17 décembre 2020

 

Le pluralisme éthique, une chance ou une menace pour la bioéthique ?

 

Aujourd’hui tout ce qui concerne l’humain constitue le centre des interrogations humaines. Et qui parle d’humain, envisage aussi sa survie comme espèce dans l’univers parcellaire. Ainsi tout ce qui peut toucher à sa santé mais aussi à son épanouissement en tant qu’être dans cet univers est une préoccupation de tout temps et de tout espace. Ce qui peut parfois poser problème, est que chaque humain ne possède pas la même conception  d’humanité quand bien même l’essence de la réalité en elle-même reste invariable. Des conceptions peuvent avoir des points d’intercession. Et comme les humains restent les seuls créateurs et faiseurs des lois, une conception consensuelle implicite ou explicite d’ « humanité » peut être fondatrice dans l’ébauche de telle ou telle loi devant régir la vie en société. En témoigne ainsi les diverses variabilités pour cerner la notion d’humanité qui demeure invariable. Si la notion d’humanité reste invariable, comment avoir l’assurance que lors des débats menant à la législation dans le cadre de la survie de l’humain, que les forces en présence sacrifieront au bien dans les prises de décision ? Vu que malgré l’invariabilité de la notion d’humanité, les conceptions peuvent variées à cause de la différence qui peut subsister entre les hommes. La pluralité ou le pluralisme des individus serait-il une menace pour des buts de facilitation de consensus ? Parce qu’en venir à une conception unique de tout ce qui concerne l’humain serait impossible ? Ou faudrait-il conserver pluralisme et même encourager, nécessiter son expertise en vue de mieux se rapprocher ou de découvrir à nouveaux la notion d’humanité qui elle reste invariable surtout lors des questions qui engagent la survie de notre espèce ?

Il est pertinent de reconnaître ici que malgré que certaines situations humaines soient à des intercessions, elles se renouvellent sous de nouveaux jours qui n’étaient ceux antérieurs. Et ceci pourrait justifier le regard neuf dont il faut se revêtir pour aborder de nouvelles situations qui se présentent dans le temps et l’espace. Mais aussi, il faut reconnaître qu’une situation nouvelle après observation doit nécessairement faire appel à un « connu » ou « vu » afin d’enrichir des résultats connus. En bioéthique, science qu’on n’oserait qualifier de nouvelle, se situe à de nombreux croisements de bien d’autres, opère pareille démarche. Ceci pour conserver les arcanes de sa vocation première : celle d’œuvre pour le respect de la dignité de l’humain. Cette vocation fait appel à des connaissances anciennes dans une situation d’espèce nouvelle pourrait paraître être comme avoir de l’a priori, cependant, il faut se rendre compte de la causalité ambiante dans l’univers. Les mêmes causes pourraient être sources de mêmes effets. On pourrait s’être trompé en observant un objet parce que resté loin pour le regarder. Toujours est-il qu’on se rapprocherait de la réalité que cet objet est en allant plus amplement vers lui. Cette allégorie justifie de l’ouverture qu’on devrait avoir en matière de construction du vrai quand bien même certaines réalités restent immuables et résistent encore à l’esprit humain encore en construction. Il ne faudrait se décourager car la nature de la pensée est de sonder même ce qui la dépasse. C’est l’ouverture (construction du vrai, du bien en bioéthique) que nous apportons d’ailleurs dans nos recherches publiées dans l’ouvrage ‘’Bioéthique et Pluralisme éthique, réflexions à partir de Hugo Tristram Englehardt’’ paru aux Editions Edilivre en 2019.

Pour Engelhardt quand il s’agit de débats en bioéthique, il faut battre en brèche tout préconçu. Et l’efficacité du débat en dépendrait. Mais nous pensons qu’il faut être très nuancé à ce sujet vu que la langue dans laquelle se déroule un débat est déjà à elle seule, un a priori. Et on ne pense jamais de nulle part. A croire que la mise à jour du cerveau ne conserve pas les souvenir de son existence, de tout ce qui le fait et l’a fait. Il est vrai qu’avec la distinction des secteurs, Engelhardt fait preuve de neutralité. La position laïque qu’il adopte et qu’il entend défendre est d’ailleurs celui en branle dans nos sociétés actuelles. Pourrait-on baser toutes nos intentions du monde sur une neutralité à tout point de vue ? Alors qu’aucun débat n’est tout à fait neutre.

                Cette prétention de neutralité nous a irrémédiablement livré au relativisme moral, au repli communautaire dans une société éclatée, à la fin de l’universel.  Ce qui fait que dans un contexte pluraliste comme le nôtre, la tentative de construire une philosophie de la médecine pourrait devenir une entreprise utopiste. C’est ce qui manifeste d’ailleurs le doute Hubert Doucet. Y aurait-il un moyen de concilier la morale de vérité absolue chrétienne avec l’éthique contemporaine, pour une éthique biomédicale plus soucieuse du bien véritable de l’homme ?

Position laïque comme source de législation et valeur morale contemporaine

Dans les sociétés démocratiques, toute intervention à caractère sociale semble être dominée par le droit positif qui doit être le fruit d’un consensus social. Et on se demande si l’éthique serait toujours subordonnée au vote démocratique de lois ou si ces dernières ne s’inspireraient pas plutôt de l’éthique. Mais alors, qui définit l’éthique en matière de vie humaine ? La conscience individuelle, le peuple unanime ou l’utilité certaine et exubérante des sciences et de la technique ? Il est important de diagnostiquer de près les rapports enchevêtrés entre les mœurs (c’est-à-dire coutume, ce que tout le monde fait), la morale (ce qu’il est bien de faire) et la loi qui veut légiférer les mœurs en s’en inspirant. C’est un trinôme souvent en heurt. Les mœurs constituent un ensemble de pratiques souvent irréfléchies à chérir et à transmettre au sein d’un groupe social et qui amène parfois à avoir une force normative : tout le monde fait ceci, donc c’est permis et c’est bon. Le constat est tel que, dans les sociétés conformistes contemporaines, les mœurs se trouvent ainsi confrontées avec le droit et la morale. La morale influence ce qu’il est bien de faire. Elle signifie ce que devrait accomplir un être humain pour son épanouissement et son bien véritable et profond, dans le cadre de ses relations avec ses semblables, avec lui-même et son environnement.

Le conflit au cœur du trinôme intervient de nos jours surtout quand les sociétés actuelles veulent codifier les mœurs ou leur assimiler la morale. Est-ce, par exemple, parce que presque tout le monde rencontre des grossesses non désirées et pratique l’avortement qu’il faut donc le légaliser, puis chercher des arguments pour justifier en plus qu’il est moralement bon ? (Les Etats-Unis semblent revenir sur la question de l’arrêt historique Roe c. de 1973, depuis l’avènement-Trump). De fait, à quoi sert la législation ? Elle vise avant tout à assurer la coexistence pacifique des individus d’une société, dans le respect des droits de chacun, particulièrement le droit à la vie, aux différentes libertés civiles, à l’intégrité physique et psychique dans le respect de la dignité de sa personne. Elle établit le cadre d’expression et de jouissance protégée de ces droits, en visant surtout à promouvoir et défendre les valeurs qui servent de fondement à la société et qui lui permettent de survivre, de perdurer et de se construire.

Pour fonder la législation, trois courants se proposent : le courant positiviste (légifération en faveur des mœurs ou de l’opinion public), le courant naturaliste (rattache le droit à la morale), le courant humaniste (complémentarité entre le droit et la morale). Cependant, en matière de bioéthique, il n’y a pas de législation sans un horizon de valeurs morales promouvant le respect de la dignité de l’homme. Ici, la législation doit être encore plus réfléchie, sensée et équilibrée, au service de l’homme d’aujourd’hui et de toujours.

Position religieuse au regard porté sur la démocratie et la bioéthique contemporaine

L’idée de démocratie qui remonte à Rousseau et Montesquieu, repose sur le principe selon lequel la vie politique est organisée de telle sorte que les destinataires ou sociétaires du droit puissent en même temps en être l’auteur. L'État est l'association volontaire de citoyens libres et égaux qui règlent leur vie en commun de façon légitime. Ainsi tout acte conforme au droit est non seulement licite ou légal, mais encore parfois obligatoire, sans considérer que des libertés individuelles pourraient tout aussi ‘‘légitimement’’ s’en émanciper en fonction des convictions qui les meuvent. Le légal, le licite, est-il toujours valable ? Comment les destinataires du droit pourraient-ils en être l’auteur sans consensus ? Le consensus que porte la voix de la majorité reflète-t-il toujours l’aspiration de tous au bien véritable ? En face de situations réclamant des dispositions d’ordre éthique ou moral, doit-on simplement se contenter de voter pour ou contre une loi, si cette dernière piétine des valeurs humaines indiscutables ? La voix de la majorité peut-elle toujours indiquer la voie du bien de tous, dans nos sociétés où les mœurs communes – parfois loin de la morale – ont tendance à réclamer un statut normatif ?

Jürgen Habermas a relevé les impasses de la modernité dans nos sociétés modernes d’aujourd’hui, avec le constat que la raison a cessé d'avoir son siège dans l'histoire, ce dont nos démocraties, soumises aux impératifs des nouveaux pouvoirs économiques et idéologiques, sont malheureusement le théâtre. Pour Habermas la démocratie ne peut se passer de la raison procédurale, de même que d’une autocritique de la raison qu’est l’activité communicationnelle qu’il pose comme condition et origine du droit dans notre société, et qui permet, entre autres, la compréhension intersubjective grâce à laquelle sont définies les normes sociales, les valeurs, rôles nécessaires à toute communauté. C’est dans ce contexte que les questions du droit et de la démocratie prennent toutes leurs mesures. Pour réduire l’écart entre droit et morale, il va falloir, selon Habermas, redéfinir le concept normatif de politique délibérative et réinventer ou refonder un nouveau paradigme procédural du droit dans nos sociétés à bout de souffle. Pour lui, il faut une nouvelle façon de comprendre la démocratie qui tienne compte de la complexité des sociétés présentes et du rôle des médias[1]. Les médias sont, certes, un pouvoir qu'il faut contrôler mais ils permettent aussi la communication simultanée d'une multitude de personnes qui ne se connaissent pas. L'espace politique doit pouvoir intégrer les voix marginales, être réceptif au monde du vécu privé. Pour cela, il ne s'agit pas de s'orienter vers l'intérêt général en citoyen vertueux ni de s'aligner sur le modèle du marché. Les États doivent parvenir à un accord sur la façon dont ils veulent comprendre ce qu'ils ont déclaré en commun être ‘‘les droits de l'homme’’. Toutefois, les droits de l’homme sont-ils les droits de quelques-uns, des plus riches ou des plus nombreux ? Bien plus, suffit-il simplement d’intégrer, par voie procédurale, la voix des marginalisés, dans le souci de combattre toute ‘‘discrimination’’, pour obtenir une démocratie au service de la vie ? La peur nouvelle d’être accusé pour discrimination n’autorise-t-elle pas un nivellement moral par le bas en normalisant l’anormal, quand on tient à satisfaire des soi-disant marginalisés ? De fait, en supprimant progressivement le rapport intrinsèque entre droit et valeur, certaines démocraties, au nom d’un positivisme juridique[2], se développent sans référence à des valeurs fondamentales constitutives de toute société ; ce qui laisse libre cours à des idéologies qui se transforment à leur tour en totalitarisme.

Déjà au début du XXème siècle, Jacques Maritain appelait vivement à intégrer les valeurs chrétiennes à la démocratie. Il ne s’agit pas, disait-il, de trouver un nom nouveau pour la démocratie, mais de découvrir sa véritable essence et de la réaliser. Il s’agit de passer de la démocratie bourgeoise, desséchée par ses hypocrisies et par manque de sève évangélique, à une démocratie humaine ; de la démocratie manquée à la démocratie réelle[3]. A sa suite, dans ‘’Evangelium Vitae’’, Jean-Paul II clarifie que la valeur de la démocratie se maintient ou disparaît en fonction des valeurs qu'elle incarne et promeut : sont certainement fondamentaux et indispensables la dignité de toute personne humaine, le respect de ses droits intangibles et inaliénables, ainsi que la reconnaissance du "bien commun" comme fin et comme critère régulateur de la vie politique[4]. L’éthique biomédicale a plutôt besoin de cette démocratie réelle et humanisée qui mette la science et la technique effectivement au service de l’homme intégral qui, tout en obéissant à la loi civile, ne se trouve nullement dérangé par sa conscience.

Loi civile et conscience individuelle

La loi civile constitue la charte selon laquelle se conduisent les citoyens d’une société. En contexte démocratique, elle est définie par le peuple pour lui-même, à travers l’organe étatique. Toutefois le revers de la démocratie se dénonce lui-même parfois malheureusement dans la manifestation en son sein d’un totalitarisme tacite, de la tyrannie de quelques-uns qui veulent décider du sort de tous les autres. Certes, on ne légifère pas pour les exceptions, celles-ci étant prises en compte par la jurisprudence. Mais, de nos jours parfois, la vérité et la valeur ne se rencontrent-elles pas plutôt auprès des exceptions individuelles ? Quand nous parlons de conscience individuelle, nous parlons du lieu, du moment et du cadre de connaissance et de reconnaissance de la valeur morale d’une action déterminée, valeur morale qui se réfère aux références propres au sujet, surtout quand ces dernières se rapportent à la loi naturelle. Comme le précise ‘’Evangelium Vitae’’ cité précédemment, la loi naturelle est une loi morale objective inscrite dans le cœur de l’homme et doit servir de référence à toute loi civile. Elio Sgreccia définit la loi morale naturelle ‘‘comme un ensemble de principes moraux généraux que la raison naturelle de l’homme trouve spontanément à partir de sa propre façon d’être, de sa propre nature. C’est une loi universelle et immuable, tout comme la nature humaine elle-même.’’[5] Avec cette lumière naturelle, la conscience est en mesure de porter sur tout droit un regard critique.

Thomas d’Aquin avait déjà relevé que le droit ne peut pas couvrir toute la sphère de la morale. C’est pourquoi normalement, la loi ne peut pas être à la base de la morale, mais en reconnaitre les instances. On n’irait pas jusqu’à souhaiter l’existence ou la mise en place d’un État éthique constitutif du bien ou du mal. Toutefois, la loi doit protéger certaines valeurs fondamentales, nécessaires et indispensables pour garantir le bien commun. Et lorsqu’une loi ne protège pas un bien essentiel à la société et au bien commun, cette loi n’est plus une loi, elle doit être refusée et elle peut faire l’objet d’une ‘‘objection de conscience’’. L’objection de conscience est la possibilité de dire ‘‘non’’ à une disposition légale, au nom de sa conscience. Elle est fondée sur la liberté inviolable de la conscience humaine : nul ne doit agir contre sa conscience. À partir donc du moment où certaines lois reconnaissent cette objection – dans le cadre par exemple de l’obligation du service militaire – il n’y a plus de ‘‘désobéissance civile’’ quand quelqu’un recourt à l’objection de conscience pour se soustraire à certaines obligations. Ce qui est acquis dans le monde militaire, doit l’être également dans le monde du corps médical où des médecins ou des patients peuvent rejeter des propositions allant dans le sens de l’avortement, de l’euthanasie ou de la stérilisation, sans rien avoir à craindre. Jean-Paul II insiste là-dessus : « Ceux qui recourent à l'objection de conscience doivent être exempts non seulement de sanctions pénales, mais encore de quelque dommage que ce soit sur le plan légal, disciplinaire, économique ou professionnel. »[6] Au-delà de tout, l’avis de bioéthiciens sur la polémique ne serait être de trop ici dans la résolution du débat.

Critique de bioéthiciens

Est-elle d’inspiration hétéronomique ? La bioéthique risque d’être irrecevable dans des sociétés pluralistes allergiques au dogmatisme, à la prétention universaliste et essentialiste. Est-elle d’inspiration autonomique ? Elle s’aventure alors dans le nihilisme et dans le relativisme moral au gré de solutions procédurales, de la tyrannie du consensus et du vote de la majorité. Mais pour Paul Valadier, ce relativisme ne doit pas être une fatalité. Marie Hélène Parizeau trouve même que c’est ce nihilisme qui motive la constitution nécessaire d’une bioéthique. Au regard de cette absence de fondement ou de théorie morale unificatrice, Tristram Engelhardt tente, pour sa part, de fonder la bioéthique sur deux principes sur lesquels nous reviendrons, celui de l’autonomie et celui de la bienfaisance[7]. Quant à elle, la morale chrétienne associe une vision fondamentalement hétéronomique de l’homme créé à l’image de Dieu et recevant de lui la norme morale, et une morale déontologique, non conséquentialiste, définie par des principes fermes, absolus, universels et intemporels, découlant de leur origine divine. Elle a même introduit, dès le XIIe siècle, une démarche téléologique dans son approche, au nom de la compassion et de la miséricorde de Dieu : la casuistique. Tout cela semble plus ouvert à toutes les tendances, tout en purifiant l’autonomie du danger du relativisme nihiliste. Il s’agit donc, avec l’inspiration chrétienne, tout en restant dans le cadre philosophique et critique sans complaisance, d’une morale déontologique sans absolutisation du ‘‘je’’ émancipé.

Synthèse des approches et Issue du problème

En luttant pour la sauvegarde de la vie humaine naturelle, avec une méthode pluridisciplinaire basée sur l’anthropologie, la bioéthique vise, après tout, comme finalité, l’interpellation adressée à la conscience humaine de traiter l’homme comme un sujet et non comme un objet. Toute investigation bioéthique aboutit à la réaffirmation de la dignité de la personne humaine. Nous le comprenons mieux, en nous rappelant le contexte socio-culturel qui a présidé à la naissance de cette science nouvelle. À partir des années 60, on ne faisait plus confiance absolue au seul médecin détenteur de toute la science sur la santé publique et individuelle. Cela est dû à l’envahissement de la médecine dans les médias ou la médiatisation des avancées en techniques biomédicales, au pluralisme culturel et à la mobilité sociale. De plus, le rapport médecin-patient a grandement changé : le traitement est devenu plus impersonnel et plus fragmentaire ; le patient ne rencontre plus une seule personne qui prend soin de lui, mais il est pris en charge par une équipe pluridisciplinaire de spécialistes, chacun s’intéressant au domaine propre de sa spécialité et se bornant à l’aspect purement scientifique des soins appropriés à une maladie, plutôt que d’entrer en relation avec une personne concrète à soigner. Dans un tel contexte doublé de la revendication excessive des droits de la femme, du recours à la contraception et à l’avortement, le glissement vers la réification du corps humain est tout simple. D’où la finalité de la bioéthique : traiter l’homme tout entier non pas comme un objet, mais comme un sujet. « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »[8].

Le problème du rapport entre corps-objet et corps-sujet est l’un des problèmes principaux qui se posent dès que l’on cherche à réfléchir sur le corps humain, la personne ne pouvant jamais, à la fois, se distinguer entièrement de son être corporel ou s’identifier complètement à lui. Il va falloir dépasser le dualisme platonicien ou même cartésien, et aborder le problème du point de vue phénoménologique. Si la phénoménologie représente un tournant dans la considération philosophique du statut du corps, c’est en tant que cette méthode d’analyse et de description des phénomènes comme la définit Edith STEIN, qui ne cède pas à l’approche dualiste entre l’esprit et le corps. La phénoménologie insiste sur le fait que le corps engage toute la personne. Chacun existe comme corps animé, mais le corps n’est jamais seulement un corps-objet (Körper), c’est-à-dire un corps organique étudié par la science, mais aussi un corps-sujet (Leib), c’est-à-dire un corps physique et propre à chaque personne.

Pour Maria Michela Marzano Parisoli, ce ‘‘qu’il y a d’unique dans un corps humain c’est, en effet, qu’il est l’incarnation d’une personne : il est le lieu où naissent et se manifestent nos désirs, nos sensations et nos émotions ; il est le moyen par lequel nous pouvons démontrer quelle sorte d’êtres moraux nous sommes’’. C’est ainsi que l’on comprend mieux la relation corps-personne. Celle-ci ‘‘peut être qualifiée comme un rapport de possession ontologique : une relation interne et particulière qui signifie que, parmi les conditions qui font que je suis la personne que je suis, il se trouve que je suis constitué de ce corps et non pas d’un autre.’’[9] Dans une telle perspective, en approchant la personne humaine, même pour son bien, on ne saurait la traiter comme un objet manipulable. Il est une ‘‘substance individuelle de nature raisonnable’’[10], et donc un sujet de droits inaliénables dont la défense dépasse le seul cadre de leur expression dans l’individualité. On peut le retrouver aussi chez Merleau-Ponty.

Maurice Merleau-Ponty est l’une des images phénoménologiques qui ont développé après Heidegger, une nouvelle approche du phénomène. Dans la Phénoménologie de la perception, le corps est un a priori. Ce qui signifierait que le corps est « ce par quoi », on réalise la présence au monde. Et aussi ce    par quoi le monde est accessible à l’inspection de l’homme. Un lien s’établit alors entre le monde et le corps-humain. Et il devient derechef, le lieu du ressentir terrestre. Pour Merleau-Ponty, le corps habite le monde. Ainsi c’est sur les manifestations de ce corps qu’il faudrait pencher l’attention afin de lui faire correspondre ce qui lui irait de mieux. La bioéthique alors tout en conseillant de traiter l’homme une fin et non comme un moyen, sacrifie, à cette approche de la phénoménalité de ce corps qui habite le monde.  Car le problème du corps comme médiation et ouverture au monde, a trouvé une esquisse de résolution au niveau, où l’on entend considérer le corps par la perception et le sensible[11].

En définitive, la bioéthique est une science de la vie qui déjà, prend en compte le caractère phénoménologique de l’être humain. Car lorsqu’on s’entend prendre soin du corps, c’est aussi faire allusion que ce corps ne se manifeste que dans un quotidien où il engage toute sa personne. Et quand ce corps en vient à tomber malade, il faut voir là encore, le cadre de sa manifestation. Le corps est condamné à se manifester. C’est son essence d’être.

               

Pour conclure ce parcours de réflexions sur la légitimité de la bioéthique dans un contexte de pluralisme éthique, la maxime kantienne sur la dignité de la personne humaine vient bien à propos : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »[12]. La bioéthique insiste énergiquement sur le fait que la personne humaine ne doit jamais être traitée comme un moyen. Le modèle éthique d’inspiration personnaliste semble le mieux indiqué pour fonder la bioéthique, car il se trouve en conformité avec les Conventions et Déclarations des droits de la personne, telles qu’elles se sont développées au cours des soixante-dix dernières années. Le terme ‘‘personnalisme’’ fut employé pour la première fois, en 1903, par le philosophe Charles Renouvier, dans son ouvrage Le Personnalisme, à la suite de Kant qui défendait l'éminente dignité de la personne humaine. Mais c’est avec Emmanuel Mounier que le statut philosophique du personnalisme se précisa, dans les années 1930, avec la publication du Manifeste au service du personnalisme (1936).

Le personnalisme, à sa genèse, se caractérisait par deux refus : le refus du libéralisme individualiste, relativiste, matérialiste et nihiliste, puis le refus du communisme totalitaire et du fascisme qui tendaient à broyer l’individu dans la machine étatiste, faisant prévaloir la collectivité sur la personne qui devrait avoir la primauté. Or, chaque personne est une liberté engagée dans le monde et parmi les autres hommes, pour incarner des valeurs éternelles dans des situations particulières et temporelles au cœur de relations communautaires qui l’ouvrent sur la transcendance. En effet, la conception personnaliste de l’homme dans ses rapports avec la nature et la société, l’ouvre nécessairement sur ce qui dépasse l’immédiat, le matériel, le rentable, le profit, c’est-à-dire sur ce qui transcende la personne tout en constituant son horizon existentiel. Et c’est précisément là que se joue l’enjeu de la bioéthique. Et ce dont doit prendre conscience nos sociétés actuelles.  La sécularisation qui procure autonomie ne serait pas condamnable mais aurait laissé place au sécularisme idéologique où la fin justifierait les moyens. Nous ne préconisons guère un retour à une éthique hétéronomique. Mais simplement que ce néokantisme qu’on y décèle, se fasse plus humaniste, où la sagesse tragique laisserait place à celle pratique. Celle qui prend en compte chaque histoire humaine et en reconnaît sa juste place et la valeur de la dignité humaine. Qu’entendre ici par sagesse tragique et sagesse pratique. C’est avec Paul Ricœur, dans ‘’Soi-même comme un autre’’, que l’on peut entrer pleinement dans l’intelligibilité de ces termes. En effet, Ricoeur s’ouvre à d’autres perspectives dans la gestion de conflits même quand des questions bioéthiques peuvent être engagées dans le débat démocratique. Pour lui, ni les rationalités argumentatives de John Rawls et de Jürgen Habermas et en dernier lieu, ni la visée de la bienfaisance et de l’autonomie de Tristram Engelhardt, ne sauraient résoudre certaines questions existentielles. Pour cela il s’ouvre à d’autres horizons beaucoup plus concrètes que celles de la spéculation philosophique.

La sagesse pratique va au-delà des limites même de l’argumentation, parce que si la gestion de la cité devait se contenter des ressources argumentatives, certains écueils essentiels de la société ne pourraient trouver des solutions politiquement satisfaisantes. De fait le débat bioéthique se basera sur une structure beaucoup plus personnaliste, plus substantiel et plus autoréflexif, à la fois du discours, reconstructif, narratif, interprétatif, pour insérer la sagesse pratique à partir des convictions bien pensées[13].

Bidossèssi Yannick-Kevin AKPAOKA

 

BIBLIOGRAPHIE

·         ANDORNO, R, Bioéthique et dignité de la personne, coll. « Médecine et société », Puf, Paris, 1997.

·         BEAUCHAMP, T & CHILDRESS, J, Principles of Biomedical Ethics, New York, Oxford University Press, 1979. 

·         DAVID, R, et alii, La bioéthique : ses fondements et ses controverses, Editions du Renouveau Pédagogique, Incorporated, 1995.

·         ENGELHARDT, T, Les fondements de la bioéthique, Les Belles Lettres, Paris, 2015.

·         HABERMAS, J, Raison et légitimité, Payot, Paris, 1984.

·         JEAN-PAUL II, Veritatis Splendor, Mame, Paris, 1993.

·         KANT, E, Fondement pour la métaphysique des mœurs, Hatier, Paris, 2007.

·         MARITAIN, J, Christianisme et Démocratie, Desclée de Brouwer, Paris, 2005.  

·         MARZANO PARISOLI, M. M, Penser le corps, Puf, Paris, 2002.

·         SGRECCIA, E, Manuel de bioéthique. Tome I, Les fondements et l’éthique biomédicale, Mame-Edifa, Paris, 2004.   



[1] Cf. A. RENAUT, Kant et les kantismes, in Questions d’éthique contemporaine, sous la direction de L. THIAW-PO-UNE, p. 123-136. Lire aussi, J. HABERMAS & J. RAWLS, Débat sur la justice politique (1995) trad. Par. R. ROCHLTIZ, Cerf, Paris, 1997 : La présence du kantisme s’exprime à travers une large diversité de points de vue, entretenant des relations de distances pour ne pas dire de conflits. Dans leur débat de 1995-1996, Habermas prend distance par rapport à Rawls surtout sur la Théorie de la Justice de ce dernier. Même s’il traite son désaccord de « querelle de famille » parce qu’eux tous, actualisant la pensée de Kant.

[2] Cf. le postulat de Thomas HOBBES : ‘‘Auctoritas non veritas, facit legem’’.

[3] Cf. J. MARITAIN, Christianisme et Démocratie, p.39.

[4] JEAN-PAUL II, Evangelium Vitae, n°70-71. 

[5] E. SGRECCIA, Manuel de Bioéthique. T.1 Les fondements et l’éthique biomédicale, p. 148.  

[6] JEAN-PAUL II, Evangelium Vitae, n°74. 

[7] Cf. H. T. ENGELHARDT, Les fondements de la bioéthique, p. 134. 

[8] E. KANT, Fondement pour la métaphysique des mœurs, p. 65.

[9] M. M. MARZANO PARISOLI, Penser le corps, p.5. 

[10] Cf. BOECE, que Saint Thomas d’Aquin cite pour fonder ou élaborer sa perspective sur l’homme en le définissant comme : substance-homme. Nous en avons longtemps parlé dans la construction de Saint Thomas D’Aquin beaucoup plus haut au 5.1.3.1.2.

[11] Cf. N. DOULALILA, Le corps comme médiation et ouverture de l’homme au monde chez Merleau-Ponty, in Corps et Parole, sous la direction de G-S. GAINSI, pp. 75-87.

[12] E. KANT, Fondement pour la métaphysique des mœurs, p.65.

[13] Cf. J. AGOSSOUKPEVI, Morale, éthique et gouvernement de la cite en contexte du pluraliste, Du consensus par recoupement de Rawls, à l’éthique de la discussion de Habermas, p.404.

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