17 décembre 2020

 

Le pluralisme éthique, une chance ou une menace pour la bioéthique ?

 

Aujourd’hui tout ce qui concerne l’humain constitue le centre des interrogations humaines. Et qui parle d’humain, envisage aussi sa survie comme espèce dans l’univers parcellaire. Ainsi tout ce qui peut toucher à sa santé mais aussi à son épanouissement en tant qu’être dans cet univers est une préoccupation de tout temps et de tout espace. Ce qui peut parfois poser problème, est que chaque humain ne possède pas la même conception  d’humanité quand bien même l’essence de la réalité en elle-même reste invariable. Des conceptions peuvent avoir des points d’intercession. Et comme les humains restent les seuls créateurs et faiseurs des lois, une conception consensuelle implicite ou explicite d’ « humanité » peut être fondatrice dans l’ébauche de telle ou telle loi devant régir la vie en société. En témoigne ainsi les diverses variabilités pour cerner la notion d’humanité qui demeure invariable. Si la notion d’humanité reste invariable, comment avoir l’assurance que lors des débats menant à la législation dans le cadre de la survie de l’humain, que les forces en présence sacrifieront au bien dans les prises de décision ? Vu que malgré l’invariabilité de la notion d’humanité, les conceptions peuvent variées à cause de la différence qui peut subsister entre les hommes. La pluralité ou le pluralisme des individus serait-il une menace pour des buts de facilitation de consensus ? Parce qu’en venir à une conception unique de tout ce qui concerne l’humain serait impossible ? Ou faudrait-il conserver pluralisme et même encourager, nécessiter son expertise en vue de mieux se rapprocher ou de découvrir à nouveaux la notion d’humanité qui elle reste invariable surtout lors des questions qui engagent la survie de notre espèce ?

Il est pertinent de reconnaître ici que malgré que certaines situations humaines soient à des intercessions, elles se renouvellent sous de nouveaux jours qui n’étaient ceux antérieurs. Et ceci pourrait justifier le regard neuf dont il faut se revêtir pour aborder de nouvelles situations qui se présentent dans le temps et l’espace. Mais aussi, il faut reconnaître qu’une situation nouvelle après observation doit nécessairement faire appel à un « connu » ou « vu » afin d’enrichir des résultats connus. En bioéthique, science qu’on n’oserait qualifier de nouvelle, se situe à de nombreux croisements de bien d’autres, opère pareille démarche. Ceci pour conserver les arcanes de sa vocation première : celle d’œuvre pour le respect de la dignité de l’humain. Cette vocation fait appel à des connaissances anciennes dans une situation d’espèce nouvelle pourrait paraître être comme avoir de l’a priori, cependant, il faut se rendre compte de la causalité ambiante dans l’univers. Les mêmes causes pourraient être sources de mêmes effets. On pourrait s’être trompé en observant un objet parce que resté loin pour le regarder. Toujours est-il qu’on se rapprocherait de la réalité que cet objet est en allant plus amplement vers lui. Cette allégorie justifie de l’ouverture qu’on devrait avoir en matière de construction du vrai quand bien même certaines réalités restent immuables et résistent encore à l’esprit humain encore en construction. Il ne faudrait se décourager car la nature de la pensée est de sonder même ce qui la dépasse. C’est l’ouverture (construction du vrai, du bien en bioéthique) que nous apportons d’ailleurs dans nos recherches publiées dans l’ouvrage ‘’Bioéthique et Pluralisme éthique, réflexions à partir de Hugo Tristram Englehardt’’ paru aux Editions Edilivre en 2019.

Pour Engelhardt quand il s’agit de débats en bioéthique, il faut battre en brèche tout préconçu. Et l’efficacité du débat en dépendrait. Mais nous pensons qu’il faut être très nuancé à ce sujet vu que la langue dans laquelle se déroule un débat est déjà à elle seule, un a priori. Et on ne pense jamais de nulle part. A croire que la mise à jour du cerveau ne conserve pas les souvenir de son existence, de tout ce qui le fait et l’a fait. Il est vrai qu’avec la distinction des secteurs, Engelhardt fait preuve de neutralité. La position laïque qu’il adopte et qu’il entend défendre est d’ailleurs celui en branle dans nos sociétés actuelles. Pourrait-on baser toutes nos intentions du monde sur une neutralité à tout point de vue ? Alors qu’aucun débat n’est tout à fait neutre.

                Cette prétention de neutralité nous a irrémédiablement livré au relativisme moral, au repli communautaire dans une société éclatée, à la fin de l’universel.  Ce qui fait que dans un contexte pluraliste comme le nôtre, la tentative de construire une philosophie de la médecine pourrait devenir une entreprise utopiste. C’est ce qui manifeste d’ailleurs le doute Hubert Doucet. Y aurait-il un moyen de concilier la morale de vérité absolue chrétienne avec l’éthique contemporaine, pour une éthique biomédicale plus soucieuse du bien véritable de l’homme ?

Position laïque comme source de législation et valeur morale contemporaine

Dans les sociétés démocratiques, toute intervention à caractère sociale semble être dominée par le droit positif qui doit être le fruit d’un consensus social. Et on se demande si l’éthique serait toujours subordonnée au vote démocratique de lois ou si ces dernières ne s’inspireraient pas plutôt de l’éthique. Mais alors, qui définit l’éthique en matière de vie humaine ? La conscience individuelle, le peuple unanime ou l’utilité certaine et exubérante des sciences et de la technique ? Il est important de diagnostiquer de près les rapports enchevêtrés entre les mœurs (c’est-à-dire coutume, ce que tout le monde fait), la morale (ce qu’il est bien de faire) et la loi qui veut légiférer les mœurs en s’en inspirant. C’est un trinôme souvent en heurt. Les mœurs constituent un ensemble de pratiques souvent irréfléchies à chérir et à transmettre au sein d’un groupe social et qui amène parfois à avoir une force normative : tout le monde fait ceci, donc c’est permis et c’est bon. Le constat est tel que, dans les sociétés conformistes contemporaines, les mœurs se trouvent ainsi confrontées avec le droit et la morale. La morale influence ce qu’il est bien de faire. Elle signifie ce que devrait accomplir un être humain pour son épanouissement et son bien véritable et profond, dans le cadre de ses relations avec ses semblables, avec lui-même et son environnement.

Le conflit au cœur du trinôme intervient de nos jours surtout quand les sociétés actuelles veulent codifier les mœurs ou leur assimiler la morale. Est-ce, par exemple, parce que presque tout le monde rencontre des grossesses non désirées et pratique l’avortement qu’il faut donc le légaliser, puis chercher des arguments pour justifier en plus qu’il est moralement bon ? (Les Etats-Unis semblent revenir sur la question de l’arrêt historique Roe c. de 1973, depuis l’avènement-Trump). De fait, à quoi sert la législation ? Elle vise avant tout à assurer la coexistence pacifique des individus d’une société, dans le respect des droits de chacun, particulièrement le droit à la vie, aux différentes libertés civiles, à l’intégrité physique et psychique dans le respect de la dignité de sa personne. Elle établit le cadre d’expression et de jouissance protégée de ces droits, en visant surtout à promouvoir et défendre les valeurs qui servent de fondement à la société et qui lui permettent de survivre, de perdurer et de se construire.

Pour fonder la législation, trois courants se proposent : le courant positiviste (légifération en faveur des mœurs ou de l’opinion public), le courant naturaliste (rattache le droit à la morale), le courant humaniste (complémentarité entre le droit et la morale). Cependant, en matière de bioéthique, il n’y a pas de législation sans un horizon de valeurs morales promouvant le respect de la dignité de l’homme. Ici, la législation doit être encore plus réfléchie, sensée et équilibrée, au service de l’homme d’aujourd’hui et de toujours.

Position religieuse au regard porté sur la démocratie et la bioéthique contemporaine

L’idée de démocratie qui remonte à Rousseau et Montesquieu, repose sur le principe selon lequel la vie politique est organisée de telle sorte que les destinataires ou sociétaires du droit puissent en même temps en être l’auteur. L'État est l'association volontaire de citoyens libres et égaux qui règlent leur vie en commun de façon légitime. Ainsi tout acte conforme au droit est non seulement licite ou légal, mais encore parfois obligatoire, sans considérer que des libertés individuelles pourraient tout aussi ‘‘légitimement’’ s’en émanciper en fonction des convictions qui les meuvent. Le légal, le licite, est-il toujours valable ? Comment les destinataires du droit pourraient-ils en être l’auteur sans consensus ? Le consensus que porte la voix de la majorité reflète-t-il toujours l’aspiration de tous au bien véritable ? En face de situations réclamant des dispositions d’ordre éthique ou moral, doit-on simplement se contenter de voter pour ou contre une loi, si cette dernière piétine des valeurs humaines indiscutables ? La voix de la majorité peut-elle toujours indiquer la voie du bien de tous, dans nos sociétés où les mœurs communes – parfois loin de la morale – ont tendance à réclamer un statut normatif ?

Jürgen Habermas a relevé les impasses de la modernité dans nos sociétés modernes d’aujourd’hui, avec le constat que la raison a cessé d'avoir son siège dans l'histoire, ce dont nos démocraties, soumises aux impératifs des nouveaux pouvoirs économiques et idéologiques, sont malheureusement le théâtre. Pour Habermas la démocratie ne peut se passer de la raison procédurale, de même que d’une autocritique de la raison qu’est l’activité communicationnelle qu’il pose comme condition et origine du droit dans notre société, et qui permet, entre autres, la compréhension intersubjective grâce à laquelle sont définies les normes sociales, les valeurs, rôles nécessaires à toute communauté. C’est dans ce contexte que les questions du droit et de la démocratie prennent toutes leurs mesures. Pour réduire l’écart entre droit et morale, il va falloir, selon Habermas, redéfinir le concept normatif de politique délibérative et réinventer ou refonder un nouveau paradigme procédural du droit dans nos sociétés à bout de souffle. Pour lui, il faut une nouvelle façon de comprendre la démocratie qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes et du rôle des médias[1]. Les médias sont, certes, un pouvoir qu'il faut contrôler mais ils permettent aussi la communication simultanée d'une multitude de personnes qui ne se connaissent pas. L'espace politique doit pouvoir intégrer les voix marginales, être réceptif au monde du vécu privé. Pour cela, il ne s'agit pas de s'orienter vers l'intérêt général en citoyen vertueux ni de s'aligner sur le modèle du marché. Les États doivent parvenir à un accord sur la façon dont ils veulent comprendre ce qu'ils ont déclaré en commun être ‘‘les droits de l'homme’’. Toutefois, les droits de l’homme sont-ils les droits de quelques-uns, des plus riches ou des plus nombreux ? Bien plus, suffit-il simplement d’intégrer, par voie procédurale, la voix des marginalisés, dans le souci de combattre toute ‘‘discrimination’’, pour obtenir une démocratie au service de la vie ? La peur nouvelle d’être accusé pour discrimination n’autorise-t-elle pas un nivellement moral par le bas en normalisant l’anormal, quand on tient à satisfaire des soi-disant marginalisés ? De fait, en supprimant progressivement le rapport intrinsèque entre droit et valeur, certaines démocraties, au nom d’un positivisme juridique[2], se développent sans référence à des valeurs fondamentales constitutives de toute société ; ce qui laisse libre cours à des idéologies qui se transforment à leur tour en totalitarisme.

Déjà au début du XXème siècle, Jacques Maritain appelait vivement à intégrer les valeurs chrétiennes à la démocratie. Il ne s’agit pas, disait-il, de trouver un nom nouveau pour la démocratie, mais de découvrir sa véritable essence et de la réaliser. Il s’agit de passer de la démocratie bourgeoise, desséchée par ses hypocrisies et par manque de sève évangélique, à une démocratie humaine ; de la démocratie manquée à la démocratie réelle[3]. A sa suite, dans ‘’Evangelium Vitae’’, Jean-Paul II clarifie que la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu'elle incarne et promeut : sont certainement fondamentaux et indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du "bien commun" comme fin et comme critère régulateur de la vie politique[4]. L’éthique biomédicale a plutôt besoin de cette démocratie réelle et humanisée qui mette la science et la technique effectivement au service de l’homme intégral qui, tout en obéissant à la loi civile, ne se trouve nullement dérangé par sa conscience.

Loi civile et conscience individuelle

La loi civile constitue la charte selon laquelle se conduisent les citoyens d’une société. En contexte démocratique, elle est définie par le peuple pour lui-même, à travers l’organe étatique. Toutefois le revers de la démocratie se dénonce lui-même parfois malheureusement dans la manifestation en son sein d’un totalitarisme tacite, de la tyrannie de quelques-uns qui veulent décider du sort de tous les autres. Certes, on ne légifère pas pour les exceptions, celles-ci étant prises en compte par la jurisprudence. Mais, de nos jours parfois, la vérité et la valeur ne se rencontrent-elles pas plutôt auprès des exceptions individuelles ? Quand nous parlons de conscience individuelle, nous parlons du lieu, du moment et du cadre de connaissance et de reconnaissance de la valeur morale d’une action déterminée, valeur morale qui se réfère aux références propres au sujet, surtout quand ces dernières se rapportent à la loi naturelle. Comme le précise ‘’Evangelium Vitae’’ cité précédemment, la loi naturelle est une loi morale objective inscrite dans le cœur de l’homme et doit servir de référence à toute loi civile. Elio Sgreccia définit la loi morale naturelle ‘‘comme un ensemble de principes moraux généraux que la raison naturelle de l’homme trouve spontanément à partir de sa propre façon d’être, de sa propre nature. C’est une loi universelle et immuable, tout comme la nature humaine elle-même.’’[5] Avec cette lumière naturelle, la conscience est en mesure de porter sur tout droit un regard critique.

Thomas d’Aquin avait déjà relevé que le droit ne peut pas couvrir toute la sphère de la morale. C’est pourquoi normalement, la loi ne peut pas être à la base de la morale, mais en reconnaitre les instances. On n’irait pas jusqu’à souhaiter l’existence ou la mise en place d’un État éthique constitutif du bien ou du mal. Toutefois, la loi doit protéger certaines valeurs fondamentales, nécessaires et indispensables pour garantir le bien commun. Et lorsqu’une loi ne protège pas un bien essentiel à la société et au bien commun, cette loi n’est plus une loi, elle doit être refusée et elle peut faire l’objet d’une ‘‘objection de conscience’’. L’objection de conscience est la possibilité de dire ‘‘non’’ à une disposition légale, au nom de sa conscience. Elle est fondée sur la liberté inviolable de la conscience humaine : nul ne doit agir contre sa conscience. À partir donc du moment où certaines lois reconnaissent cette objection – dans le cadre par exemple de l’obligation du service militaire – il n’y a plus de ‘‘désobéissance civile’’ quand quelqu’un recourt à l’objection de conscience pour se soustraire à certaines obligations. Ce qui est acquis dans le monde militaire, doit l’être également dans le monde du corps médical où des médecins ou des patients peuvent rejeter des propositions allant dans le sens de l’avortement, de l’euthanasie ou de la stérilisation, sans rien avoir à craindre. Jean-Paul II insiste là-dessus : « Ceux qui recourent à l'objection de conscience doivent être exempts non seulement de sanctions pénales, mais encore de quelque dommage que ce soit sur le plan légal, disciplinaire, économique ou professionnel. »[6] Au-delà de tout, l’avis de bioéthiciens sur la polémique ne serait être de trop ici dans la résolution du débat.

Critique de bioéthiciens

Est-elle d’inspiration hétéronomique ? La bioéthique risque d’être irrecevable dans des sociétés pluralistes allergiques au dogmatisme, à la prétention universaliste et essentialiste. Est-elle d’inspiration autonomique ? Elle s’aventure alors dans le nihilisme et dans le relativisme moral au gré de solutions procédurales, de la tyrannie du consensus et du vote de la majorité. Mais pour Paul Valadier, ce relativisme ne doit pas être une fatalité. Marie Hélène Parizeau trouve même que c’est ce nihilisme qui motive la constitution nécessaire d’une bioéthique. Au regard de cette absence de fondement ou de théorie morale unificatrice, Tristram Engelhardt tente, pour sa part, de fonder la bioéthique sur deux principes sur lesquels nous reviendrons, celui de l’autonomie et celui de la bienfaisance[7]. Quant à elle, la morale chrétienne associe une vision fondamentalement hétéronomique de l’homme créé à l’image de Dieu et recevant de lui la norme morale, et une morale déontologique, non conséquentialiste, définie par des principes fermes, absolus, universels et intemporels, découlant de leur origine divine. Elle a même introduit, dès le XIIe siècle, une démarche téléologique dans son approche, au nom de la compassion et de la miséricorde de Dieu : la casuistique. Tout cela semble plus ouvert à toutes les tendances, tout en purifiant l’autonomie du danger du relativisme nihiliste. Il s’agit donc, avec l’inspiration chrétienne, tout en restant dans le cadre philosophique et critique sans complaisance, d’une morale déontologique sans absolutisation du ‘‘je’’ émancipé.

Synthèse des approches et Issue du problème

En luttant pour la sauvegarde de la vie humaine naturelle, avec une méthode pluridisciplinaire basée sur l’anthropologie, la bioéthique vise, après tout, comme finalité, l’interpellation adressée à la conscience humaine de traiter l’homme comme un sujet et non comme un objet. Toute investigation bioéthique aboutit à la réaffirmation de la dignité de la personne humaine. Nous le comprenons mieux, en nous rappelant le contexte socio-culturel qui a présidé à la naissance de cette science nouvelle. À partir des années 60, on ne faisait plus confiance absolue au seul médecin détenteur de toute la science sur la santé publique et individuelle. Cela est dû à l’envahissement de la médecine dans les médias ou la médiatisation des avancées en techniques biomédicales, au pluralisme culturel et à la mobilité sociale. De plus, le rapport médecin-patient a grandement changé : le traitement est devenu plus impersonnel et plus fragmentaire ; le patient ne rencontre plus une seule personne qui prend soin de lui, mais il est pris en charge par une équipe pluridisciplinaire de spécialistes, chacun s’intéressant au domaine propre de sa spécialité et se bornant à l’aspect purement scientifique des soins appropriés à une maladie, plutôt que d’entrer en relation avec une personne concrète à soigner. Dans un tel contexte doublé de la revendication excessive des droits de la femme, du recours à la contraception et à l’avortement, le glissement vers la réification du corps humain est tout simple. D’où la finalité de la bioéthique : traiter l’homme tout entier non pas comme un objet, mais comme un sujet. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »[8].

Le problème du rapport entre corps-objet et corps-sujet est l’un des problèmes principaux qui se posent dès que l’on cherche à réfléchir sur le corps humain, la personne ne pouvant jamais, à la fois, se distinguer entièrement de son être corporel ou s’identifier complètement à lui. Il va falloir dépasser le dualisme platonicien ou même cartésien, et aborder le problème du point de vue phénoménologique. Si la phénoménologie représente un tournant dans la considération philosophique du statut du corps, c’est en tant que cette méthode d’analyse et de description des phénomènes comme la définit Edith STEIN, qui ne cède pas à l’approche dualiste entre l’esprit et le corps. La phénoménologie insiste sur le fait que le corps engage toute la personne. Chacun existe comme corps animé, mais le corps n’est jamais seulement un corps-objet (Körper), c’est-à-dire un corps organique étudié par la science, mais aussi un corps-sujet (Leib), c’est-à-dire un corps physique et propre à chaque personne.

Pour Maria Michela Marzano Parisoli, ce ‘‘qu’il y a d’unique dans un corps humain c’est, en effet, qu’il est l’incarnation d’une personne : il est le lieu où naissent et se manifestent nos désirs, nos sensations et nos émotions ; il est le moyen par lequel nous pouvons démontrer quelle sorte d’êtres moraux nous sommes’’. C’est ainsi que l’on comprend mieux la relation corps-personne. Celle-ci ‘‘peut être qualifiée comme un rapport de possession ontologique : une relation interne et particulière qui signifie que, parmi les conditions qui font que je suis la personne que je suis, il se trouve que je suis constitué de ce corps et non pas d’un autre.’’[9] Dans une telle perspective, en approchant la personne humaine, même pour son bien, on ne saurait la traiter comme un objet manipulable. Il est une ‘‘substance individuelle de nature raisonnable’’[10], et donc un sujet de droits inaliénables dont la défense dépasse le seul cadre de leur expression dans l’individualité. On peut le retrouver aussi chez Merleau-Ponty.

Maurice Merleau-Ponty est l’une des images phénoménologiques qui ont développé après Heidegger, une nouvelle approche du phénomène. Dans la Phénoménologie de la perception, le corps est un a priori. Ce qui signifierait que le corps est « ce par quoi », on réalise la présence au monde. Et aussi ce    par quoi le monde est accessible à l’inspection de l’homme. Un lien s’établit alors entre le monde et le corps-humain. Et il devient derechef, le lieu du ressentir terrestre. Pour Merleau-Ponty, le corps habite le monde. Ainsi c’est sur les manifestations de ce corps qu’il faudrait pencher l’attention afin de lui faire correspondre ce qui lui irait de mieux. La bioéthique alors tout en conseillant de traiter l’homme une fin et non comme un moyen, sacrifie, à cette approche de la phénoménalité de ce corps qui habite le monde.  Car le problème du corps comme médiation et ouverture au monde, a trouvé une esquisse de résolution au niveau, où l’on entend considérer le corps par la perception et le sensible[11].

En définitive, la bioéthique est une science de la vie qui déjà, prend en compte le caractère phénoménologique de l’être humain. Car lorsqu’on s’entend prendre soin du corps, c’est aussi faire allusion que ce corps ne se manifeste que dans un quotidien où il engage toute sa personne. Et quand ce corps en vient à tomber malade, il faut voir là encore, le cadre de sa manifestation. Le corps est condamné à se manifester. C’est son essence d’être.

               

Pour conclure ce parcours de réflexions sur la légitimité de la bioéthique dans un contexte de pluralisme éthique, la maxime kantienne sur la dignité de la personne humaine vient bien à propos : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »[12]. La bioéthique insiste énergiquement sur le fait que la personne humaine ne doit jamais être traitée comme un moyen. Le modèle éthique d’inspiration personnaliste semble le mieux indiqué pour fonder la bioéthique, car il se trouve en conformité avec les Conventions et Déclarations des droits de la personne, telles qu’elles se sont développées au cours des soixante-dix dernières années. Le terme ‘‘personnalisme’’ fut employé pour la première fois, en 1903, par le philosophe Charles Renouvier, dans son ouvrage Le Personnalisme, à la suite de Kant qui défendait l'éminente dignité de la personne humaine. Mais c’est avec Emmanuel Mounier que le statut philosophique du personnalisme se précisa, dans les années 1930, avec la publication du Manifeste au service du personnalisme (1936).

Le personnalisme, à sa genèse, se caractérisait par deux refus : le refus du libéralisme individualiste, relativiste, matérialiste et nihiliste, puis le refus du communisme totalitaire et du fascisme qui tendaient à broyer l’individu dans la machine étatiste, faisant prévaloir la collectivité sur la personne qui devrait avoir la primauté. Or, chaque personne est une liberté engagée dans le monde et parmi les autres hommes, pour incarner des valeurs éternelles dans des situations particulières et temporelles au cœur de relations communautaires qui l’ouvrent sur la transcendance. En effet, la conception personnaliste de l’homme dans ses rapports avec la nature et la société, l’ouvre nécessairement sur ce qui dépasse l’immédiat, le matériel, le rentable, le profit, c’est-à-dire sur ce qui transcende la personne tout en constituant son horizon existentiel. Et c’est précisément là que se joue l’enjeu de la bioéthique. Et ce dont doit prendre conscience nos sociétés actuelles.  La sécularisation qui procure autonomie ne serait pas condamnable mais aurait laissé place au sécularisme idéologique où la fin justifierait les moyens. Nous ne préconisons guère un retour à une éthique hétéronomique. Mais simplement que ce néokantisme qu’on y décèle, se fasse plus humaniste, où la sagesse tragique laisserait place à celle pratique. Celle qui prend en compte chaque histoire humaine et en reconnaît sa juste place et la valeur de la dignité humaine. Qu’entendre ici par sagesse tragique et sagesse pratique. C’est avec Paul Ricœur, dans ‘’Soi-même comme un autre’’, que l’on peut entrer pleinement dans l’intelligibilité de ces termes. En effet, Ricoeur s’ouvre à d’autres perspectives dans la gestion de conflits même quand des questions bioéthiques peuvent être engagées dans le débat démocratique. Pour lui, ni les rationalités argumentatives de John Rawls et de Jürgen Habermas et en dernier lieu, ni la visée de la bienfaisance et de l’autonomie de Tristram Engelhardt, ne sauraient résoudre certaines questions existentielles. Pour cela il s’ouvre à d’autres horizons beaucoup plus concrètes que celles de la spéculation philosophique.

La sagesse pratique va au-delà des limites même de l’argumentation, parce que si la gestion de la cité devait se contenter des ressources argumentatives, certains écueils essentiels de la société ne pourraient trouver des solutions politiquement satisfaisantes. De fait le débat bioéthique se basera sur une structure beaucoup plus personnaliste, plus substantiel et plus autoréflexif, à la fois du discours, reconstructif, narratif, interprétatif, pour insérer la sagesse pratique à partir des convictions bien pensées[13].

Bidossèssi Yannick-Kevin AKPAOKA

 

BIBLIOGRAPHIE

·         ANDORNO, R, Bioéthique et dignité de la personne, coll. « Médecine et société », Puf, Paris, 1997.

·         BEAUCHAMP, T & CHILDRESS, J, Principles of Biomedical Ethics, New York, Oxford University Press, 1979. 

·         DAVID, R, et alii, La bioéthique : ses fondements et ses controverses, Editions du Renouveau Pédagogique, Incorporated, 1995.

·         ENGELHARDT, T, Les fondements de la bioéthique, Les Belles Lettres, Paris, 2015.

·         HABERMAS, J, Raison et légitimité, Payot, Paris, 1984.

·         JEAN-PAUL II, Veritatis Splendor, Mame, Paris, 1993.

·         KANT, E, Fondement pour la métaphysique des mœurs, Hatier, Paris, 2007.

·         MARITAIN, J, Christianisme et Démocratie, Desclée de Brouwer, Paris, 2005.  

·         MARZANO PARISOLI, M. M, Penser le corps, Puf, Paris, 2002.

·         SGRECCIA, E, Manuel de bioéthique. Tome I, Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame-Edifa, Paris, 2004.   



[1] Cf. A. RENAUT, Kant et les kantismes, in Questions d’éthique contemporaine, sous la direction de L. THIAW-PO-UNE, p. 123-136. Lire aussi, J. HABERMAS & J. RAWLS, Débat sur la justice politique (1995) trad. Par. R. ROCHLTIZ, Cerf, Paris, 1997 : La présence du kantisme s’exprime à travers une large diversité de points de vue, entretenant des relations de distances pour ne pas dire de conflits. Dans leur débat de 1995-1996, Habermas prend distance par rapport à Rawls surtout sur la Théorie de la Justice de ce dernier. Même s’il traite son désaccord de « querelle de famille » parce qu’eux tous, actualisant la pensée de Kant.

[2] Cf. le postulat de Thomas HOBBES : ‘‘Auctoritas non veritas, facit legem’’.

[3] Cf. J. MARITAIN, Christianisme et Démocratie, p.39.

[4] JEAN-PAUL II, Evangelium Vitae, n°70-71. 

[5] E. SGRECCIA, Manuel de Bioéthique. T.1 Les fondements et l’éthique biomédicale, p. 148.  

[6] JEAN-PAUL II, Evangelium Vitae, n°74. 

[7] Cf. H. T. ENGELHARDT, Les fondements de la bioéthique, p. 134. 

[8] E. KANT, Fondement pour la métaphysique des mœurs, p. 65.

[9] M. M. MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p.5. 

[10] Cf. BOECE, que Saint Thomas d’Aquin cite pour fonder ou élaborer sa perspective sur l’homme en le définissant comme : substance-homme. Nous en avons longtemps parlé dans la construction de Saint Thomas D’Aquin beaucoup plus haut au 5.1.3.1.2.

[11] Cf. N. DOULALILA, Le corps comme médiation et ouverture de l’homme au monde chez Merleau-Ponty, in Corps et Parole, sous la direction de G-S. GAINSI, pp. 75-87.

[12] E. KANT, Fondement pour la métaphysique des mœurs, p.65.

[13] Cf. J. AGOSSOUKPEVI, Morale, éthique et gouvernement de la cite en contexte du pluraliste, Du consensus par recoupement de Rawls, à l’éthique de la discussion de Habermas, p.404.

01 février 2020

Jean-Paul SARTRE et la vérité

LA PHILOSOPHIE SARTRIENNE DE LA VERITE : UNE LECTURE CRITIQUE DE VERITE ET EXISTENCE « Tous les hommes peuvent accéder aux vérités philosophiques, s'ils consentent à se servir de leur raison. Quand un homme se met à raisonner, il puise en lui-même les réponses » (J. Gaarder, Le monde de Sophie, p.84.) Depuis toujours, l’homme n’a cessé de rechercher la vérité. Toutefois, dans cette quête inlassable de la vérité, l’homme est souvent confronté à la difficulté de ne pouvoir atteindre la vérité réelle et absolue. Cette difficulté s’est davantage accrue à notre époque contemporaine du fait du pluralisme raisonnable qui la caractérise et du fait qu’à l’instar de toutes les problématiques fondamentales de la réflexion philosophique, les nouveaux courants de pensée ont induit une remise en cause de la question de la vérité au risque même de faire peser un doute sur la vérité elle-même.En outre, dans la quête de la vérité, il faut savoir d’abord ce que c’est que la vérité en tant que telle. Notre démarche, ici, est donc celle qui se demande d’abord quelle est la nature profonde de la vérité. Ainsi, tel que le stipule l’intitulé de ce travail, il s’agira pour nous, dans le cadre strict de la philosophie sartrienne et en partant de son ouvrage Vérité et existence, de repenser à nouveaux frais la question de la vérité. De plus, il n’est évidemment pas de notre propos, dans le contexte assez restreint de cette démarche, de procéder à une analyse assez étendue en la matière, mais d’ébaucher brièvement une mise en perspective synthétique de la question de la vérité dans le contexte de la philosophie sartrienne, en exposant d’abord la théorie sartrienne de la vérité puis en faisant une critique de celle-ci. La théorie sartrienne de la vérité En pensant la question de la vérité qui se révéla à lui comme une nécessité, Sartre concevra-t-il une théorie ontologique de la vérité selon laquelle la vérité est un dévoilement progressif de l’être-en-soi par le pour-soi qui se produit à travers l’histoire mais qui disparait avec l’homme : « la vérité n’est pas une organisation logique et universelle de « vérités » abstraites : elle est une totalité de l’Être en tant qu’il est manifesté comme un il y a dans l’historialisation de la réalité-humaine ». La vérité apparait donc comme « une hybridation de l’En-soi et du Pour-soi, un ‘’En-soi-pour-soi’’ ; un En-soi-pour-soi, précise-t-il, entendu non pas au sens de la synthèse quasi-métaphysique et inaccessible que constitue la Valeur dans L’Etre et le néant, mais un En-soi-pour-soi effectif et limité dont il faut mettre à jour les ressorts intelligibles ». C’est donc une vérité fondée sur la subjectivité que conçoit Sartre. Il s’agit donc d’une vérité construite suivant un processus donné. Le processus d’élaboration de la vérité Comme l’affirme Sartre, « les conditions d’apparition de l’En-soi sont définies par l’En-soi ». Le Pour-soi n’est donc ici que l’éclairement de l’Etre se dévoilant et ce toujours à partir d’un point de vue qui, selon les mots de Sartre, « se définit objectivement en termes mondains » de telle sorte que toute vérité est vécue et réciproquement tout ce qui est vécu manifeste la vérité. La vérité s’élabore donc dans un processus d’enchevêtrement de l’En-soi et du Pour-soi où l’intuition première se précise et s’affirme au fur et à mesure que les moyens ou fins secondaires s’établissent tout en faisant appel à ce que Sartre nomme la vérité se faisant ou la vérification qui doit être un processus circulaire ou continu. Aussi, l’évidence à laquelle aboutit la vérification, « c’est l’immersion de la fin première abstraite dans ses moyens, ou, ce qui revient au même, la convergenceindubitable de ces moyens vers cette fin ». Par ailleurs, le processus de vérification qui est la réalisation de la fin principale nous conduit à une dialectique de la vérité dans la mesure où la vérification aboutit, soit à une conclusion positive et dans ce cas la forme soudainement constituée dans et par mon opération de vérification n’est plus que cette forme et ne peut plus être défaite puisqu’elle est une « apparition figée de l’Être, autonome, indépendante, une réponse » même si je pourrais indéfiniment réaliser l’opération génératrice, ce qui me rend à la fois créateur et passif ; soit à une conclusion négative et dans le cas échéant il ne reste que « le néant d’une anticipation évanouie qui ne peut se lester d’aucun être ». En outre, Sartre insiste sur le caractère opératoire du rapport s’établissant entre l’en-soi et le pour-soi, car pour lui, « il n’y a pas de jugements synthétiques a priori parce qu’il n’en est pas besoin, vu qu’il n’y a pas de prééminence ontologique de la connaissance ». Il n’est pas question, chez Sartre, de rendre possible, au sens kantien du terme, le rapport en-soi-pour-soi et d’en établir un a priori transcendantal puisque ce rapport est « fait existentiel toujours déjà en acte et ne consiste en rien d’autre que l’opération par laquelle elle se produit ». Mais puisque, Sartre récuse toute vérité hors opération de vérification, il se révèle alors opportun d’étudier les modalités suivant lesquelles se produit cette opération. Les modalités du processus d’élaboration de la vérité Le processus d’élaboration de la vérité s’opère suivant deux modalités majeures à savoir la temporalité intrinsèque de la vérité entendue comme opération et l’inhérence du faux ou de l’erreur à l’opération qui engendre le vrai. Sartre affirme en effet, que « la vérité est temporalisation de l’Être tel qu’il est en tant que l’absolu-sujet lui confère un dévoilement progressif comme nouvelle dimension d’être ». Autrement dit, la vérité étant un processus opérationnel, il existe un temps propre de ce dernier qui est intrinsèquement constitutif de la vérité. En effet, la marque du travail temporel de la vérité réside dans le fait que dans l’opération de la vérité, la fin initiale se modifie au fur et à mesure qu’elle se réalise ; c’est-à-dire que mon travail de réalisation fait que « la fin se détaille par l’être et réagit en détaillant l’être » et au terme du processus de dévoilement s’unifie à l’être. Aussi Sartre affirmera-t-il, que « la vérité n’est pas vraie si elle n’est pas vécue et faite » ; assertion qu’il soutiendra beaucoup plus tard dans L’Idiot de la famille : « la vérité n’est intelligible qu’au terme d’une longue erreur vagabonde ; administrée d’abord, ce n’est qu’une erreur vraie ». En outre, dans l’opération de la vérité, Sartre insiste sur le caractère immanent et indissoluble du vrai et du faux (erreur). Il affirme, en effet que « l’erreur est nécessaire à la vérité parce qu’elle rend la vérité possible. Sans la possibilité de l’erreur, la vérité serait nécessaire. Mais elle ne serait plus vérité alors, (…) ». De plus, l’opération de la vérité étant faite sur fond d’anticipation servant de schème directeur de la vision ; vision par laquelle j’engendre l’objet perçu sur un être d’emprunt, rien n’est moins vrai que la vérité puisque, comme Kant percevoir la ligne, ce soit la tirer, je mime la vision de l’objet. Plus radicalement, on pourrait confondre le moment où l’être vrai se dévoile réellement à une anticipation parfaitement réussie où les fins secondaires (faux-êtres) s’accordent avec le faux-être de la fin initiale. Toutefois, Sartre ne manquera pas de souligner le caractère incessant de la vérification qui permet d’atteindre la vérité. Car, affirme-t-il, « une même construction peut être erreur dans certaines perspectives et pur moment de vérification en cours selon certaines autres. Erreur pour ceux qui l’adoptent sans aller plus loin, (…), vérification pour ceux qui cherchent à aller plus loin ». En définitive, il est à retenir que la vérité ne réside nulle part ailleurs que dans l’opération qui la génère. Cela revient à dire « qu’elle est son temps propre, qu’elle n’est soumise à aucune idéalité préalable, qu’elle n’est promise à aucune synthèse finale (de type hégélien) ; qu’aucune fausseté, corrélativement, n’est purement fausse ». Autrement dit, « il n’y a plus rien, en fait de vérité, que la mobilité d’une vérification perpétuellement remaniée où se réinvente le rapport du vrai et du faux ». Par ailleurs, le sujet peut choisir de suspendre la vérification. Ceci pose donc le problème de la liberté du sujet dans le processus d’élaboration de la vérité. La liberté humaine : fondement de la vérité « Comme la vérité est illumination par un acte et que l’acte est choix, je dois décider la vérité, la vouloir, donc je peux ne pas la vouloir ». Cette affirmation de Sartre montre combien la vérité ne vient au jour que par la liberté du sujet connaissant. Dit autrement, « la vérité, et non pas simplement sa découverte ou sa connaissance, est faite entièrement par nous, n’existe que par et pour nous, et est par conséquent une production complètement humaine ». Plus précisément, la vérité en tant qu’opération s’inscrit dans un projet libre du sujet qui peut s’abstenir de le faire. Ceci fera donc dire à Sartre que « le fondement de la vérité est la liberté ». En effet, comme expliqué par Sartre, tout dévoilement d’être résulte d’un projet tout comme tout projet est un dévoilement ; projet comme choix volontaire du sujet et non contemplation passive. C’est dire donc qu’il ne peut y avoir de connaissance sans liberté. En outre, selon Sartre, la possibilité de renoncer au dévoilement de l’être est inhérente à l’acte même par lequel il y a anticipation sur le dévoilement. Dans le cas contraire, le dévoilement deviendrait une pure nécessité et du coup ne serait plus une connaissance (vérité) d’autant plus que dans la perspective existentialiste sartrienne tout don divin de vérité est à exclure. Par ailleurs, Sartre rappelle qu’autant la vérité suppose la liberté, autant la liberté suppose la vérité. En effet, la vérité appelle la liberté humaine à assumer ses responsabilités vis-à-vis d’elle d’autant plus que le sujet ne peut seulement que décider de ne pas découvrir la vérité qui vient à l’Être par sa liberté mais ne pourrait faire qu’il n’y ait une vérité surgie sur l’Être en même temps que lui. Toutefois, étant donné que, selon Sartre, l’homme est condamné à être libre ; liberté qui appelle sa responsabilité, paradoxalement, il se refuse à cette liberté et alors tente de cacher cette présence à soi afin de se dérober à sa propre responsabilité et ainsi se montre hostile à l’avènement de la vérité. Les attitudes hostiles à la vérité : ignorance et erreur La vérité ayant pour fondement la liberté du sujet connaissant, celui-ci peut ou non la vouloir. Ce refus de la vérité, attitude hostile à celle-ci, est en fait un refus de la compromission synthétique en-soi-pour-soi, une volonté de maintenir une séparation étanche entre l’En-soi et le Pour-soi. Celle-ci est nommée ‘’ignorance’’ par Sartre entendue comme une action visant à empêcher ou à dissimuler un aspect de la vérité ; c’est-à-dire refuser de dévoiler ce qui ne l’est pas, de décider, à propos d’une région de l’Être, de ne pas révéler l’Être ou de ne chercher à ne voir que l’En-soi ou le Pour-soi . Plus précisément, il s’agit dans le projet d’ignorance ou ignorance voulue, d’une part, de se cacher sous la bannière des significations afin de contester la brutalité matérielle de l’Ensoi ; c’est-à-dire son surgissement dans le monde, et d’autre part, de se dissimuler dans l’infraêtre d’une prolifération de phénomènes amorphes et opaques pour se dérober au Pour-soi ; c’est-à-dire à sa facticité. Dit autrement, comme l’affirme Sartre, « l’ignorance suppose trois appréhensions combinées : peur de l’en-soi dévoilé, peur du pour-soi dévoilant et peur de la relation du pour-soi dévoilant à l’en-soi dévoilé ». Par ailleurs, il est à rappeler dans ce projet que l’on passe prestement du refus de l’En-soi au refus du Pour-soi sans jamais les mettre en relation tout en usant plusieurs dimensions de la conscience à savoir la distraction (s’occuper assez autrement pour se soustraire à la vérité) , l’abstraction (adopter une sorte de vague métaphysique de la finitude en considérant la vérité, dans une pure relation d’extériorité indifférente, comme une fatalité, un coup du destin) et la subjectivation (nier la possibilité d’existence de la vérité en la considérant, par exemple, comme fruit de son tempérament exagérément inquiet, afin de ne pas lui conférer une réalité). En plus de ces modes de comportements négatifs vis-à-vis de la vérité, nous pouvons ajouter l’innocence comme choix de ne pas être responsable du monde ; la contemplation passive d’une vérité déjà constituée avant nous ou vérité donnée et où le rapport vérité-liberté-action de dévoilement est rompu ; le savoir abstrait où la valeur révélante fondamentale de l’intuition est récusée par des raisonnements ou discours externes à la conscience. Il est donc plus qu’évident que le projet d’ignorance est une négation de la vérité, un refus d’être libre, une peur de l’Être. En outre, comme le souligne Sartre, le projet d’ignorance est dans une certaine mesure un mode de connaissance puisque la volonté d’ignorer l’être suppose que ce dernier est connaissable. D’où ce que Sartre appellera les ignorances nécessaires ou intrinsèques au déploiement de tout projet de dévoilement ou vérité. En effet, l’ignorance est d’une part le point de départ de tout projet de dévoilement (vérité) et d’autre part toute vérité est toujours bordée par l’ignorance. L’ignorance est conc constitutive à la vérité, constituant l’humus, la condition et le milieu d’où la vérité tire son origine et qui en elle se trouve dépassée comme sa temporalisation ; mais aussi sa finitude, sa force d’ombre et non comme obstacle rédhibitoire à son exercice puisqu’elle se temporalisera et passera de son statut d’ignorance à celui de connaissance. Par ailleurs, au nombre des attitudes hostiles, Sartre évoquera aussi l’erreur entendue ici, non pas comme ce qui rend la vérité possible, mais comme arrêt du processus de vérification au bout duquel la vérité surgit, instant prolongé, passivité se faisant conditionner du dehors. Ainsi donc, entrainant une certaine passivité, l’erreur nie la liberté humaine qui constitue l’essence même de l’homme et le fondement de la vérité et par conséquent détruit la vérité. L’erreur comme attitude hostile à la vérité entraine donc sa ‘’mort’’ d’autant plus qu’elle n’est plus vécue comme opération. Cependant, étant donné que le surgissement de la vérité coïncide avec celui de la réalité humaine et de l’histoire et du moment où les individus entretiennent des rapports mutuels ce qui fait que chacun est en rapport avec la vérité des autres, alors se pose la question du rôle de la vérité dans l’intersubjectivité des existants surtout pour l’époque contemporaine gagnée par un certain individualisme. Le rôle de la vérité dans l’intersubjectivité des existants Selon Sartre, pour que la vérité soit véritablement telle, il faut que le projet de dévoilement aboutisse à un don pour l’autre. En effet, on ne voit et ne juge que pour l’autre ou à partir de ce que l’autre a vu ; vue et jugement s'enchevêtrant évidemment bien que se distiguant. Ce qui revient à dire que la vérité comprend l'intersubjectivité. La vérité se situe donc dans un incessant don réciproque de processus de vérification. Cela voudrait donc signifier que la vérité est à la fois dévoilement et don à l'autre, don qui l’éclaire, mais selon sa subjectivité propre, les circonstances historiques, etc., toutes choses dont je ne suis pas garant ; elle aura des conséquences que je ne pourrai pas contrôler. Dit autrement, ma vérité sera englobée et périmée par la vérité future. Par ailleurs, il se pose la question de savoir comment se ferait ce don, cette transmission de la vérité. Aussi, pour résoudre ce questionnement, Sartre affirme qu’il s’agira d’inviter l’autre à voir ma vision personnelle tout en la dépassant afin d’en faire sa vision personnelle. Et puisque, l’autre voit ma vision à travers un autre système de vérité, ma vérité devient en fait limitée de l’extérieur et du coup n’est plus que ma vérité bien que la présence des autres n’ajoute rien à ma vision. En définitive, il parait bien évident que Sartre s’est occupé à construire une théorie ontologique de la vérité car comme il l’affirme « vouloir la vérité (…), c’est préférer l’Être à tout ». Ceci implique donc une certaine volonté du sujet faisant par conséquent appel à une certaine morale. Sartre affirme, en effet, qu’il n’y a pas « une vérité de la conscience (de) soi mais une morale, en ce sens qu’elle est choix et existence qui se donne des règles dans et par son existence pour exister ». La vérité entendue comme projet vérifiant, donc choix de poursuivre indéfiniment la vérification, selon Sartre, « suppose nécessairement un goût d’être » ; goût ne cherchant à rien dissimuler ou éviter. Aussi, ce projet dévoilant rend l’homme responsable du monde puisque celuici est tiré de la nuit de l’être et acquiert une nouvelle dimension par l’acte de dévoilement de l’homme qui n’existe que pour cela ; acte de dévoilement qui lui procure jouissance qui est précisément une « irritante et voluptueuse proximité sans distance du Pour-soi à ce qui n’est pas soi». C’est justement pour cela que Sartre invite à « aimer le vrai » même le plus gênant, de « préférer l’Être à tout, même sous une forme catastrophique, simplement parce qu’il est ». En effet, il est absurde de vouloir ignorer la vérité qui se retrouve intrinsèquement liée à tous nos projets quels qu’ils soient en ce sens que tôt ou tard la réalité s’imposerait à nous: « on ne saurait se soustraire à la force et à la lumière de la vérité, même s’il arrive que la vérité reste occultée à ceux qui mènent leur vie dans la dissimulation ». La théorie sartrienne de la vérité implique donc une éthique individuelle ; éthique comme conformité de l’action du sujet à sa propre vision des choses et où le seul devoir est d’aller jusqu’au bout de soi-même. Ainsi, se justifie, comme l’affirme Sartre, la formule à « chacun sa vérité (...) car chacun se définit par la vérité qu’il dévoile » ; formule motivant dans une certaine le relativisme contemporain. Approche critique de la théorie sartrienne de la vérité La théorie sartrienne de la vérité peut être qualifiée d’« épistémologie de la face d’ombre ». Car Sartre ne fait pas une description précise de ce qu’est la vérité ni ne donne aucun aperçu de ce en quoi consiste le processus de vérification ; ou du moins, le fait-il par négation quand il expose avec beaucoup d’extension les comportements négatifs vis-à-vis de la vérité notamment l’ignorance. Par ailleurs, étant donné que Sartre conçoit la vérité comme opération, l’épreuve rationnelle de la vérité s’identifie donc pour lui à la rencontre du réel dans la praxis. Dit autrement, c’est à une sorte de pragmatisme de la vérité que nous mène la théorie sartrienne de la vérité. Dans de telle condition, il n’existerait pas de vérités absolues sur lesquelles l’homme fonderait son existence et donc se choisirait un horizon de sens qui l’arrangerait même si cet horizon est préjudiciable pour autrui qui, pour Sartre, est un objet dans la mesure où ce dernier « fait partie de l’en-soi, c’est-à-dire fait partie de ce donné de fait, brut, contre lequel nous venons nous heurter ». Ceci se justifie davantage en ce sens que la liberté sur laquelle se fonde la vérité selon Sartre, n’a, d’après lui, de limite qu’elle-même et est créatrice de valeurs. En ce sens « la fidélité envers soi-même et envers l’idéal librement choisi est la seule loi » de l’homme. En d’autres termes, pour Sartre, « ce qui importe c’est seulement l’engagement, quel qu’il soit, à condition qu’il soit sincère, assumé en pleine liberté de conscience. Dans ce cas, il n’existe aucun principe ou critère [vérité] universel en fonction duquel on peut apprécier le degré de moralité de nos actes. Au fond, soutient Sartre, toutes les activités humaines sont équivalentes ». Ainsi donc, puisqu’il n’y a pas de vérités absolues et par conséquent de « lois morales universelles et obligatoires, ni de valeurs qui ne soient créées par le choix de l’individu, alors Sartre prône ostensiblement une doctrine de l’individualisme atomique ». Aussi faudra-t-il, contre Sartre, soutenir qu’être libre, signifie savoir se rendre, se soumettre soi-même à la vérité et non soumettre la vérité à soi-même, a ses propres velléités, à ses propres intérêts, à sa propre situation ; condition pour que l’homme puisse atteindre la vérité absolue et qui lui procurera la jouissance. De plus, bien qu’il reconnaisse l’existence d’une vérité universelle, Sartre pense qu’elle ne peut être communiquée mais plutôt être l’objet d’une invitation. Il affirme, en effet, que « la vérité universelle est un pur énoncé abstrait, c’est-à-dire le pur index d’une possibilité permanente et valable pour tous de réaliser librement un certain dévoilement ». Mais, étant donné que nous avons chacun une histoire personnelle différente de celle des autres, le dévoilement qui, pour Sartre, est vrai dans un sens absolu, ne peut alors être le même pour tous même s’il porte sur le même objet. Ceci étant, nous nous retrouvons dans une situation de pluralisme du vrai ; situation qui ne favoriserait nullement le vivre ensemble suivant un horizon commun. Aussi, serait-il important d’examiner ce critère de la vérité posé par Sartre afin d’en juger la validité. Sartre affirme, en effet, sur la question du critère de la vérité qu’il n’y a « aucun doute là-dessus : c’est l’Être comme présence » ; présence qui signifie la vision directe, individuelle et absolue de l’être dévoilé dans la mesure où « tout part de la vue et aboutit à la vue (intuition) » mais, cette expérience personnelle n’est nullement « un épiphénomène non révélateur et purement subjectif » d’autant plus que le dévoilement s’opère par le sujet inséré dans un monde et « en rapport avec un certain horizon de valeurs, de fins et de significations ». Cependant, étant donné que le dévoilement se fait à partir de la vision du sujet, il se pose alors la difficulté de distinguer ce qui relève du subjectif c’est-à-dire appartenant à la vision elle-même, de ce qui est objectif c’est-à-dire relevant de l’être lui-même. Dit autrement, notre vison étant affectée par la relativité de notre regard sur le monde et vu l’opacité de notre parler du monde, ce qui provient de notre opération de dévoilement parait alors assez subjectif même si ceci pourrait révéler l’être en lui-même. Mais malgré cette grande part de subjectivité qui se laisse entrevoir dans le processus de dévoilement, cette question semble ne pas être essentielle pour Sartre. Par conséquent, la théorie sartrienne de la vérité se présente tantôt comme un réalisme absolu (l’objet est là et attend son dévoilement par le sujet), tantôt comme un intuitionnisme absolu (l’objet est vu directement et immédiatement par le sujet) et tantôt comme un subjectivisme absolu (l’objet se confond à l’intuition personnelle du sujet c’est-à-dire à sa conscience). En outre, il ne serait pas inutile de se demander ce qui advient de l’opposition radicale qui caractérise les rapports de l’en-soi et du pour-soi telle que développée dans l’ontologie sartrienne puisque Sartre définit la vérité en terme d’en-soi-pour-soi, c’est-à-dire comme une hybridation, une compromission synthétique entre l’en-soi et le pour soi. Une telle problématique nous ramène à la question de la teneur opératoire de cette hybridation suivant laquelle l’en-soi et le pour-soi sont mis en rapport par Sartre dans le processus opératoire de la vérité. Et en essayant d’y répondre on se rend compte que la vérité, comme toute synthèse dans la perspective sartrienne, est une qualité absolue du rapport entre l’en-soi et le pour-soi mais fragile et nécessitant une incessante réinvention et n’est telle que dans la variation de l’équilibre entre ce qui est (être) et ce qui n’est pas (néant) et dans l’invention des cohérences où se décide perpétuellement de ces derniers. C’est dire donc, comme l’affirme Jaspers, que « l’unicité et la pluralité de la vérité s’accordent vers la Vérité, totale et définitive, qui reste impossible à atteindre ». Par ailleurs, puisque la vérité revêt un sens ontique, il faudra, dans un dépassement de la perspective sartrienne, éduquer l’homme à un juste exercice de sa liberté ayant son fondement dans la Vérité (Dieu) et ce pour son plein épanouissement et son accomplissement. Il s’agira, en effet, d’apprendre à l’homme, dans l’exercice de sa liberté responsable, « non seulement à servir la vérité, mais à la servir en vérité », de le conduire « dans une expérience personnelle de la joie de la découverte, de la révélation, du bonheur, de la beauté, de la vérité qui se cache et se dévoile ». Car l’essence de la vérité n'est atteinte qu’au terme d’un processus qui se révèle être l’essence de l’éducation par le fait qu’il conduit l’étant hors des chaines de la caverne sur les chemins de l’existence vers l’horizon libre de la vérité. Et comme le souligne Nietzsche, « la « vérité », la recherche de la vérité, ce sont là choses délicates ; et si l’homme s’y prend d’une façon humaine, trop humaine (…), je parie qu’il ne trouvera rien ». Au terme, il faut soutenir que l’homme n’est pas la source de la vérité, mais il la découvre en lui-même et doit s’ouvrir à celle-ci et l’accueillir. K. Michaël Lionel AKUESON