances : « si par la mort l’âme cesse d’être la forme du corps devenu cadavre, indique avec circonspection Romano Guardini, elle est certes la ‘forme essentielle du corps, mais dans la singularité de son histoire, de sorte que le corps lui-même laisse son empreinte sur l’âme qui porte son corps en elle »[310].
On ne saurait mieux dire. L’âme, y compris auprès de Dieu après la mort et dès avant la résurrection finale (état intermédiaire), n’est pas ‘sans’ corps. Ou plutôt, et pour l’exprimer de façon plus nuancée, l’âme accomplit et porte transcendantalement le corps, moins dans son être (le retour de son composé physique) que dans sa manière d’être (le végétatif et le sensitif contenu en une seule substance dite ‘âme’ avec et dans l’intellectif). En termes phénoménologiques, on traduira cette thèse en disant que toute la ‘personne’, et donc la « chair » ou le « vécu de son corps », se tient bien auprès de Dieu dès après la mort (Leib), quand bien même il faudrait attendre la résurrection finale pour que le « corps » (Körper), ou plutôt le ‘corps épandu’ comme « juste milieu » et « lien » entre le corps étendu et le corps vécu, puisse à nouveau surgir –non pas sans l’organique (Noces de l’agneau [eucharistie]), mais lié à lui dans le phénoménologique (Métamorphose de la finitude [résurrection]).
La question de ce qui survit juste après la mort en guise d’état intermédiaire ‑« âme » (anima) ou « chair » (Leib) peu importe le nom pourvu que la visée soit la même– demeure, on le voit, des plus complexes. Nous n’avons pas voulu y renoncer, au moins pour ne pas reculer, et faire en sorte que la ‘chair phénoménologique’ découverte dans Métamorphose de la finitude puisse aussi s’accorder avec le tournant du ‘corps organique’ mis en œuvre dans les Noces de l’agneau. Il s’agit bien là d’une ‘affaire de cohérence’, non pas de notre Triduum philosophique seulement, mais aussi de la métaphysique (âme et corps), de la phénoménologie (chair et corps), voire de la théologie (résurrection et eucharistie). On s’efforcera ainsi, ou plutôt on s’est efforcé, de faire au mieux – sûr qu’en de telles matières aucune réponse définitive ne saurait se prononcer, mais qu’il appartient au philosophe comme aussi au théologien de ne pas ‘battre en retraite’ devant de telles enjambées. Chaque volet du triptyque méritait un livre : « souffrance et mort » (Passeur de Gethsémani), « corps et eucharistie » (Noces de l’agneau), « naissance et résurrection » (Métamorphose de la finitude). Leur lien, leur charnière, l’agencement d’ensemble qui les maintient entre eux pourrait, ou aurait presque pu, faire l’objet d’un ‘autre livre’. Mais on ne fait pas voir d’abord les nœuds ou les gonds, voire l’échafaudage qui soutient la structure. L’essentiel est de montrer, et non pas uniquement de monter ou démonter, voire aussi assembler.
CONCLUSION
Ce vaste essai autour des « trois corps » ou du Triduum philosophique tiendra ainsi lieu de cet ‘autre opus’ qui depuis si longtemps nous taraudait –sûr maintenant que nul ne saurait exposer sans aussi articuler. La leçon de cohérence n’est pas de logique seulement, mais encore ontologique. Il en va de l’être même de la philosophie d’accorder les ‘champs descriptifs’, et de celui de la théologie de lier les ‘mystères’. En de tel sujets, nul ne saurait proclamer du ‘définitif’, et encore moins de l’achevé. Il fallait écrire en la matière (mais comment faire autrement ?) « Sinon pour dire quelque chose », au moins pour « ne pas rester sans rien dire », ce qui est la formule de la Trinité chez saint Augustin mais qui vaut aussi du « corps ressuscité ». En témoigne cette fois l’aveu au terme de la Cité de Dieu : « or quelles seront les perfections du corps spirituel et la mesure de ces perfections ? Comme jusqu’ici toute expérience nous manque, je craindrais qu’il fût téméraire d’avancer à cet égard aucune parole […]. Cherchons cependant, avec l’assistance même du Seigneur, à conjecturer par les grâces que, dans cette lamentable vie, il prodigue aux bons et aux méchants, combien sera parfaite celle dont nous ne saurions dignement parler, faute d’expérience »[311].
BIBLIOGRAPHIE
CASSIN Barbara, Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004.
FRANCK Didier, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.
FALQUE Emmanuel, Parcours d’embuches : S’expliquer, Paris, Editions franciscaines, 2016.
-------------------------, Le combat amoureux, Disputes phénoménologiques et théologiques, Paris, Hermann, 2015.
------------------------, « Expérience et empathie chez Bernard de Clairvaux », in Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 89, n°4, Oct.-Déc. 2005, p. 655-696.
-------------------------, Le triduum philosophique, Paris, Cerf, 2015.
GUARDINI Romano, Les fins dernières, Versailles, Saint-Paul, 1999.
NIETZSCHE, Fragments posthumes, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1976, t. IX, 1885.
TERTULLIEN, La chair du Christ, Paris, Cerf, Sources chrétiennes n° 216, 1975, livre IV.
THOMAS d’Aquin, Somme théologique (Cerf), IIIa, q. 50 [La mort du Christ], a. 4 [Durant les trois jours de sa mort, le Christ est-il resté homme ?], resp. , p. 371.
[1] Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 83
[2] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, p. 37
[3] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, p. 181
[4] Idem
[5] Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 94
[6] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 195
[7] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 198
[8] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 203
[9] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 71
[10] Colette DEMAIZIERE, Bovelles, historien de la langue, in Acte du colloque international, Charles du Bovelles en son cinquième centenaire, p. 238
[11] Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 105 citant Jean Scot Erigene
[12] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 95
[13] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, Ch. 26
[14] Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 110
[15] Emmanuel FAYE, cité in. Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 114
[16] Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 120
[17] Grégoire-Sylvestre GAINSI, Charles de Bovelles et son anthropologie philosophique, p. 118
[18] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 84
[19] Ibid., p. 75
[20] Idem.
[21] Ibid., p. 76
[22] Idem.
[23] Ibid., p. 49
[24] Ibid., p. 49-50
[25] Ibid., p. 79
[26] Ibid., p. 75
[27] Ibid., p. 52
[28] Ibid., p. 76
[29] Ibid., p. 78
[30] Ibid., p. 79
[31] Ibid., p. 80
[32] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 25
[33] Idem.
[34] PASCAL, Blaise, Les pensées, Fragments 122, fol. VIII
[35] PASCAL Blaise, Les Pensées, Paris, Edition Gallimard, 1977, fragment 572, p. 370
[36] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 26
[37] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 37
[38] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 40
[39] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 25
[40] Idem.
[41] Idem.
[42] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 27 note de bas de page
[43] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 27
[44] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, Texte latin présenté par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 1982, p. 52
[45] Gn. 3, 5
[46] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 26
[47] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 25 note 1
[48] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 193
[49] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 54
[50] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 191
[51] Sg. 1, 4
[52] Cf. Proverbe. 8, 1
[53] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 95
[54] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 80
[55] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 84
[56] Idem
[57] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 84
[58] Idem
[59] Charles de BOVELLES, Le livre du sage, traduction par Pierre Magnard, Paris, Vrin, 2010, p. 83
[60] Ipsologie vient du terme latin ‘Ipsum’ (soi-même) et du terme grec ‘logos’ (discours), l’ipsologie serait le discours de soi sur soi-même. Il s’agit de faire la vérité sur soi-même. Objectivement, chercher à se connaître, en faisant un retour en son passé pour déceler de quoi on a été capable en bien et en mal, pour pouvoir se situer par rapport à la nouvelle vie qu’on décide d’accueillir. L’ipsologie est guidée par une philautie qui est l’amour de soi pour soi. C’est par amour pour soi-même que l’on décide de sortir du péché afin de retrouver sa véritable identité d’être humain créé à l’image du véritable Homme. Par l’ipsologie, on découvre sa fausse identité éphémère et on accueille son être de fils.
[61] Paul- Augustin DEPROOST, professeur à l'Université de Louvain, ''Rome. Les enjeux idéologiques'', Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve), n° 2, juillet-décembre 2001
[62] Sénèque (†65), Épîtres, Lettre 92, 30 [Livre XV]
[63] Pierre Michaud-Quantin, Universitas Expressions du mouvement communautaire dans le Moyen-Age latin, Paris, Vrin, 1970, p. 60
[64] Nanine CHARBONNEL, Chronologie ''Corps politique, Corps mystique'' Comme un seul homme, Corps politique et Corps mystique, Aréopage, 2010
[65] ÉSOPE, "L'Estomac et les pieds", Fables
[66] PLATON (†-348), République, VIII, 556 e, 564b
[67] ARISTOTE, Politique, L. I, ch. 2, 1253a 20-29, trad. J. Tricot, Paris : Vrin, 1962, p. 30
[68] ARISTOTE, Op. Cit., III, ch. 11, 1281 a42-b10 (trad. Tricot, Paris : Vrin, p. 215)
[69] Juges 20, 1-11 : « Vous voici tous, enfants d'Israël ; consultez-vous, et prenez ici une décision ! Tout le peuple se leva comme un seul homme »
[70] 121-180 Marc-Aurèle, Pensées, VIII, xxxiv trad. GF, p. 136
[71] Pape Grégoire le Grand, Lettre aux évêques du royaume de Chilpéric, Ep. 54, P.L. 77, 785
[72] (†1361 Tauler, Sermon 40, in Sermons, traductions sur les plus anciens manuscrits allemands, par E. Hugueny, G. Théry, A.-L. Corin, Paris : Desclée, 1927-1935 ; réed. Paris : Cerf, 1986, pp. 324-325
[73] Mt 28, 19
[74] Alexandre, décrétale Quoniam Abbas de 1215 : Dignitas nunquam perit
[75] Guillaume d'Auxerre (†1231), Summa aurea, L. III, tr. I, cap. IV
[76] Guillaume D’Ockham, Traité de la quantité, qu. III, p. 67, l. 10-15 : [...] Philosophus non intend
[77] cf. François Dagognet, « Le corps multiple et un », in coll. Les empêcheurs de tourner en rond. Laboratoire Delagrande, 1992, 52. Cité par Pascale Ide, Le corps à cœur saint Paul, Versailles, 1996, p.47
[78] cf. E. Yvon, Le corps de chair pour la vie, parole et silence, Paris 2008, p.10.
[79] cf. Platon, Phédon, 62b, et Gorgias 493a.
[80] Même si le corps est l’illusion du réel, il constitue un chemin d’accès à l’invisible.
[81] cf. Michel Legrain, Le corps humain, du soupçon à l’évangélisation, le centurion, Paris, 1978, p.36.
[82] Le stoïcisme soutient la même réalité. Selon lui, le vrai bonheur vient de l’indifférence par rapport aux affects et au sensible.
[83] R. Descartes, Discours de la méthode, Vrin, Paris, 1947, 146
[84] Descartes, Méditations Métaphysiques, PUF, Paris 1947, 63.
[85] Ibidem
[86] R. Descartes, Traité de l’homme, in « Œuvres et Lettres », Ed. André Bridoux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1950, p. 805.
[87] Cf. J. Baudrillard, Le plus bel objet de consommation : le corps, in « La société de consommation », Gallimard, Paris, 1970, p. 199-238. Dans un autre ouvrage, il affirme : « Notre centre de gravité s’est déplacé vers une économie libidinale qui ne laisse plus laisse qu’à une naturalisation du désir voué soit à la pulsion, soit au fonctionnement machiniste, mais surtout à l’imaginaire du refoulement ou de la libération. Désormais il est dit non plus « tu as une âme et il faut la sauver », mais « tu as un sexe, et tu dois en trouver l’usage », « tu as un inconscient, et il faut que ça parle », « tu as un corps et il faut en jouir », « tu as une libido, et il faut la dépenser » (J. Baudrillard, De la séduction, coll. « Folio-essais », Ed. Galilée, Paris, 1970, p. 58 et 60.
[88] Examinons à ce propos la déclaration de Michel Legrain. Il dit : « Dans les temps modernes comme jadis, la dissociation habituelle du corps et de l’âme conduit aussi bien à un angélisme faussement spirituel qu’à un matérialisme grossier. En ces deux cas, on n’a que mépris pour ce « frère l’âne » que l’on repousse vers l’extérieur, dans cette zone du non-essentiel pour ma personne. Descartes déclare que l’âme emplit le corps comme l’artisan un outil ; le corps, pour l’âme, c’est un automate, un animal, une machine ; le voilà réduit à la catégorie d’objet. Un simple objet, soit d’utilisation, soit de commercialisation, soit de jouissance. Alors, comment s’étonner qu’en fin de compte on prétende prêter, donner ou trafiquer son corps ou celui des autres ? » (M. LEGRAIN, Le corps humain …. Le centurion, Paris, 1978, p.35).
[89] E. LEVINAS, Autrement qu’être ou l’au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, La Haye 1974, p.15
[90] E. LEVINAS, Autrement qu’être ou l’au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, la Haye 1974, 172.
[91] « Le corps déborde de métaphores et ces métaphores sont plus vraies, plus scientifiques que tout traité d’anatomie » (F. HADJADJ, La profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair, Seuil, Paris, 2008, p 49.
[92] Scheler, Le formalisme en éthique matérielle, trad. Maurice de Gandillac, NRF, Paris 1955, 507.
[93] Jean Marie VAYSSE in Spinoza, Collectif, Toulouse, Presse Universitaire du Mirail, 1998, p. 196
[94] Spinoza, Traité théologico-politique, trad. C. Apphun, Paris, GF,1964, p. 181
[95] Ethique, II, prop. 19, 22, 23 et 26
[96] P. Severac, Spinoza. Union et désunion, Paris, Vrin, 2011, p. 7
[97] Éthique, III, définition III
[98] P. Severac, op.cit. p. 78
[99] Ethique, II, prop. 29, scolie.
[100] Éthique, I, Appendice,.
[101] L. Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains, Paris, Puf, 2015, p. 78
[102] Éthique,, IV, prop. 2, démonstration
[103] P. Sévérac, Le devenir actif chez Spinoza , Champion, 2005, 59
[104] S. Levesque, « Perception et sociabilité. La communication des passions chez Descartes et Spinoza de Philippe Drieux », Cygne noir, 2015. En ligne :
[105] Ethique, II, prop. 17
[106] Ethique, II, prop. 47, scolie
[107] Idem
[108] Ibidem
[109] E. Balibar, Spinoza et la politique, Paris, Puf, 1985, p. 106
[110] T.T.P., XVI, p. 266
[111] Martin HEIDEGGER, Nietzsche I, GA 61, Vittorio Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1996, trad. par Pierre Klossowski, Gallimard, Paris, 1971, p. 95.
[112] Didier FRANCK, Heidegger et le problème de l’espace, Ed. de Minuit, Paris, 1986, p.126.
[113] Maxence CARON, Archives de Philosophie. Vol. 71, No. 2, Bergson : Centenaire de L'évolution créatrice (AVRIL-JUIN 2008), pp. 309-329
[114] Cf., Michel HAAR, Heidegger et l’essence de l’homme, Jérôme Millon, 1990
[115] Cf., La lettre sur l’humanisme, 1946, GA 9.
[116] Cf., John PROTEVI, « The "Sense" of "Sight": Heidegger and Merleau-Ponty on the Meaning of Bodily and Existential Sight », Research in Phenomenology. 1998, 28, pp. 211-223
[117] Cristian CIOCAN, La vie et la corporalité dans Être et Temps de martin Heidegger. Première Partie : Le problème de la vie. Ontologie fondamentale et biologie. Consulté en ligne le 14 Mars 2017 à 5h30.
[118] Martin HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, Aubier, Montaigne, Paris, 1964 (édition bilingue),
p. 63. Voir aussi Martin Heidegger, Zollikoner Seminare, Protokolle-Gespräche-Briefe, Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main,1987. Aussi Eliane Escoubas, « “La fatale difference”. Ontologie fondamentale et archéologie de la psyche : Heidegger et Freud », dans Figures de la subjectivité, pp.147-164.
[119] Martin HEIDEGGER, Nietzsche I, op.cit. p. 96.
[120] GA 9-324.
[121] Zollikoner Seminare, p.113.
[122] Cf. GA 38, 153 aussi Zollikoner Seminare, op.cit., p.89.
[123] Ingrid AURIOL, Article Corps, in Dictionnaire Heidegger, Cerf 2013, p.282-3.
[124] Idem.
[125] Zollikoner Seminare, op.cit., p.248.
[126] Ingrid AURIOL, Article Corps, in Dictionnaire Heidegger, Cerf, Paris, 2013, p.283.
[127] Cf Sein und Zeit.
[128] Zolliner Seminare, op.cit., p.144.
[129] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, «Collection « Tel », 1945, p. 376.
[130] Ibid., p. 130.
[131] Ibid., p. 281-282.
[132] Ibid., p. 130.
[133] Ibid., p. 143.
[134] Ibid., p. 135.
[135] Id.
[136] Ibid., p. 136.
[137] Ibid., p. 175.
[138] Ibid., p. 135.
[139] Ibid., p. 401.
[140] Ibid., p. 175.
[141] Ibid., p. 181.
[142] Ibid., p. 181-182.
[143] Ibid., p. 376.
[144] Ibid., p. 239.
[145] Id.
[146] Ibid., p. 240.
[147] Ibid., p. 403.
[148] Ibid., p. 389.
[149] Maurice MERLEAU-PONTY, Signes, Gallimard, Paris, 1960, p. 23.
[150] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Op. cit., p. 411.
[151] Ibid., p. 409.
[152] Ibid., p. 410.
[153] Ibid., p. 411.
[154] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Op. Cit., p. 207.
[155] Ibid., p. 198.
[156] Martin HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, Aubier, Paris, 1964, p. 28.
[157] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Op. Cit., p. 224.
[158] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Op. Cit., p. 239.
[159] Yves THIERRY, Du corps parlant, le langage chez MERLEAU-PONTY, Ousia, Bruxelles, 1978, p. 97.
[160] Ibid., p. 217.
[161] Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Op. Cit., p. 283-284.
[162] Ibid., p. 11.
[163] Ibidem, p. 272.
[164] Michel Henry, Philosophie et Phénoménologie du Corps, Paris, PUF,2003.
[165] Ce terme du corps humain va recouvrir une spécification selon les différents auteurs qui vont essayer de le distinguer du corps inerte comme nous le verrons plus loin.
[166] S. Voedzo, phénoménologie du Corps dans la praxis sacramentelle, Mémoire de Maîtrise en Théologie dogmatique, U.M.B. Strasbourg II, Fac de Théologie Catholique, Juin 2003.
[167] Sans sous-estimer les autres approches philosophiques ou phénoménologiques du corps, Maine de Biran et Michel Henry nous semblent plus indiqués à cause de leur vision unitaire de l’homme qui s’harmonise avec l’anthropologie biblique pour qui l’homme est un tout.
[168] Cité par Y. Courtel, Anthropologie philosophique, N° 1, Le corps, le fascicule de préparation de DEUG par télé-enseignement, U.M.B., Strasbourg II, Faculté de Théologie Catholique, Ed 2002, p. 62-63.
[169] M. Henry, Philosophie et Phénoménologie du corps, Essai sur l’ontologie biranienne, Ed. P.U.F., Paris, 1965, p. 15.
[170] Maine de Biran cité par B. Baertschi, Les rapports de l’âme et du corps, Descartes, Diderot et Maine de Biran, Paris, Juin 1992, p. 134.
[171] Y. Courtel, op. cit, note 101, p. 76.
[172] Maine de Biran cité par B. Baertschi, Les Rapports de l’âme et du corps, Descartes, Diderot et Maine de Biran, Paris, Juin 1992, p. 146.
[173] S. Voedzo, opus cit, p. 35.
[174] Ici nous ferons beaucoup usage de citations de la pensée de M. Henry et ceci, dans un souci de restituer fidèlement sa pensée du corps subjectif.
[175] M. Henry, Philosophie et Phénoménologie du corps, Paris, P.U.F., 1965, p. 8.
[176] Ibid. p. 8.
[177] Ibid. p. 8.
[178] Ibid. p. 9.
[179] Ibid. p. 10.
[180] Ibid. p. 10.
[181] Ibid. p. 10.
[182] Ibid. p. 11.
[183] Ibid. p. 11.
[184] Ibid. p. 12. C’est nous qui le soulignons.
[185] M. Henry, Philosophie et Phénoménologie du corps, Paris, P.U.F., 1965, p. 20.
[186] M. Henry, Philosophie et Phénoménologie du corps, Paris, P.U.F., 1965, p. 261.
[187] M. Henry, Le corps vivant – http/www. Philagora.net/.
[188] M. Henry, Incarnation : une philosophie de la chair, Paris, Ed du Seuil, 2000 ; p. 8.
[189] Ibid. p. 9.
[190] Ibid. p. 9.
[191] Ibid. p. 9.
[192] Jn 1, 1-18.
[193] Symbole de Nicée-Constantinople.
[194] Nous y reviendrons.
[195] Mat 28, 20.
[196] Cf. Sacrosanctum concilium N° 6.
[197] Cette tension souvent vécue des fidèles en Afrique et particulièrement dans certaines régions du Bénin les conduit à dire que le corps n’est rien, ne vaut rien, et à le sous-estimer. Or le salut ne peut s’accomplir que dans le corps.
[198] Aristote, De l’âme, Paris, Vrin, 1959, Liv II
[199] Michel Henry, Phénoménologie et Christianisme, coll Philosophie et Théologie, Paris, Ed. du Cerf, 2004, p. 174.
[200] Edmund Husserl, Recherche phénoménologique pour la constitution, paris, PUF, p. 142 et 206.
[201] Michel henry, Phénoménologie Matérielle, paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990 ; p. 22-23.
[202] Maurice Merleau Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 99.
[203] Michel Henry, Incarnation, p. 136-137.
[204] Michel Henry, Incarnation : Philosophie de la chair, p. 8-9.
[205] Michel Henry, Essence de la manifestation, Paris, PUF, coll « Epiméthée », 1963, p. 758.
[206] Michel Henry, Incarnation, p. 169.
[207] Ibid, p. 178
[208] Michel Henry, Incarnation, p. 173.
[209] Ibid. p. 174
[210] Idem, p. 174.
[211] Ibid. p ; 177-178.
[212] Didier Franck, Chair et Corps. Sur la phénoménologie de Husserl, Paris, Ed de Minuit, 1981, p. 98.
[213] Michel HENRY, La phénoménologie matérielle, 1ère édition, 4è tirage, Paris, PUF, 2012, p. 124.
[214] Cf. Michel HENRY, « phénoménologie et sciences humaines, de Descartes à Marx » in Auto-donation Entretiens et conférences, textes rassemblés et édités par Prétentaine sous la direction de Magali Uhl, Paris, Beauchesne, 2004, p. 14-16.
[215] Cf. Michel HENRY, L’essence de la manifestation, p. 55.
[216] Cf. Michel HENRY, C’est moi la vérité, pour une philosophie du christianisme, Paris, EDITIONS DU SEUIL, 1996, p. 42.
[217] Cf. Ibid., p. 43.
[218] Michel HENRY, La phénoménologie matérielle, p. 128.
[219] Michel HENRY, Généalogie de la psychanalyse, Le commencement perdu, 3e édition, Paris, PUF, 2011 (1ère éd 1985), p. 117.
[220] Ibid., p. 128.
[221] Ibid., p. 179.
[222] Michel HENRY, La phénoménologie matérielle, p. 130 : « J’appelle « philosophie occidentale » celle dont le logos est la phénoménalité du monde et repose sur elle ».
[223] Martin HEIDDEGER, Phénoménologie de la vie religieuse, traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Gallimard, 2012, p. 26.
[224] Ina Schmidt, « La vie comme défi phénoménologique », le jeune Heidegger 1909-1926, S.-J. Arrien S. Camilleri (éd), Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2011, p. 122-123.
[225] Martin HEIDDEGER, Phénoménologie de la vie religieuse, traduit de l’allemand par Jean Greisch, Paris, Gallimard, 2012, p. 26.
[226] Ina Schmidt, « La vie comme défi phénoménologique », p. 127.
[227] Martin HEIDDEGER, Phénoménologie de la vie religieuse, p. 18.
[228] Jean-Claude, GENS, « Heidegger à Fribourg », dans Michel Henry dans L’épreuve de la vie, sous la direction d’Alain David et de Jean Greisch, Coll. La nuit surveillée, Paris, éditions du Cerf, 2001, p. 330.
[229] Ibid., p. 57.
[230] PPC.
[231] « À un seul philosophe il a été donné de réunir ces deux enseignements fondamentaux : celui qui nous révèle la structure de la subjectivité absolue et celui qui détermine cette structure comme étant aussi celle de notre corps » (PPC, p. 304).
[232] PPC, p. 12.
[233] « La question fondamentale qui est à l’origine de ces recherches est la suivante : l’analyse ontologique de la subjectivité doit-elle être considérée comme faisant partie d’une problématique concernant le corps ? Peut-elle prescrire à ce dernier, pour des raisons ontologiques, un statut déterminé ? Dire qu’elle le peut, c’est affirmer l’identité de l’être de la subjectivité et de celui du corps » (Ibid., Conclusion, p. 255).
[234] Un tel dualisme est la condition de toute pensée de la subjectivité comme connaissance d’un absolu. Le monisme ontologique est en revanche incapable de s’élever à l’idée du corps subjectif et ainsi à celle d’une existence absolue.
[235] « À l’affirmation “j’ai un corps”, il convient donc d’opposer cette affirmation plus originaire : “je suis mon corps” […] ; cela signifie très exactement : l’être originaire de mon corps est une expérience interne transcendantale et, par suite, la vie de ce corps est un mode de la vie absolu de l’ego » (PPC, p. 271).
[236] Ego donné dans une « proximité absolue » que Biran a en vue lorsqu’il écrit que l’ego « est le plus près de nous, ou plutôt, il est nous-même » (cité par Ibid., p. 54)
[237] PPC, p. 162. L’essence de la manifestation se donne d’abord dans la révélation pathétique de l’ego à lui-même. Dès Philosophie et phénoménologie du corps, Michel Henry reconduit l’expérience interne transcendantale à la « révélation originaire du vécu à soi-même, telle qu’elle s’accomplit dans une sphère d’immanence radicale » laquelle obéit à ce que l’Essence de la manifestation a décrit comme le « processus ontologique fondamental de l’auto-affection » (PPC, note p. 21). Et nous ne sommes ni plus ni moins certains de nous-même que des corps extérieurs : « Le dualisme ontologique n’a pas pour effet d’instaurer comme une déchirure au sein de l’être, sous la forme d’une séparation du moi et des choses, de la subjectivité et de l’univers ; il est au contraire ce qui rend possible la présence de l’être à une présence originaire à soi, ce qui fait naître pour nous la vraie proximité des choses au sein d’une proximité absolue » (Ibid., p. 161-162).
[238] PPC, p. 176.
[239] In fine mais clairement anticipée dès (la fin de) Philosophie et phénoménologie du corps, en sa conclusion (« La théorie ontologique du corps et le problème de l’incarnation : la chair et l’esprit ») comme dans l’analyse de la « troisième vie ». Le développement de la pensée henryenne ne peut être séparé de son mouvement d’approfondissement de l’intuition biranienne.
[240] En un hapax. Maine de Biran, Correspondance philosophique, t.XIII-2, Paris, Vrin, 1996, p. 328.
[241] « C’est que la vie est intériorité et que dans l’extériorité nul ne la trouvera jamais » (« Qu’est-ce que cela que nous appelons la vie ? » dans PV-I, p. 55).
[242] Le lien entre la région d’immanence radicale et celle de la transcendance est ici en jeu : « […] c’est ce procès tout entier de notre action radicalement immanente tenant en elle notre corps organique aussi bien que le corps réel de l’univers qui se trouve perçu de l’extérieur dans l’apparaître du monde. Il n’y a donc pas deux procès, mais un seul, celui de notre corporéité charnelle ; c’est ce seul et unique procès qui nous apparaît autrement, dans un autre apparaître, se découvrant alors à nous dans l’“au dehors” du monde sous la forme d’un processus objectif » (I, p. 217).
[243] Michel HENRY, Philosophie et phénoménologie du corps, essai sur l’ontologie biranienne, 1re édition 1965, 6è édition, Paris, PUF, 2011, p. 10-11. Cité désormais PPC.
[244] PPC., p. 253.
[245] Ibid., p. 164.
[246] Ibid., p. 165.
[247] Toute la deuxième partie de l’Incarnation est intitulé une « phénoménologie de la chair » (p. 135-238). « La chair est justement la façon dont la vie se fait Vie. Pas de Vie sans une chair, mais pas de chair sans Vie » (I., p. 174). La phénoménologie de la chair rend possible le corps transcendantal intentionnel qui nous ouvre au monde dans le sentir et ainsi à tout ce qui est senti. La relation de la chair au corps est donc une question incontournable (Cf. I., p. 197).
[248] CMV, p. 282.
[249] Jean REAIDY, Michel Henry la passion de naître, méditations phénoménologiques sur la naissance, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 234. Dans ce paragraphe qu’il intitule « l’autre appel de la naissance », il reprend en synthèse l’article de Michel Henry titré « Quatre principes de la phénoménologie » où Henry entre en dialogue avec Jean-Luc Marion sur la question de la réduction. Michel HENRY, « Quatre principes de la phénoménologie », dans PV-I, p. 77-104.
[250] Michel HENRY, « Quatre principes de la phénoménologie », p. 102.
[251] Jean-Louis CHRETIEN, L’arche de la parole, Paris, PUF, 1998, p. 92.
[252] Ibid., p. 102.
[253] Jean-Louis CHRETIEN, Reconnaissances philosophiques, p. 184.
[254] CMV, p. 283.
[255] CMV, p. 283.
[256] Emmanuel Falque, « Y a-t-il une chair sans corps ? », dans Phénoménologie et Christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004, p., p. 95-133. Cette intervention remarquable témoigne selon Henry « d’une connaissance minutieuse et attentive de l’ensemble de mon ouvrage. Elle n’hésite pas à reconstituer certaines analyses, à les suivre jusque dans le détail, à dégager et à discuter leurs implications. C’est une lecture à la fois fidèle et critique (…). Emmanuel Falque loue Incarnation d’avoir édifié, à partir d’une phénoménologie originale de la Vie, une phénoménologie de la chair dont il retrace les différentes strates, soit :
- La chair originaire qui s’éprouve pathétiquement dans la vie, et qui est invisible comme elle ;
- Ce qu’il appelle la « chair intentionnelle », qui n’est jamais désignée de cette façon dans le livre, mais qui correspond au corps intentionnel de la phénoménologie du XXe siècle, de Husserl et de Merleau-Ponty notamment ;
- Le corps visible du monde auquel nous donne accès ce corps intentionnel. Suit une série de conséquences dont E. Falque développe l’enchaînement et qui sont les lignes de force et de sa critique » (ibid., p. 168).
[257] Emmanuel Falque, « Y a-t-il une chair sans corps ? », p. 124.
[258] Michel Henry, « phénoménologie de la chair, philosophie, théologie, exégèse réponses », dans Phénoménologie et Christianisme chez Michel Henry : les derniers écrits de Michel Henry en débat, Paris, Cerf, 2004, p. 178.
[259] Cf. Ibid., p. 179-180.
[260] I., p. 174.
[261] Charles Taylor, L’âge séculier, Seuil, Paris 2007.
[262] Dans son ouvrage L’âge séculier, Le chapitre sur "le travail de la réforme" nous présente un sous-titre dont les différents moments d’articulation sont : l’ordre moral moderne, qu’est-ce qu’un « imaginaire social » ?, l’économie comme réalité objective, la sphère publique, le peuple souverain et la société d’accès direct.
[263] Nous nous référons ici à la notion d’ontologie morale dans Les sources du moi. La formation de l’identité moderne.
[264] Charles Taylor, Les Sources du Moi…cit., 46.
[265] Ivi, 16.
[266] Ibidem.
[267] Charles Taylor, "Cross-Purposes: the Liberal-Communitarian Debate", in N.L. Rosenblum (éd.) (1989). Repris in Charles Taylor, Philosophical Arguments, Cambridge (Mass), Harvard University Press. P. 181-203. Trad. Franc. : "Quiproquos et malentendus : le débat communautariens-libéraux", in A. André - P. Da Silveira - H. Pourtois (éd), Libéraux et communautariens, puf, Paris 1997, 87-119. « The ontological questions concern what you recognize as the factors you will invoke to account for social life. Or, put in the formal mode, they concern the terms you accept as ultimate in the order of explanation”.
[268] Janie Pélabay, Charles Taylor, penseur de la pluralité, Les Presses de l’Université Laval, Harmattan, Québec-Paris 2001, 279
[269] Nous reprenons et commentons ici l’article « Que permet de penser le concept d’imaginaire social de Charles Taylor ? » publié par la Société de philosophie du Québec, (Vol. 37, N° 2, Automne, 2010, p. 387–409). Tout en retenant la grande pertinence de cet article sur la question contestée de l’imaginaire social comme fondement des pratiques socio-historiques des pratiques, nous voudrions plutôt, pour notre part, insister surtout sur le principe même de l'’arrière-plan ou monde de significations comme « compréhension de soi », comme background ou lieu de sens dans la constitution de l’individu moderne. L’identité ou les pratiques ne constituent pas ici notre souci fondamental, bien qu’elles demeurent en filigrane dans notre position et analyse personnelles.
[270] Cf. Que permet de penser le concept d’imaginaire social de Charles Taylor ?
[271] Martin Heidegger, Être et Temps, trad. François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, § 14, pp. 98-102.
[272] Cfr., Que permet de penser le concept d’imaginaire social de Charles Taylor ?
[273] Charles Taylor, « Hegel’s philosophy of Mind », in Philosophical Papers, vol. I, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 84. (Traduction : « Esprit et action dans la philosophie de Hegel », in La Liberté des modernes, p. 97.)
[274] Martin Heidegger, Être et Temps, § 4, p. 36-39
[275] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 209.
[276] Les penseurs néo-kantiens ont cherché à réaffirmer le principe kantien de la priorité du juste sur le bien. Charles Taylor les identifie comme des éthiques de l’inarticulé ou de l’informulation, c’est-à-dire des morales formalistes et déontologiques qui rejettent toute référence à la notion aristotélicienne du bien. La conception réductrice de l’homme dont ces éthiques sont accusées relève du naturalisme, de l’utilitarisme et de l’atomisme que Taylor pourfendra dans toutes ses œuvres. Ces éthiques modernes n’admettent, sur le modèle kantien, que la rationalité comme unique bien fondamental. Nous distinguerons ici les éthiques dites libérales néokantiennes du type procédural (procédure d’élaboration des lois morales et non pas le résultat de la loi morale elle-même), et du type discursif (formulation et fondation de normes comme conditions de possibilité pour un débat interpersonnel satisfaisant en vue de ce qui est moralement juste). A ces éthiques libérales il faut ajouter celles dites néo nietzschéennes et relativistes quant à la question de conflit des valeurs. Il faudra donc commencer à relever l’incohérence de ce qui constitue l’âme de ces éthiques modernes : le naturalisme, l’atomisme, l’utilitarisme. L’ontologie morale de Charles Taylor s’inspire de la notion aristotélicienne du bien et garde pour la suite de la pensée sa dimension téléologique. Mais la perspective substantielle qui obligerait l’action humaine à se référer à un ordre établi des choses est remplacée par la capacité du moi de s’ouvrir lui-même aux essences morales et d’accueillir le bien de l’intérieur comme une morale personnellement assumée dans des choix libres. Cette ontologie morale est en crise dans la modernité parce que prise à parti par des éthiques libérales procédurales et discursives et d’autres néo nietzschéennes postmodernes, qui axent plutôt leur discours sur la procédure de l’action et sur un certain désengagement de l’agent de tous ses liens sociaux endogènes significatifs. L’ontologie taylorienne se présente plutôt comme une ontologie existentielle, une ontologie en situation qui se déploie seulement dans l’action humaine. L’agent moral engagé a besoin d’articuler ou de formuler constamment les biens, les valeurs ou les conceptions qui sont au fondement des réactions ou des actes humains. L’anthropologie philosophique de Taylor présente un profil de l’individu moderne qui exige l’unité entre l’identité et le bien. (Cfr. Notre thèse de doctorat : L’horizon moral de signification et l’identité de l’individu moderne chez Charles Taylor. Un rapport dialectique entre éthique et anthropologie philosophique.)
[277] Charles Taylor, L’âge séculier, Seuil, Paris 2007, 310.
[278] Ibidem.
[279] Charles Taylor, cit. 312.
[280] Ibidem.
[281] Taylor nous indique lui-même quelques philosophes qui ont travaillé ce sujet : Il s’agit de Hubert Dreyfus, Being-in-the-World ; John Searle, La construction de la réalité sociale ; tous ont proposé leur approche à partir des travaux de Heidegger, Wittgenstein et Polanyi.
[282] Ibidem.
[283] Ivi, 316.
[284] Cfr. Société de philosophie du Québec, Que permet de penser le concept d’imaginaire social de Charles Taylor ?, Vol. 37, Num. 2, Automne, 2010, p. 387–409
[285] Charles Taylor, Le malaise de la modernité, Cerf, Paris 2008, 40.
[286] Ivi, 41.
[287] Charles Taylor, Le malaise de la modernité…, cit., 41.
[288] Charles Taylor, Les sources du moi…, cit., 57.
[289] Charles Taylor, "De l’anthropologie philosophique à la politique de la reconnaissance", in Guy Laforest – Philippe De Lara, Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle, Les Presses de l’Université Laval/Cerf, Québec-Paris 1998, 356.
[290] Charles Taylor, "L’atomisme", in La liberté des moderne…, cit., 252.
[291] Le présent essai propose ici une version abrégée, remaniée, et réécrite pour la circonstance, du texte paru dans Cl. Brunier-Coulin (éd.), Une analytique du passage, Rencontres et confrontations avec Emmanuel Falque, Paris, Editions franciscaines, 2016, p. 615-689 : « Les trois corps ou l’unité du Triduum philosophique ». Le lecteur pourra s’y référer pour une analyse plus complète et davantage encore référencée. On renverra aussi au volume quasi autobiographique au sens d’un « itinéraire intellectuel » en guise de réponse au présent colloque : E. Falque, Parcours d’embuches : S’expliquer, Paris, Editions franciscaines, 2016, 305 pages).
[292] Jean XXIII, « Discours d’ouverture au Concile Vatican II (11 Octobre 1962) », in Vatican II, Les seize documents conciliaires, Fides, Paris, 1967, p. 587.
[293] Termes dont on trouvera l’explication technique dans N. Depraz, « Leib, Körper, Fleisch », dans B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004, p. 705-710.
[294] Triduum philosophique (Passeur de Gethsémani, Métamorphose de la finitude, Noces de l’agneau), Paris, Cerf, 2015, 691 pages, publié dorénavant en un volume en français et agrémenté d’une préface [« préface pour un Triduum philosophique »] et d’un épilogue [« D’un triptyque à l’autre »].
[295] Cf. Notre ouvrage Le combat amoureux, Disputes phénoménologiques et théologiques, Paris, Hermann, 2015, ch. V, p. 197-237 : « Y a-t-il une chair sans corps ? » (M. Henry).
[296] Tertullien, La chair du Christ , Paris, Cerf, Sources chrétiennes n° 216, 1975, livre IV, 2, p. 223.
[297] F. Nietzsche, Fragments posthumes, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1976, t. IX, 1885, 37 (4), ainsi que t. IX, 1884, 26 (374) : « rien de bon n’est encore sorti de l’auto-contemplation de l’esprit. C’est seulement maintenant où l’on cherche à se renseigner sur tous les processus spirituels, sur la mémoire par exemple, au fil conducteur du corps, qu’on avance ». Cité et commenté par D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998, Troisième partie, p. 169- 244 : « Le fil conducteur » (en particulier p. 171-183 : « la pluralité des corps »).
[298] La chair du Christ, op. cit., Livre IV, 3, p. 223.
[299] Sur le sens philosophique (et allemand) de ces deux termes, nous renvoyons à N. Depraz, « Leib, Körper, Fleisch », dans B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, op. cit., p. 705-710.
[300] Catéchisme de l’Eglise catholique, op. cit. n° 999 [640], éd. Pocket p. 262.
[301] Dentzinger, Symbole et définitions de la foi catholique [Enchiridion symbolorum], Paris, Cerf, 2001, § 540, p. 198.
[302] Ibid., § 801, p. 292.
[303] S. th., IIIa, q. 51 [« L’ensevelissement du Christ »], a. 3, resp.
[304] Ibid.
[305] Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit (Cerf), IIIa, q. 50 [La mort du Christ], a. 4 [Durant les trois jours de sa mort, le Christ est-il resté homme ?], resp. , p. 371.
[306] Thomas d’Aquin, Questions quodlibétiques II, q. 2, a. 1, ad. 1.
[307] Thomas d’Aquin, Commentaire de la première épitre aux Corinthiens, ch. 15, l. 2. Pour tout ce développement sur le « troisième corps » chez Thomas d’Aquin, ou la nécessité de conserver le lien entre une âme et un corps dans la résurrection, voire la ‘descente aux enfers, on consultera le judicieux article de Turner C. Nevitt [University of San Diego], Aquinas on the death of Christ : A New Argument for Corruptionism, American Catholic Philosophical Quaterly, disponible à l’adresse suivante : http://sandiego.academia.edu/TurnerNevitt.
[308] Bernard de Clairvaux, Serm. Cant. 74, 4, in Œuvres complètes, Paris, Vivès, vol. 4, p. 522 (non traduit en SC). On renverra sur ce point à notre contribution, « Expérience et empathie chez Bernard de Clairvaux », in Revue des sciences philosophiques et théologiques, t. 89, n°4, Oct.-Déc. 2005, p. 655-696. En particulier p. 671-672 : « Par l’échec du millénarisme, c’est l’ensemble de la temporalité qui est transformée… ».
[309] R. Descartes, respectivement Méditations métaphysiques, AT IX, 21, Deuxième méditation (in Œuvres philosophiques, Paris, Granier, 1967, t. II, p. 419), et Lettre à Régius de Mai 1641 (ibid., p. 331). Sur cette ‘équivocité de l’âme’, voir E. Balibar, mot « Âme-Esprit », dans B. Cassin, Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004, p. 65-83, en particulier p. 70-74 : « L’embarras de Descartes entre plusieurs âmes ».
[310] R. Guardini, Les fins dernières, Versailles, Saint-Paul, 1999, p. 82 (cité Remy, « Résurrection des corps et corps de la résurrection », op. cit. [Revue thomiste], p. 612).
[311] Saint Augustin, respectivement La Trinité (De Trinitate), BA 15, 1997, respectivement L. VII, 4, 7 (p. 537), et L. V, 10, 11 (p. 449) ; et La cité de Dieu, op. cit., L. XXII, 21, p. 328-329.
Inscription à :
Articles (Atom)