Le pluralisme éthique, une
chance ou une menace pour la bioéthique ?
Aujourd’hui
tout ce qui concerne l’humain constitue le centre des interrogations humaines.
Et qui parle d’humain, envisage aussi sa survie comme espèce dans l’univers
parcellaire. Ainsi tout ce qui peut toucher à sa santé mais aussi à son
épanouissement en tant qu’être dans cet univers est une préoccupation de tout
temps et de tout espace. Ce qui peut parfois poser problème, est que chaque
humain ne possède pas la même conception d’humanité quand bien même l’essence de la
réalité en elle-même reste invariable. Des conceptions peuvent avoir des points
d’intercession. Et comme les humains restent les seuls créateurs et faiseurs
des lois, une conception consensuelle implicite ou explicite
d’ « humanité » peut être fondatrice dans l’ébauche de telle ou
telle loi devant régir la vie en société. En témoigne ainsi les diverses
variabilités pour cerner la notion d’humanité qui demeure invariable. Si la
notion d’humanité reste invariable, comment avoir l’assurance que lors des
débats menant à la législation dans le cadre de la survie de l’humain, que les
forces en présence sacrifieront au bien dans les prises de décision ? Vu
que malgré l’invariabilité de la notion d’humanité, les conceptions peuvent
variées à cause de la différence qui peut subsister entre les hommes. La
pluralité ou le pluralisme des individus serait-il une menace pour des buts de
facilitation de consensus ? Parce qu’en venir à une conception unique de
tout ce qui concerne l’humain serait impossible ? Ou faudrait-il conserver
pluralisme et même encourager, nécessiter son expertise en vue de mieux se
rapprocher ou de découvrir à nouveaux la notion d’humanité qui elle reste
invariable surtout lors des questions qui engagent la survie de notre
espèce ?
Il
est pertinent de reconnaître ici que malgré que certaines situations humaines
soient à des intercessions, elles se renouvellent sous de nouveaux jours qui
n’étaient ceux antérieurs. Et ceci pourrait justifier le regard neuf dont il
faut se revêtir pour aborder de nouvelles situations qui se présentent dans le
temps et l’espace. Mais aussi, il faut reconnaître qu’une situation nouvelle
après observation doit nécessairement faire appel à un « connu » ou
« vu » afin d’enrichir des résultats connus. En bioéthique, science qu’on
n’oserait qualifier de nouvelle, se situe à de nombreux croisements de bien
d’autres, opère pareille démarche. Ceci pour conserver les arcanes de sa
vocation première : celle d’œuvre pour le respect de la dignité de
l’humain. Cette vocation fait appel à des connaissances anciennes dans une
situation d’espèce nouvelle pourrait paraître être comme avoir de l’a priori,
cependant, il faut se rendre compte de la causalité ambiante dans l’univers.
Les mêmes causes pourraient être sources de mêmes effets. On pourrait s’être
trompé en observant un objet parce que resté loin pour le regarder. Toujours
est-il qu’on se rapprocherait de la réalité que cet objet est en allant plus
amplement vers lui. Cette allégorie justifie de l’ouverture qu’on devrait avoir
en matière de construction du vrai quand bien même certaines réalités restent
immuables et résistent encore à l’esprit humain encore en construction. Il ne
faudrait se décourager car la nature de la pensée est de sonder même ce qui la
dépasse. C’est l’ouverture (construction du vrai, du bien en bioéthique) que
nous apportons d’ailleurs dans nos recherches publiées dans l’ouvrage ‘’Bioéthique
et Pluralisme éthique, réflexions à partir de Hugo Tristram Englehardt’’
paru aux Editions Edilivre en 2019.
Pour
Engelhardt quand il s’agit de débats en bioéthique, il faut battre en brèche
tout préconçu. Et l’efficacité du débat en dépendrait. Mais nous pensons qu’il
faut être très nuancé à ce sujet vu que la langue dans laquelle se déroule un
débat est déjà à elle seule, un a priori. Et on ne pense jamais de nulle part.
A croire que la mise à jour du cerveau ne conserve pas les souvenir de son
existence, de tout ce qui le fait et l’a fait. Il est vrai qu’avec la
distinction des secteurs, Engelhardt fait preuve de neutralité. La position
laïque qu’il adopte et qu’il entend défendre est d’ailleurs celui en branle
dans nos sociétés actuelles. Pourrait-on baser toutes nos intentions du monde
sur une neutralité à tout point de vue ? Alors qu’aucun débat n’est tout à
fait neutre.
Cette prétention de neutralité nous a irrémédiablement livré au relativisme moral, au repli communautaire dans une société éclatée, à la fin de l’universel. Ce qui fait que dans un contexte pluraliste comme le nôtre, la tentative de construire une philosophie de la médecine pourrait devenir une entreprise utopiste. C’est ce qui manifeste d’ailleurs le doute Hubert Doucet. Y aurait-il un moyen de concilier la morale de vérité absolue chrétienne avec l’éthique contemporaine, pour une éthique biomédicale plus soucieuse du bien véritable de l’homme ?
Position laïque comme source de législation et valeur morale contemporaine
Dans
les sociétés démocratiques, toute intervention à caractère sociale semble être
dominée par le droit positif qui doit être le fruit d’un consensus social. Et
on se demande si l’éthique serait toujours subordonnée au vote démocratique de
lois ou si ces dernières ne s’inspireraient pas plutôt de l’éthique. Mais
alors, qui définit l’éthique en matière de vie humaine ? La conscience
individuelle, le peuple unanime ou l’utilité certaine et exubérante des
sciences et de la technique ? Il est important de diagnostiquer de près
les rapports enchevêtrés entre les mœurs (c’est-à-dire coutume, ce que tout le
monde fait), la morale (ce qu’il est bien de faire) et la loi qui veut
légiférer les mœurs en s’en inspirant. C’est un trinôme souvent en heurt. Les
mœurs constituent un ensemble de pratiques souvent irréfléchies à chérir et à
transmettre au sein d’un groupe social et qui amène parfois à avoir une force
normative : tout le monde fait ceci,
donc c’est permis et c’est bon. Le constat est tel que, dans les sociétés
conformistes contemporaines, les mœurs se trouvent ainsi confrontées avec le
droit et la morale. La morale influence ce qu’il est bien de faire. Elle
signifie ce que devrait accomplir un être humain pour son épanouissement et son
bien véritable et profond, dans le cadre de ses relations avec ses semblables,
avec lui-même et son environnement.
Le
conflit au cœur du trinôme intervient de nos jours surtout quand les sociétés
actuelles veulent codifier les mœurs ou leur assimiler la morale. Est-ce, par
exemple, parce que presque tout le monde rencontre des grossesses non désirées
et pratique l’avortement qu’il faut donc le légaliser, puis chercher des
arguments pour justifier en plus qu’il est moralement bon ? (Les Etats-Unis
semblent revenir sur la question de l’arrêt historique Roe c. de 1973, depuis
l’avènement-Trump). De fait, à quoi sert la législation ? Elle vise avant tout
à assurer la coexistence pacifique des individus d’une société, dans le respect
des droits de chacun, particulièrement le droit à la vie, aux différentes
libertés civiles, à l’intégrité physique et psychique dans le respect de la
dignité de sa personne. Elle établit le cadre d’expression et de jouissance
protégée de ces droits, en visant surtout à promouvoir et défendre les valeurs
qui servent de fondement à la société et qui lui permettent de survivre, de
perdurer et de se construire.
Pour fonder la législation, trois courants se proposent : le courant positiviste (légifération en faveur des mœurs ou de l’opinion public), le courant naturaliste (rattache le droit à la morale), le courant humaniste (complémentarité entre le droit et la morale). Cependant, en matière de bioéthique, il n’y a pas de législation sans un horizon de valeurs morales promouvant le respect de la dignité de l’homme. Ici, la législation doit être encore plus réfléchie, sensée et équilibrée, au service de l’homme d’aujourd’hui et de toujours.
Position religieuse au regard porté sur la démocratie et la bioéthique
contemporaine
L’idée
de démocratie qui remonte à Rousseau et Montesquieu, repose sur le principe
selon lequel la vie politique est organisée de telle sorte que les
destinataires ou sociétaires du droit puissent en même temps en être l’auteur.
L'État est l'association volontaire de citoyens libres et égaux qui règlent
leur vie en commun de façon légitime. Ainsi tout acte conforme au droit est non
seulement licite ou légal, mais encore parfois obligatoire, sans considérer que
des libertés individuelles pourraient tout aussi ‘‘légitimement’’ s’en
émanciper en fonction des convictions qui les meuvent. Le légal, le licite,
est-il toujours valable ? Comment les destinataires du droit pourraient-ils en
être l’auteur sans consensus ? Le consensus que porte la voix de la majorité
reflète-t-il toujours l’aspiration de tous au bien véritable ? En face de
situations réclamant des dispositions d’ordre éthique ou moral, doit-on
simplement se contenter de voter pour ou contre une loi, si cette dernière
piétine des valeurs humaines indiscutables ? La voix de la majorité peut-elle
toujours indiquer la voie du bien de tous, dans nos sociétés où les mœurs
communes – parfois loin de la morale – ont tendance à réclamer un statut
normatif ?
Jürgen
Habermas a relevé les impasses de la modernité dans nos sociétés modernes
d’aujourd’hui, avec le constat que la raison a cessé d'avoir son siège dans
l'histoire, ce dont nos démocraties, soumises aux impératifs des nouveaux
pouvoirs économiques et idéologiques, sont malheureusement le théâtre. Pour
Habermas la démocratie ne peut se passer de la raison procédurale, de même que
d’une autocritique de la raison qu’est l’activité communicationnelle qu’il pose
comme condition et origine du droit dans notre société, et qui permet, entre
autres, la compréhension intersubjective grâce à laquelle sont définies les
normes sociales, les valeurs, rôles nécessaires à toute communauté. C’est dans
ce contexte que les questions du droit et de la démocratie prennent toutes
leurs mesures. Pour réduire l’écart entre droit et morale, il va falloir, selon
Habermas, redéfinir le concept normatif de politique délibérative et réinventer
ou refonder un nouveau paradigme procédural du droit dans nos sociétés à bout
de souffle. Pour lui, il faut une nouvelle façon de comprendre la démocratie
qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes et du rôle des médias[1].
Les médias sont, certes, un pouvoir qu'il faut contrôler mais ils permettent
aussi la communication simultanée d'une multitude de personnes qui ne se
connaissent pas. L'espace politique doit pouvoir intégrer les voix marginales,
être réceptif au monde du vécu privé. Pour cela, il ne s'agit pas de s'orienter
vers l'intérêt général en citoyen vertueux ni de s'aligner sur le modèle du
marché. Les États doivent parvenir à un accord sur la façon dont ils veulent
comprendre ce qu'ils ont déclaré en commun être ‘‘les droits de l'homme’’.
Toutefois, les droits de l’homme sont-ils les droits de quelques-uns, des plus
riches ou des plus nombreux ? Bien plus, suffit-il simplement d’intégrer, par
voie procédurale, la voix des marginalisés, dans le souci de combattre toute
‘‘discrimination’’, pour obtenir une démocratie au service de la vie ? La peur
nouvelle d’être accusé pour discrimination n’autorise-t-elle pas un nivellement
moral par le bas en normalisant l’anormal, quand on tient à satisfaire des
soi-disant marginalisés ? De fait, en supprimant progressivement le rapport
intrinsèque entre droit et valeur, certaines démocraties, au nom d’un
positivisme juridique[2],
se développent sans référence à des valeurs fondamentales constitutives de
toute société ; ce qui laisse libre cours à des idéologies qui se transforment à leur tour en totalitarisme.
Déjà au début du XXème siècle, Jacques Maritain appelait vivement à intégrer les valeurs chrétiennes à la démocratie. Il ne s’agit pas, disait-il, de trouver un nom nouveau pour la démocratie, mais de découvrir sa véritable essence et de la réaliser. Il s’agit de passer de la démocratie bourgeoise, desséchée par ses hypocrisies et par manque de sève évangélique, à une démocratie humaine ; de la démocratie manquée à la démocratie réelle[3]. A sa suite, dans ‘’Evangelium Vitae’’, Jean-Paul II clarifie que la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu'elle incarne et promeut : sont certainement fondamentaux et indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du "bien commun" comme fin et comme critère régulateur de la vie politique[4]. L’éthique biomédicale a plutôt besoin de cette démocratie réelle et humanisée qui mette la science et la technique effectivement au service de l’homme intégral qui, tout en obéissant à la loi civile, ne se trouve nullement dérangé par sa conscience.
Loi civile et conscience individuelle
La
loi civile constitue la charte selon laquelle se conduisent les citoyens d’une
société. En contexte démocratique, elle est définie par le peuple pour
lui-même, à travers l’organe étatique. Toutefois le revers de la démocratie se
dénonce lui-même parfois malheureusement dans la manifestation en son sein d’un
totalitarisme tacite, de la tyrannie de quelques-uns qui veulent décider du
sort de tous les autres. Certes, on ne légifère pas pour les exceptions,
celles-ci étant prises en compte par la jurisprudence. Mais, de nos jours
parfois, la vérité et la valeur ne se rencontrent-elles pas plutôt auprès des
exceptions individuelles ? Quand nous parlons de conscience individuelle, nous
parlons du lieu, du moment et du cadre de connaissance et de reconnaissance de
la valeur morale d’une action déterminée, valeur morale qui se réfère aux
références propres au sujet, surtout quand ces dernières se rapportent à la loi
naturelle. Comme le précise ‘’Evangelium Vitae’’ cité
précédemment, la loi naturelle est une loi morale objective inscrite dans le
cœur de l’homme et doit servir de référence à toute loi civile. Elio Sgreccia
définit la loi morale naturelle ‘‘comme
un ensemble de principes moraux généraux que la raison naturelle de l’homme
trouve spontanément à partir de sa propre façon d’être, de sa propre nature.
C’est une loi universelle et immuable, tout comme la nature humaine elle-même.’’[5]
Avec cette lumière naturelle, la conscience est en mesure de porter sur tout
droit un regard critique.
Thomas d’Aquin avait déjà relevé que le droit ne peut pas couvrir toute la sphère de la morale. C’est pourquoi normalement, la loi ne peut pas être à la base de la morale, mais en reconnaitre les instances. On n’irait pas jusqu’à souhaiter l’existence ou la mise en place d’un État éthique constitutif du bien ou du mal. Toutefois, la loi doit protéger certaines valeurs fondamentales, nécessaires et indispensables pour garantir le bien commun. Et lorsqu’une loi ne protège pas un bien essentiel à la société et au bien commun, cette loi n’est plus une loi, elle doit être refusée et elle peut faire l’objet d’une ‘‘objection de conscience’’. L’objection de conscience est la possibilité de dire ‘‘non’’ à une disposition légale, au nom de sa conscience. Elle est fondée sur la liberté inviolable de la conscience humaine : nul ne doit agir contre sa conscience. À partir donc du moment où certaines lois reconnaissent cette objection – dans le cadre par exemple de l’obligation du service militaire – il n’y a plus de ‘‘désobéissance civile’’ quand quelqu’un recourt à l’objection de conscience pour se soustraire à certaines obligations. Ce qui est acquis dans le monde militaire, doit l’être également dans le monde du corps médical où des médecins ou des patients peuvent rejeter des propositions allant dans le sens de l’avortement, de l’euthanasie ou de la stérilisation, sans rien avoir à craindre. Jean-Paul II insiste là-dessus : « Ceux qui recourent à l'objection de conscience doivent être exempts non seulement de sanctions pénales, mais encore de quelque dommage que ce soit sur le plan légal, disciplinaire, économique ou professionnel. »[6] Au-delà de tout, l’avis de bioéthiciens sur la polémique ne serait être de trop ici dans la résolution du débat.
Est-elle d’inspiration hétéronomique ? La bioéthique risque d’être irrecevable dans des sociétés pluralistes allergiques au dogmatisme, à la prétention universaliste et essentialiste. Est-elle d’inspiration autonomique ? Elle s’aventure alors dans le nihilisme et dans le relativisme moral au gré de solutions procédurales, de la tyrannie du consensus et du vote de la majorité. Mais pour Paul Valadier, ce relativisme ne doit pas être une fatalité. Marie Hélène Parizeau trouve même que c’est ce nihilisme qui motive la constitution nécessaire d’une bioéthique. Au regard de cette absence de fondement ou de théorie morale unificatrice, Tristram Engelhardt tente, pour sa part, de fonder la bioéthique sur deux principes sur lesquels nous reviendrons, celui de l’autonomie et celui de la bienfaisance[7]. Quant à elle, la morale chrétienne associe une vision fondamentalement hétéronomique de l’homme créé à l’image de Dieu et recevant de lui la norme morale, et une morale déontologique, non conséquentialiste, définie par des principes fermes, absolus, universels et intemporels, découlant de leur origine divine. Elle a même introduit, dès le XIIe siècle, une démarche téléologique dans son approche, au nom de la compassion et de la miséricorde de Dieu : la casuistique. Tout cela semble plus ouvert à toutes les tendances, tout en purifiant l’autonomie du danger du relativisme nihiliste. Il s’agit donc, avec l’inspiration chrétienne, tout en restant dans le cadre philosophique et critique sans complaisance, d’une morale déontologique sans absolutisation du ‘‘je’’ émancipé.
Synthèse des approches et Issue du problème
En
luttant pour la sauvegarde de la vie humaine naturelle, avec une méthode
pluridisciplinaire basée sur l’anthropologie, la bioéthique vise, après tout,
comme finalité, l’interpellation adressée à la conscience humaine de traiter
l’homme comme un sujet et non comme un objet. Toute investigation bioéthique
aboutit à la réaffirmation de la dignité de la personne humaine. Nous le
comprenons mieux, en nous rappelant le contexte socio-culturel qui a présidé à
la naissance de cette science nouvelle. À partir des années 60, on ne faisait
plus confiance absolue au seul médecin détenteur de toute la science sur la
santé publique et individuelle. Cela est dû à l’envahissement de la médecine
dans les médias ou la médiatisation des avancées en techniques biomédicales, au
pluralisme culturel et à la mobilité sociale. De plus, le rapport
médecin-patient a grandement changé : le traitement est devenu plus impersonnel
et plus fragmentaire ; le patient ne rencontre plus une seule personne qui
prend soin de lui, mais il est pris en charge par une équipe pluridisciplinaire
de spécialistes, chacun s’intéressant au domaine propre de sa spécialité et se
bornant à l’aspect purement scientifique des soins appropriés à une maladie,
plutôt que d’entrer en relation avec une personne concrète à soigner. Dans un
tel contexte doublé de la revendication excessive des droits de la femme, du
recours à la contraception et à l’avortement, le glissement vers la réification
du corps humain est tout simple. D’où la finalité de la bioéthique : traiter
l’homme tout entier non pas comme un objet, mais comme un sujet. « Agis de telle sorte que tu traites
l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre,
toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »[8].
Le problème
du rapport entre corps-objet et corps-sujet est l’un des problèmes principaux
qui se posent dès que l’on cherche à réfléchir sur le corps humain, la personne
ne pouvant jamais, à la fois, se distinguer entièrement de son être corporel ou
s’identifier complètement à lui. Il va falloir dépasser le dualisme platonicien
ou même cartésien, et aborder le problème du point de vue phénoménologique. Si
la phénoménologie représente un tournant dans la considération philosophique du
statut du corps, c’est en tant que cette méthode d’analyse et de description
des phénomènes comme la définit Edith STEIN, qui ne cède pas à l’approche
dualiste entre l’esprit et le corps. La phénoménologie insiste sur le fait que
le corps engage toute la personne. Chacun existe comme corps animé, mais le
corps n’est jamais seulement un corps-objet (Körper), c’est-à-dire un corps
organique étudié par la science, mais aussi un corps-sujet (Leib), c’est-à-dire
un corps physique et propre à chaque personne.
Pour
Maria Michela Marzano Parisoli, ce ‘‘qu’il
y a d’unique dans un corps humain c’est, en effet, qu’il est l’incarnation
d’une personne : il est le lieu où naissent et se manifestent nos désirs, nos
sensations et nos émotions ; il est le moyen par lequel nous pouvons démontrer
quelle sorte d’êtres moraux nous sommes’’. C’est ainsi que l’on comprend
mieux la relation corps-personne. Celle-ci ‘‘peut être qualifiée comme un
rapport de possession ontologique : une relation interne et particulière qui
signifie que, parmi les conditions qui font que je suis la personne que je
suis, il se trouve que je suis constitué de ce corps et non pas d’un autre.’’[9] Dans une telle perspective, en
approchant la personne humaine, même pour son bien, on ne saurait la traiter
comme un objet manipulable. Il est une ‘‘substance individuelle de nature
raisonnable’’[10],
et donc un sujet de droits inaliénables dont la défense dépasse le seul cadre
de leur expression dans l’individualité. On peut le retrouver aussi chez
Merleau-Ponty.
Maurice
Merleau-Ponty est l’une des images phénoménologiques qui ont développé après
Heidegger, une nouvelle approche du phénomène. Dans la Phénoménologie de la perception, le corps est un a
priori. Ce qui signifierait que le corps est « ce par quoi »,
on réalise la présence au monde. Et aussi ce
par quoi le monde est accessible à l’inspection de l’homme. Un lien
s’établit alors entre le monde et le corps-humain. Et il devient derechef, le
lieu du ressentir terrestre. Pour Merleau-Ponty, le corps habite le monde.
Ainsi c’est sur les manifestations de ce corps qu’il faudrait pencher
l’attention afin de lui faire correspondre ce qui lui irait de mieux. La
bioéthique alors tout en conseillant de traiter l’homme une fin et non comme un
moyen, sacrifie, à cette approche de la phénoménalité de ce corps qui habite le
monde. Car le problème du corps comme
médiation et ouverture au monde, a trouvé une esquisse de résolution au niveau,
où l’on entend considérer le corps par la perception et le sensible[11].
En
définitive, la bioéthique est une science de la vie qui déjà, prend en compte
le caractère phénoménologique de l’être humain. Car lorsqu’on s’entend prendre
soin du corps, c’est aussi faire allusion que ce corps ne se manifeste que dans
un quotidien où il engage toute sa personne. Et quand ce corps en vient à
tomber malade, il faut voir là encore, le cadre de sa manifestation. Le corps
est condamné à se manifester. C’est son essence d’être.
Pour
conclure ce parcours de réflexions sur la légitimité de la bioéthique dans un
contexte de pluralisme éthique, la maxime kantienne sur la dignité de la
personne humaine vient bien à propos : «
Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais
simplement comme un moyen »[12].
La bioéthique insiste énergiquement sur le fait que la personne humaine ne doit
jamais être traitée comme un moyen. Le modèle éthique d’inspiration
personnaliste semble le mieux indiqué pour fonder la bioéthique, car il se
trouve en conformité avec les Conventions et Déclarations des droits de la
personne, telles qu’elles se sont développées au cours des soixante-dix
dernières années. Le terme ‘‘personnalisme’’ fut employé pour la première fois,
en 1903, par le philosophe Charles Renouvier, dans son ouvrage Le
Personnalisme, à la suite de Kant qui défendait l'éminente dignité de la
personne humaine. Mais c’est avec Emmanuel Mounier que le statut philosophique
du personnalisme se précisa, dans les années 1930, avec la publication du
Manifeste au service du personnalisme (1936).
Le
personnalisme, à sa genèse, se caractérisait par deux refus : le refus du
libéralisme individualiste, relativiste, matérialiste et nihiliste, puis le
refus du communisme totalitaire et du fascisme qui tendaient à broyer
l’individu dans la machine étatiste, faisant prévaloir la collectivité sur la
personne qui devrait avoir la primauté. Or, chaque personne est une liberté
engagée dans le monde et parmi les autres hommes, pour incarner des valeurs
éternelles dans des situations particulières et temporelles au cœur de
relations communautaires qui l’ouvrent sur la transcendance. En effet, la
conception personnaliste de l’homme dans ses rapports avec la nature et la
société, l’ouvre nécessairement sur ce qui dépasse l’immédiat, le matériel, le
rentable, le profit, c’est-à-dire sur ce qui transcende la personne tout en
constituant son horizon existentiel. Et c’est précisément là que se joue
l’enjeu de la bioéthique. Et ce dont doit prendre conscience nos sociétés
actuelles. La sécularisation qui procure
autonomie ne serait pas condamnable mais aurait laissé place au sécularisme
idéologique où la fin justifierait les moyens. Nous ne préconisons guère un
retour à une éthique hétéronomique. Mais simplement que ce néokantisme qu’on y
décèle, se fasse plus humaniste, où la sagesse tragique laisserait place à
celle pratique. Celle qui prend en compte chaque histoire humaine et en
reconnaît sa juste place et la valeur de la dignité humaine. Qu’entendre ici
par sagesse tragique et sagesse pratique. C’est avec Paul Ricœur, dans ‘’Soi-même comme un autre’’, que l’on peut
entrer pleinement dans l’intelligibilité de ces termes. En effet, Ricoeur
s’ouvre à d’autres perspectives dans la gestion de conflits même quand des
questions bioéthiques peuvent être engagées dans le débat démocratique. Pour
lui, ni les rationalités argumentatives de John Rawls et de Jürgen Habermas et
en dernier lieu, ni la visée de la bienfaisance et de l’autonomie de Tristram
Engelhardt, ne sauraient résoudre certaines questions existentielles. Pour cela
il s’ouvre à d’autres horizons beaucoup plus concrètes que celles de la
spéculation philosophique.
La
sagesse pratique va au-delà des limites même de l’argumentation, parce que si
la gestion de la cité devait se contenter des ressources argumentatives,
certains écueils essentiels de la société ne pourraient trouver des solutions
politiquement satisfaisantes. De fait le débat bioéthique se basera sur une
structure beaucoup plus personnaliste, plus substantiel et plus autoréflexif, à
la fois du discours, reconstructif, narratif, interprétatif, pour insérer la
sagesse pratique à partir des convictions bien pensées[13].
Bidossèssi Yannick-Kevin AKPAOKA
BIBLIOGRAPHIE
·
ANDORNO, R, Bioéthique et dignité de la
personne, coll. « Médecine et société », Puf, Paris, 1997.
·
BEAUCHAMP, T & CHILDRESS, J,
Principles of Biomedical Ethics, New York, Oxford University Press, 1979.
·
DAVID, R, et alii, La bioéthique : ses
fondements et ses controverses, Editions du Renouveau Pédagogique,
Incorporated, 1995.
·
ENGELHARDT, T, Les fondements de la
bioéthique, Les Belles Lettres, Paris, 2015.
·
HABERMAS, J, Raison et légitimité,
Payot, Paris, 1984.
·
JEAN-PAUL II, Veritatis Splendor, Mame,
Paris, 1993.
·
KANT, E, Fondement pour la métaphysique
des mœurs, Hatier, Paris, 2007.
·
MARITAIN, J, Christianisme et
Démocratie, Desclée de Brouwer, Paris, 2005.
·
MARZANO PARISOLI, M. M, Penser le
corps, Puf, Paris, 2002.
·
SGRECCIA, E, Manuel de bioéthique. Tome
I, Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame-Edifa, Paris, 2004.
[1] Cf. A. RENAUT, Kant et les kantismes, in Questions
d’éthique contemporaine, sous la direction de L. THIAW-PO-UNE, p. 123-136. Lire
aussi, J. HABERMAS & J. RAWLS, Débat sur la justice politique (1995) trad.
Par. R. ROCHLTIZ, Cerf, Paris, 1997 : La présence du kantisme s’exprime à
travers une large diversité de points de vue, entretenant des relations de
distances pour ne pas dire de conflits. Dans leur débat de 1995-1996, Habermas
prend distance par rapport à Rawls surtout sur la Théorie de la Justice de ce dernier. Même s’il traite son désaccord
de « querelle de famille » parce qu’eux tous, actualisant la pensée
de Kant.
[2] Cf. le postulat de Thomas
HOBBES : ‘‘Auctoritas non veritas, facit
legem’’.
[3] Cf. J. MARITAIN, Christianisme et Démocratie, p.39.
[4] JEAN-PAUL II, Evangelium Vitae, n°70-71.
[5] E. SGRECCIA, Manuel de Bioéthique. T.1 Les fondements et
l’éthique biomédicale, p. 148.
[6] JEAN-PAUL II, Evangelium Vitae, n°74.
[7] Cf. H. T. ENGELHARDT, Les fondements de la bioéthique, p.
134.
[8] E. KANT, Fondement pour la métaphysique des mœurs, p. 65.
[9] M. M. MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p.5.
[10] Cf. BOECE, que Saint Thomas
d’Aquin cite pour fonder ou élaborer sa perspective sur l’homme en le
définissant comme : substance-homme. Nous en avons longtemps parlé dans la
construction de Saint Thomas D’Aquin beaucoup plus haut au 5.1.3.1.2.
[11] Cf. N. DOULALILA, Le corps comme médiation et ouverture de
l’homme au monde chez Merleau-Ponty, in Corps
et Parole, sous la direction de G-S. GAINSI, pp. 75-87.
[12] E. KANT, Fondement pour la métaphysique des mœurs, p.65.
[13] Cf. J. AGOSSOUKPEVI, Morale, éthique et gouvernement de la cite
en contexte du pluraliste, Du
consensus par recoupement de Rawls, à l’éthique de la discussion de Habermas,
p.404.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire