01 février 2020
Jean-Paul SARTRE et la vérité
LA PHILOSOPHIE SARTRIENNE DE LA VERITE : UNE LECTURE CRITIQUE DE VERITE ET EXISTENCE
« Tous les hommes peuvent accéder aux vérités philosophiques, s'ils consentent à se servir de leur raison. Quand un homme se met à raisonner, il puise en lui-même les réponses » (J. Gaarder, Le monde de Sophie, p.84.)
Depuis toujours, l’homme n’a cessé de rechercher la vérité. Toutefois, dans cette quête inlassable de la vérité, l’homme est souvent confronté à la difficulté de ne pouvoir atteindre la vérité réelle et absolue. Cette difficulté s’est davantage accrue à notre époque contemporaine du fait du pluralisme raisonnable qui la caractérise et du fait qu’à l’instar de toutes les problématiques fondamentales de la réflexion philosophique, les nouveaux courants de pensée ont induit une remise en cause de la question de la vérité au risque même de faire peser un doute sur la vérité elle-même.En outre, dans la quête de la vérité, il faut savoir d’abord ce que c’est que la vérité en tant que telle.
Notre démarche, ici, est donc celle qui se demande d’abord quelle est la nature profonde de la vérité. Ainsi, tel que le stipule l’intitulé de ce travail, il s’agira pour nous, dans le cadre strict de la philosophie sartrienne et en partant de son ouvrage Vérité et existence, de repenser à nouveaux frais la question de la vérité. De plus, il n’est évidemment pas de notre propos, dans le contexte assez restreint de cette démarche, de procéder à une analyse assez étendue en la matière, mais d’ébaucher brièvement une mise en perspective synthétique de la question de la vérité dans le contexte de la philosophie sartrienne, en exposant d’abord la théorie sartrienne de la vérité puis en faisant une critique de celle-ci.
La théorie sartrienne de la vérité
En pensant la question de la vérité qui se révéla à lui comme une nécessité, Sartre concevra-t-il une théorie ontologique de la vérité selon laquelle la vérité est un dévoilement progressif de l’être-en-soi par le pour-soi qui se produit à travers l’histoire mais qui disparait avec l’homme : « la vérité n’est pas une organisation logique et universelle de « vérités » abstraites : elle est une totalité de l’Être en tant qu’il est manifesté comme un il y a dans l’historialisation de la réalité-humaine ». La vérité apparait donc comme « une hybridation de l’En-soi et du Pour-soi, un ‘’En-soi-pour-soi’’ ; un En-soi-pour-soi, précise-t-il, entendu non pas au sens de la synthèse quasi-métaphysique et inaccessible que constitue la Valeur dans L’Etre et le néant, mais un En-soi-pour-soi effectif et limité dont il faut mettre à jour les ressorts intelligibles ». C’est donc une vérité fondée sur la subjectivité que conçoit Sartre. Il s’agit donc d’une vérité construite suivant un processus donné.
Le processus d’élaboration de la vérité
Comme l’affirme Sartre, « les conditions d’apparition de l’En-soi sont définies par l’En-soi ». Le Pour-soi n’est donc ici que l’éclairement de l’Etre se dévoilant et ce toujours à partir d’un point de vue qui, selon les mots de Sartre, « se définit objectivement en termes mondains » de telle sorte que toute vérité est vécue et réciproquement tout ce qui est vécu manifeste la vérité.
La vérité s’élabore donc dans un processus d’enchevêtrement de l’En-soi et du Pour-soi où l’intuition première se précise et s’affirme au fur et à mesure que les moyens ou fins secondaires s’établissent tout en faisant appel à ce que Sartre nomme la vérité se faisant ou la vérification qui doit être un processus circulaire ou continu. Aussi, l’évidence à laquelle aboutit la vérification, « c’est l’immersion de la fin première abstraite dans ses moyens, ou, ce qui revient au même, la convergenceindubitable de ces moyens vers cette fin ». Par ailleurs, le processus de vérification qui est la réalisation de la fin principale nous conduit à une dialectique de la vérité dans la mesure où la vérification aboutit, soit à une conclusion positive et dans ce cas la forme soudainement constituée dans et par mon opération de vérification n’est plus que cette forme et ne peut plus être défaite puisqu’elle est une « apparition figée de l’Être, autonome, indépendante, une réponse » même si je pourrais indéfiniment réaliser l’opération génératrice, ce qui me rend à la fois créateur et passif ; soit à une conclusion négative et dans le cas échéant il ne reste que « le néant d’une anticipation évanouie qui ne peut se lester d’aucun être ».
En outre, Sartre insiste sur le caractère opératoire du rapport s’établissant entre l’en-soi et le pour-soi, car pour lui, « il n’y a pas de jugements synthétiques a priori parce qu’il n’en est pas besoin, vu qu’il n’y a pas de prééminence ontologique de la connaissance ». Il n’est pas question, chez Sartre, de rendre possible, au sens kantien du terme, le rapport en-soi-pour-soi et d’en établir un a priori transcendantal puisque ce rapport est « fait existentiel toujours déjà en acte et ne consiste en rien d’autre que l’opération par laquelle elle se produit ». Mais puisque, Sartre récuse toute vérité hors opération de vérification, il se révèle alors opportun d’étudier les modalités suivant lesquelles se produit cette opération.
Les modalités du processus d’élaboration de la vérité
Le processus d’élaboration de la vérité s’opère suivant deux modalités majeures à savoir la temporalité intrinsèque de la vérité entendue comme opération et l’inhérence du faux ou de l’erreur à l’opération qui engendre le vrai.
Sartre affirme en effet, que « la vérité est temporalisation de l’Être tel qu’il est en tant que l’absolu-sujet lui confère un dévoilement progressif comme nouvelle dimension d’être ». Autrement dit, la vérité étant un processus opérationnel, il existe un temps propre de ce dernier qui est intrinsèquement constitutif de la vérité. En effet, la marque du travail temporel de la vérité réside dans le fait que dans l’opération de la vérité, la fin initiale se modifie au fur et à mesure qu’elle se réalise ; c’est-à-dire que mon travail de réalisation fait que « la fin se détaille par l’être et réagit en détaillant l’être » et au terme du processus de dévoilement s’unifie à l’être. Aussi Sartre affirmera-t-il, que « la vérité n’est pas vraie si elle n’est pas vécue et faite » ; assertion qu’il soutiendra beaucoup plus tard dans L’Idiot de la famille : « la vérité n’est intelligible qu’au terme d’une longue erreur vagabonde ; administrée d’abord, ce n’est qu’une erreur vraie ».
En outre, dans l’opération de la vérité, Sartre insiste sur le caractère immanent et indissoluble du vrai et du faux (erreur). Il affirme, en effet que « l’erreur est nécessaire à la vérité parce qu’elle rend la vérité possible. Sans la possibilité de l’erreur, la vérité serait nécessaire. Mais elle ne serait plus vérité alors, (…) ». De plus, l’opération de la vérité étant faite sur fond d’anticipation servant de schème directeur de la vision ; vision par laquelle j’engendre l’objet perçu sur un être d’emprunt, rien n’est moins vrai que la vérité puisque, comme Kant percevoir la ligne, ce soit la tirer, je mime la vision de l’objet. Plus radicalement, on pourrait confondre le moment où l’être vrai se dévoile réellement à une anticipation parfaitement réussie où les fins secondaires (faux-êtres) s’accordent avec le faux-être de la fin initiale. Toutefois, Sartre ne manquera pas de souligner le caractère incessant de la vérification qui permet d’atteindre la vérité. Car, affirme-t-il, « une même construction peut être erreur dans certaines perspectives et pur moment de vérification en cours selon certaines autres. Erreur pour ceux qui l’adoptent sans aller plus loin, (…), vérification pour ceux qui cherchent à aller plus loin ». En définitive, il est à retenir que la vérité ne réside nulle part ailleurs que dans l’opération qui la génère. Cela revient à dire « qu’elle est son temps propre, qu’elle n’est soumise à aucune idéalité préalable, qu’elle n’est promise à aucune synthèse finale (de type hégélien) ; qu’aucune fausseté, corrélativement, n’est purement fausse ». Autrement dit, « il n’y a plus rien, en fait de vérité, que la mobilité d’une vérification perpétuellement remaniée où se réinvente le rapport du vrai et du faux ». Par ailleurs, le sujet peut choisir de suspendre la vérification. Ceci pose donc le problème de la liberté du sujet dans le processus d’élaboration de la vérité.
La liberté humaine : fondement de la vérité
« Comme la vérité est illumination par un acte et que l’acte est choix, je dois décider la vérité, la vouloir, donc je peux ne pas la vouloir ». Cette affirmation de Sartre montre combien la vérité ne vient au jour que par la liberté du sujet connaissant. Dit autrement, « la vérité, et non pas simplement sa découverte ou sa connaissance, est faite entièrement par nous, n’existe que par et pour nous, et est par conséquent une production complètement humaine ». Plus précisément, la vérité en tant qu’opération s’inscrit dans un projet libre du sujet qui peut s’abstenir de le faire. Ceci fera donc dire à Sartre que « le fondement de la vérité est la liberté ». En effet, comme expliqué par Sartre, tout dévoilement d’être résulte d’un projet tout comme tout projet est un dévoilement ; projet comme choix volontaire du sujet et non contemplation passive. C’est dire donc qu’il ne peut y avoir de connaissance sans liberté.
En outre, selon Sartre, la possibilité de renoncer au dévoilement de l’être est inhérente à l’acte même par lequel il y a anticipation sur le dévoilement. Dans le cas contraire, le dévoilement deviendrait une pure nécessité et du coup ne serait plus une connaissance (vérité) d’autant plus que dans la perspective existentialiste sartrienne tout don divin de vérité est à exclure. Par ailleurs, Sartre rappelle qu’autant la vérité suppose la liberté, autant la liberté suppose la vérité. En effet, la vérité appelle la liberté humaine à assumer ses responsabilités vis-à-vis d’elle d’autant plus que le sujet ne peut seulement que décider de ne pas découvrir la vérité qui vient à l’Être par sa liberté mais ne pourrait faire qu’il n’y ait une vérité surgie sur l’Être en même temps que lui. Toutefois, étant donné que, selon Sartre, l’homme est condamné à être libre ; liberté qui appelle sa responsabilité, paradoxalement, il se refuse à cette liberté et alors tente de cacher cette présence à soi afin de se dérober à sa propre responsabilité et ainsi se montre hostile à l’avènement de la vérité.
Les attitudes hostiles à la vérité : ignorance et erreur
La vérité ayant pour fondement la liberté du sujet connaissant, celui-ci peut ou non la vouloir. Ce refus de la vérité, attitude hostile à celle-ci, est en fait un refus de la compromission synthétique en-soi-pour-soi, une volonté de maintenir une séparation étanche entre l’En-soi et le Pour-soi. Celle-ci est nommée ‘’ignorance’’ par Sartre entendue comme une action visant à empêcher ou à dissimuler un aspect de la vérité ; c’est-à-dire refuser de dévoiler ce qui ne l’est pas, de décider, à propos d’une région de l’Être, de ne pas révéler l’Être ou de ne chercher à ne voir que l’En-soi ou le Pour-soi . Plus précisément, il s’agit dans le projet d’ignorance ou ignorance voulue, d’une part, de se cacher sous la bannière des significations afin de contester la brutalité matérielle de l’Ensoi ; c’est-à-dire son surgissement dans le monde, et d’autre part, de se dissimuler dans l’infraêtre d’une prolifération de phénomènes amorphes et opaques pour se dérober au Pour-soi ; c’est-à-dire à sa facticité. Dit autrement, comme l’affirme Sartre, « l’ignorance suppose trois appréhensions combinées : peur de l’en-soi dévoilé, peur du pour-soi dévoilant et peur de la relation du pour-soi dévoilant à l’en-soi dévoilé ». Par ailleurs, il est à rappeler dans ce projet que l’on passe prestement du refus de l’En-soi au refus du Pour-soi sans jamais les mettre en relation tout en usant plusieurs dimensions de la conscience à savoir la distraction (s’occuper assez autrement pour se soustraire à la vérité) , l’abstraction (adopter une sorte de vague métaphysique de la finitude en considérant la vérité, dans une pure relation d’extériorité indifférente, comme une fatalité, un coup du destin) et la subjectivation (nier la possibilité d’existence de la vérité en la considérant, par exemple, comme fruit de son tempérament exagérément inquiet, afin de ne pas lui conférer une réalité). En plus de ces modes de comportements négatifs vis-à-vis de la vérité, nous pouvons ajouter l’innocence comme choix de ne pas être responsable du monde ; la contemplation passive d’une vérité déjà constituée avant nous ou vérité donnée et où le rapport vérité-liberté-action de dévoilement est rompu ; le savoir abstrait où la valeur révélante fondamentale de l’intuition est récusée par des raisonnements ou discours externes à la conscience. Il est donc plus qu’évident que le projet d’ignorance est une négation de la vérité, un refus d’être libre, une peur de l’Être. En outre, comme le souligne Sartre, le projet d’ignorance est dans une certaine mesure un mode de connaissance puisque la volonté d’ignorer l’être suppose que ce dernier est connaissable. D’où ce que Sartre appellera les ignorances nécessaires ou intrinsèques au déploiement de tout projet de dévoilement ou vérité. En effet, l’ignorance est d’une part le point de départ de tout projet de dévoilement (vérité) et d’autre part toute vérité est toujours bordée par l’ignorance. L’ignorance est conc constitutive à la vérité, constituant l’humus, la condition et le milieu d’où la vérité tire son origine et qui en elle se trouve dépassée comme sa temporalisation ; mais aussi sa finitude, sa force d’ombre et non comme obstacle rédhibitoire à son exercice puisqu’elle se temporalisera et passera de son statut d’ignorance à celui de connaissance.
Par ailleurs, au nombre des attitudes hostiles, Sartre évoquera aussi l’erreur entendue ici, non pas comme ce qui rend la vérité possible, mais comme arrêt du processus de vérification au bout duquel la vérité surgit, instant prolongé, passivité se faisant conditionner du dehors. Ainsi donc, entrainant une certaine passivité, l’erreur nie la liberté humaine qui constitue l’essence même de l’homme et le fondement de la vérité et par conséquent détruit la vérité. L’erreur comme attitude hostile à la vérité entraine donc sa ‘’mort’’ d’autant plus qu’elle n’est plus vécue comme opération. Cependant, étant donné que le surgissement de la vérité coïncide avec celui de la réalité humaine et de l’histoire et du moment où les individus entretiennent des rapports mutuels ce qui fait que chacun est en rapport avec la vérité des autres, alors se pose la question du rôle de la vérité dans l’intersubjectivité des existants surtout pour l’époque contemporaine gagnée par un certain individualisme.
Le rôle de la vérité dans l’intersubjectivité des existants
Selon Sartre, pour que la vérité soit véritablement telle, il faut que le projet de dévoilement aboutisse à un don pour l’autre. En effet, on ne voit et ne juge que pour l’autre ou à partir de ce que l’autre a vu ; vue et jugement s'enchevêtrant évidemment bien que se distiguant. Ce qui revient à dire que la vérité comprend l'intersubjectivité. La vérité se situe donc dans un incessant don réciproque de processus de vérification. Cela voudrait donc signifier que la vérité est à la fois dévoilement et don à l'autre, don qui l’éclaire, mais selon sa subjectivité propre, les circonstances historiques, etc., toutes choses dont je ne suis pas garant ; elle aura des conséquences que je ne pourrai pas contrôler. Dit autrement, ma vérité sera englobée et périmée par la vérité future.
Par ailleurs, il se pose la question de savoir comment se ferait ce don, cette transmission de la vérité. Aussi, pour résoudre ce questionnement, Sartre affirme qu’il s’agira d’inviter l’autre à voir ma vision personnelle tout en la dépassant afin d’en faire sa vision personnelle. Et puisque, l’autre voit ma vision à travers un autre système de vérité, ma vérité devient en fait limitée de l’extérieur et du coup n’est plus que ma vérité bien que la présence des autres n’ajoute rien à ma vision. En définitive, il parait bien évident que Sartre s’est occupé à construire une théorie ontologique de la vérité car comme il l’affirme « vouloir la vérité (…), c’est préférer l’Être à tout ».
Ceci implique donc une certaine volonté du sujet faisant par conséquent appel à une certaine morale. Sartre affirme, en effet, qu’il n’y a pas « une vérité de la conscience (de) soi mais une morale, en ce sens qu’elle est choix et existence qui se donne des règles dans et par son existence pour exister ». La vérité entendue comme projet vérifiant, donc choix de poursuivre indéfiniment la vérification, selon Sartre, « suppose nécessairement un goût d’être » ; goût ne cherchant à rien dissimuler ou éviter. Aussi, ce projet dévoilant rend l’homme responsable du monde puisque celuici est tiré de la nuit de l’être et acquiert une nouvelle dimension par l’acte de dévoilement de l’homme qui n’existe que pour cela ; acte de dévoilement qui lui procure jouissance qui est précisément une « irritante et voluptueuse proximité sans distance du Pour-soi à ce qui n’est pas soi». C’est justement pour cela que Sartre invite à « aimer le vrai » même le plus gênant, de « préférer l’Être à tout, même sous une forme catastrophique, simplement parce qu’il est ». En effet, il est absurde de vouloir ignorer la vérité qui se retrouve intrinsèquement liée à tous nos projets quels qu’ils soient en ce sens que tôt ou tard la réalité s’imposerait à nous: « on ne saurait se soustraire à la force et à la lumière de la vérité, même s’il arrive que la vérité reste occultée à ceux qui mènent leur vie dans la dissimulation ». La théorie sartrienne de la vérité implique donc une éthique individuelle ; éthique comme conformité de l’action du sujet à sa propre vision des choses et où le seul devoir est d’aller jusqu’au bout de soi-même. Ainsi, se justifie, comme l’affirme Sartre, la formule à « chacun sa vérité (...) car chacun se définit par la vérité qu’il dévoile » ; formule motivant dans une certaine le relativisme contemporain.
Approche critique de la théorie sartrienne de la vérité
La théorie sartrienne de la vérité peut être qualifiée d’« épistémologie de la face d’ombre ». Car Sartre ne fait pas une description précise de ce qu’est la vérité ni ne donne aucun aperçu de ce en quoi consiste le processus de vérification ; ou du moins, le fait-il par négation quand il expose avec beaucoup d’extension les comportements négatifs vis-à-vis de la vérité notamment l’ignorance. Par ailleurs, étant donné que Sartre conçoit la vérité comme opération, l’épreuve rationnelle de la vérité s’identifie donc pour lui à la rencontre du réel dans la praxis. Dit autrement, c’est à une sorte de pragmatisme de la vérité que nous mène la théorie sartrienne de la vérité. Dans de telle condition, il n’existerait pas de vérités absolues sur lesquelles l’homme fonderait son existence et donc se choisirait un horizon de sens qui l’arrangerait même si cet horizon est préjudiciable pour autrui qui, pour Sartre, est un objet dans la mesure où ce dernier « fait partie de l’en-soi, c’est-à-dire fait partie de ce donné de fait, brut, contre lequel nous venons nous heurter ». Ceci se justifie davantage en ce sens que la liberté sur laquelle se fonde la vérité selon Sartre, n’a, d’après lui, de limite qu’elle-même et est créatrice de valeurs. En ce sens « la fidélité envers soi-même et envers l’idéal librement choisi est la seule loi » de l’homme. En d’autres termes, pour Sartre, « ce qui importe c’est seulement l’engagement, quel qu’il soit, à condition qu’il soit sincère, assumé en pleine liberté de conscience. Dans ce cas, il n’existe aucun principe ou critère [vérité] universel en fonction duquel on peut apprécier le degré de moralité de nos actes. Au fond, soutient Sartre, toutes les activités humaines sont équivalentes ». Ainsi donc, puisqu’il n’y a pas de vérités absolues et par conséquent de « lois morales universelles et obligatoires, ni de valeurs qui ne soient créées par le choix de l’individu, alors Sartre prône ostensiblement une doctrine de l’individualisme atomique ». Aussi faudra-t-il, contre Sartre, soutenir qu’être libre, signifie savoir se rendre, se soumettre soi-même à la vérité et non soumettre la vérité à soi-même, a ses propres velléités, à ses propres intérêts, à sa propre situation ; condition pour que l’homme puisse atteindre la vérité absolue et qui lui procurera la jouissance.
De plus, bien qu’il reconnaisse l’existence d’une vérité universelle, Sartre pense qu’elle ne peut être communiquée mais plutôt être l’objet d’une invitation. Il affirme, en effet, que « la vérité universelle est un pur énoncé abstrait, c’est-à-dire le pur index d’une possibilité permanente et valable pour tous de réaliser librement un certain dévoilement ». Mais, étant donné que nous avons chacun une histoire personnelle différente de celle des autres, le dévoilement qui, pour Sartre, est vrai dans un sens absolu, ne peut alors être le même pour tous même s’il porte sur le même objet. Ceci étant, nous nous retrouvons dans une situation de pluralisme du vrai ; situation qui ne favoriserait nullement le vivre ensemble suivant un horizon commun. Aussi, serait-il important d’examiner ce critère de la vérité posé par Sartre afin d’en juger la validité. Sartre affirme, en effet, sur la question du critère de la vérité qu’il n’y a « aucun doute là-dessus : c’est l’Être comme présence » ; présence qui signifie la vision directe, individuelle et absolue de l’être dévoilé dans la mesure où « tout part de la vue et aboutit à la vue (intuition) » mais, cette expérience personnelle n’est nullement « un épiphénomène non révélateur et purement subjectif » d’autant plus que le dévoilement s’opère par le sujet inséré dans un monde et « en rapport avec un certain horizon de valeurs, de fins et de significations ». Cependant, étant donné que le dévoilement se fait à partir de la vision du sujet, il se pose alors la difficulté de distinguer ce qui relève du subjectif c’est-à-dire appartenant à la vision elle-même, de ce qui est objectif c’est-à-dire relevant de l’être lui-même. Dit autrement, notre vison étant affectée par la relativité de notre regard sur le monde et vu l’opacité de notre parler du monde, ce qui provient de notre opération de dévoilement parait alors assez subjectif même si ceci pourrait révéler l’être en lui-même. Mais malgré cette grande part de subjectivité qui se laisse entrevoir dans le processus de dévoilement, cette question semble ne pas être essentielle pour Sartre. Par conséquent, la théorie sartrienne de la vérité se présente tantôt comme un réalisme absolu (l’objet est là et attend son dévoilement par le sujet), tantôt comme un intuitionnisme absolu (l’objet est vu directement et immédiatement par le sujet) et tantôt comme un subjectivisme absolu (l’objet se confond à l’intuition personnelle du sujet c’est-à-dire à sa conscience). En outre, il ne serait pas inutile de se demander ce qui advient de l’opposition radicale qui caractérise les rapports de l’en-soi et du pour-soi telle que développée dans l’ontologie sartrienne puisque Sartre définit la vérité en terme d’en-soi-pour-soi, c’est-à-dire comme une hybridation, une compromission synthétique entre l’en-soi et le pour soi. Une telle problématique nous ramène à la question de la teneur opératoire de cette hybridation suivant laquelle l’en-soi et le pour-soi sont mis en rapport par Sartre dans le processus opératoire de la vérité. Et en essayant d’y répondre on se rend compte que la vérité, comme toute synthèse dans la perspective sartrienne, est une qualité absolue du rapport entre l’en-soi et le pour-soi mais fragile et nécessitant une incessante réinvention et n’est telle que dans la variation de l’équilibre entre ce qui est (être) et ce qui n’est pas (néant) et dans l’invention des cohérences où se décide perpétuellement de ces derniers. C’est dire donc, comme l’affirme Jaspers, que « l’unicité et la pluralité de la vérité s’accordent vers la Vérité, totale et définitive, qui reste impossible à atteindre ».
Par ailleurs, puisque la vérité revêt un sens ontique, il faudra, dans un dépassement de la perspective sartrienne, éduquer l’homme à un juste exercice de sa liberté ayant son fondement dans la Vérité (Dieu) et ce pour son plein épanouissement et son accomplissement. Il s’agira, en effet, d’apprendre à l’homme, dans l’exercice de sa liberté responsable, « non seulement à servir la vérité, mais à la servir en vérité », de le conduire « dans une expérience personnelle de la joie de la découverte, de la révélation, du bonheur, de la beauté, de la vérité qui se cache et se dévoile ». Car l’essence de la vérité n'est atteinte qu’au terme d’un processus qui se révèle être l’essence de l’éducation par le fait qu’il conduit l’étant hors des chaines de la caverne sur les chemins de l’existence vers l’horizon libre de la vérité. Et comme le souligne Nietzsche, « la « vérité », la recherche de la vérité, ce sont là choses délicates ; et si l’homme s’y prend d’une façon humaine, trop humaine (…), je parie qu’il ne trouvera rien ». Au terme, il faut soutenir que l’homme n’est pas la source de la vérité, mais il la découvre en lui-même et doit s’ouvrir à celle-ci et l’accueillir.
K. Michaël Lionel AKUESON
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire